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Quand la Commission européenne déguise des lobbyistes du secteur financier en experts

À Washington, le lobby financier n'a pas lésiné à la dépense pour que soient adoptées des règles permettant de faire sauter la banque.Différence notable: à Bruxelles, pour arriver au même résultat les lobbyistes sont payés par la Commission européenne...

Après quelques décennies de déréglementation à perdre haleine, la plus grave crise depuis les années 30 a laissé les principaux acteurs dans un grand embarras. Les grands établissements financiers de Lehman Brothers à AIG en passant par Northern Rock et Hypo Real Estate ont semé une telle dévastation que c'est le secteur financier dans son ensemble qui a coulé à pic. Ceux qui dans un passé proche passaient pour des héros de la finance sont désormais stigmatisés comme des spéculateurs sans scrupules et l'heure des procès approche. Une question brûlante est posée toujours et encore: qui est responsable de cette crise?

Parmi les suspects sérieux, il y a le lobby financier de Washington qui a pavé la voie de la déréglementation ayant conduit à la crise. Il y a eu beaucoup d'argent sur la table pour que les règles instaurées permettent de jouer très gros.

En Europe, il est impossible d'ignorer le rôle du lobby de la finance à Bruxelles. Et il n'y a pas besoin de creuser très profond pour prouver que les établissements financiers s'y sont vu accorder des privilèges d'un genre inaccessible même à leurs homologues américains. Aucune difficulté pour accéder aux décideurs. La porte avait été laissée grande ouverte depuis des années, et pour parler net la Commission européenne ne manque jamais d'inviter chaleureusement le secteur financier à la table quand des décisions politiques doivent être prises. Et malgré le désastre financier, la crise économique et le profond embarras des grandes banques dû à leurs erreurs, rien n'indique à ce stade que cet état de fait va changer.

Des milliards dépensés aux États-unis pour peser sur les décisions

Aux États-unis, on sait à peu près bien quelles dérives ont permis que des produits d'investissement aussi calamiteux fussent créés. En février 2009, le groupe de recherche américain Wall Street Watch a publié un rapport intitulé «Liquidation: Comment Wall Street et Washington ont trahi l'Amérique» qui établit une corrélation directe entre la crise et le lobbying financier à Washington [1]

Les auteurs détaillent 12 batailles politiques au cours desquelles le lobby financier est parvenu à créer des règles applicables à la communauté financière qui depuis ont conduit au crash des marchés. Par exemple: des règles comptables ont été adoptées permettant de ne pas faire figurer les mauvais placements dans les comptes officiels; d'autres règles ont permis aux banques de s'auto-réguler dans des domaines cruciaux; la distinction entre banques d'affaire et d'investissement a été abolie ce qui a permis de jouer plus facilement avec l'épargne des gens ordinaires.

Une des explications à ces «succès» politiques est à chercher dans les sommes dépensées en lobbying. En 2007, les grands établissements financiers américains employaient juste un peu moins de 3000 lobbyistes et au cours de la dernière décennie ils ont dépensé environ 3,4 milliards de dollars pour influencer des élus à Washington. Si on ajoute la contribution de ces sociétés à la campagne d'Obama, ce chiffre atteint 5,1 milliards de dollars.

Et en Europe? Combien l'industrie de la finance a-t-elle dépensé en lobbying auprès de la Commission, des ministres et du parlement dans la capitale de l'UE? Et bien c'est difficile à savoir. Comparées aux règles américaines sur la transparence et au registre des lobbyistes à Washington, les règles européennes dans ce domaine font pâle figure. En effet, dans l'UE, l'inscription au «registre des porteurs d'intérêt» se fait sur la base du volontariat et la plupart des firmes financières ont d'ailleurs fait le choix de ne pas même y inscrire le volume insignifiant d'informations requis. Cerise sur le gâteau, les règles sont suffisamment mal faites pour permettre à un éléphant de passer inaperçu dans un magasin de porcelaine. Ainsi, si on consulte le registre, on apprendra juste que la Fédération européenne des banques (EBF), l'un des principaux lobbies du secteur bancaire, «dépense plus d'un million d'euros» par an en lobbying. Impossible donc de savoir sur la base du registre si la somme s'élève à 10, 50 ou seulement 1,1 million ni à quoi elle est utilisée...

Le Commissaire McCreevy et le lobby financier

Il est donc beaucoup moins facile de faire des recherches sur la crise financière et le lobbying de ce côté-ci de l'Atlantique. Mais les pistes ne manquent pas cependant, pas plus que les pistolets encore fumants, et tout récemment un témoin clé est apparu au centre de la scène. Et pas n'importe qui puisqu'il s'agit du Commissaire européen responsable du secteur financier.

L'Irlandais Charlie McCreevy, Commissaire en charge du marché intérieur et des services a la réputation de faire partie des néo-libéraux les plus acharnés de la Commission et s'est toujours fait l'apôtre et le partisan sans réserve de la libre circulation des capitaux, affichant son hostilité à toutes entraves sérieuses mises au secteur financier. Il n'a eu de cesse de proclamer que la libéralisation financière était la voie conduisant à la croissance et à la prospérité. Pour McCreevy, la stabilité financière n'a jamais été une grande préoccupation.

On ne s'étonnera donc pas qu'il soit devenu la cible des socialistes européens après son refus récent de suivre une recommandation du parlement européen d'introduire des règles plus strictes pour les fonds d'investissement, et notamment spéculatifs (hedge funds). «Trop c'est trop, ont déclaré trois leaders socio-démocrates, le comportement du Commissaire McGreevy démontre une absence totale de respect pour le parlement européen et semble plus correspondre à celui d'un lobbyiste rémunéré par l'industrie de la finance qu'un Commissaire européen». Leur déclaration était titrée: «Même McGreevy doit respecter le parlement européen» [2]

Dans ce contexte, les déclaration récentes du Commissaire irlandais au sujet des liens entre le lobby de la finance et la crise actuelle sont assez étonnantes. Lors d'une conférence à Dublin en février 2009, il a déclaré: «Il ne faudrait pas que nous soyons captifs des plus gros budgets de lobbying ou des lobbyistes les plus persuasifs: sachons nous rappeler que pour beaucoup, ce sont les mêmes lobbyistes qui sont parvenus dans le passé à convaincre les législateurs d'introduire des clauses et des dispositions qui ont largement contribué au laxisme et aux excès massifs ayant créé les riques systémiques. C'est le contribuable qui aujourd'hui doit en payer la facture. [3]

La Commission en général et McCreevy en particulier ont toujours garanti l'organisation de consultations approfondies avec le lobby financier avant que ne soit adopté le moindre petit bout de législation sur les questions financières. À toutes les étapes du processus de décision sur la régulation financière - dans lequel c'est la Commission qui joue le premier rôle - , celle-ci a invité les plus grandes firmes et les associations commerciales de l'industrie financières à peser sur les politiques suivies par le biais de groupes consultatifs spéciaux. Ces «groupes d'experts» étaient composés de représentants de grandes banques, de géants de l'assurance et du monde interlope des entreprises financières plus spécifiques. Ce mode d'influence est étonnamment bon marché: tous les divers frais de voyage et de séjour sont assumés en de nombreuses circonstances par la Commission.

En principe, les groupes d'experts, une sorte d'instance consultative mise sur pied par la Commission, devraient formellement fournir à celle-ci un savoir neutre. En réalité, leur rôle est très politique et ils sont actifs tant dans le développement de grands plans que de petites mesures. En 1998 quand la Commission soumit une proposition de plan à long terme pour le secteur des services financiers, comprenant pas moins de 42 initiatives distinctes, cela ne se fit pas sans consultation approfondie avec le lobby financier. Et lors de la révision de ce plan à mi-parcours en 2004 - connu sous le nom de Financial Services Action Plan - les groupes d'experts furent invités à préparer des rapports sur les quatre axes principaux, notamment le secteur bancaire.

Le groupe d'experts sur le secteur bancaire était composé de 22 personnes émanant des banques et d'associations commerciales industrielles et d'un seul représentant d'une association de consommateurs britannique [4] .

Sans surprise, le rapport contenait une série de demandes visant à accélérer la libéralisation - et un appel à ce que la Commission maintienne le contact avec le secteur financier privé. On n'y trouvait aucune considération tangible sur des mesures permettant d'assurer la stabilité du système financier. Son contenu était plus que prévisible.

En amont même du processus législatif

Le même processus s'applique à de simples mesures et réglements qui n'arrivent ni au Conseil ni au parlement européen avant que les institutions financières, les banques, les compagnies d'assurances et d'investissement aient eu l'occasion de présenter des proposition détaillées.

Il y a de quoi être extrêmement reconnaissant car c'est un privilège particulièrement grand dans l'Union européenne que de pouvoir influencer une proposition de loi que seule la Commission européenne a le privilège de pouvoir introduire. Et considéré la complexité du processus politique qui suit cet acte inaugural, les premiers mots écrits sont bien difficiles à changer. Car si d'aventure quiconque au Conseil ou au parlement attend de la Commission un autre genre de proposition, il est bien difficile, voire impossible de l'obtenir. En général, la seule façon de s'y prendre est de rejeter la proposition dans son ensemble. Espérer que la Commission rédige une nouvelle et différente proposition relève le plus souvent de la naïveté.

La composition des groupes d'experts qui font des propositions concrètes à la Commission en matière législative a été tenue secrète pendant des décennies. Ce n'est que récemment que la Commission a commencé à publier des noms dans un nouveau registre [5] . Une analyse rapide de ces groupes dans le domaine financier donne une image assez claire. Pour les groupes qui ne sont pas majoritairement composés de représentants des États membres, les experts indépendants et les syndicalistes ou représentants associatifs sont rares et clairsemés. Quelques chiffres: sur les 14 groupes entrant dans cette catégorie, environ 80% des «experts» appartiennent au secteur privé, en majorité les grandes entreprises de la finance. Dans 12 cas sur 14, la majorité des experts viennent du monde des affaires et 7 de ces groupes sont exclusivement composés de représentants du secteur privé de la finance.

Prenons un exemple significatif: le groupe d'experts sur la «titrisation». Il est significatif parce que la crise financière actuelle a commencé avec l'effondrement du marché des titres basés sur des crédits hypothécaires américains spéculatifs, plus connus sous le nom de «prêts subprimes». Ces prêts ont été vendus sur le marché américain et à l'étranger sous la forme de titres et de nombreuses banques européennes se sont jetées dessus avec beaucoup d'appétit. Ce qui par la suite a été à l'origine pour elles et leurs clients de pertes énormes. Il est donc intéressant de se demander qui a influencé la législation européenne et qui étaient les experts de la Commission en ce domaine. Le groupe d'experts qui répond le mieux à ce critère est l'European Securities Markets Experts Group (ESME) et il n'y a aucune surprise dans sa composition qui révèle 21 personnes toutes employées par le secteur privé de la finance ou par des agences de conseil travaillant pour le secteur financier [6] . Au cours des dernières années, le groupe a remis des «avis d'experts» à la Commission qu'on aurait du mal à distinguer des déclarations politiques de l'industrie financière.

Du début à la fin du processus

Parfois, la Commission se contente de privatiser le processus politique en accordant le statut de groupe d'experts à une organisation privée liée au monde des affaires.

Ce fut le cas avec les normes comptables, la Commission recrutant une association commerciale du secteur privé, l'European Financial Reporting Group (EFRAG) pour travailler sous le statut de groupe d'experts. EFRAG compte parmi ses membres la fédération patronale européenne BusinessEurope [7] et la Fédération européenne des banques. La question des normes comptables peut sembler un sujet aussi technique qu'ennuyeux, mais elle a occupé le devant de la scène depuis le scandale Enron aux États-unis qui conduisit à la faillite de la plus grande compagnie d'électricité de Californie. Une faillite qui dans une certaine mesure était due à des normes comptables pour le moins flexibles.

Non seulement la Commission européenne autorise le secteur de la finance privée à influencer tant les lois cadres que les mesures isolées, mais elle l'invite également à participer au processus d'application des lois. Une fois qu'une directive a été adoptée, de nouveaux groupes d'experts entrent en scène. En principe les nouvelles directives doivent être transposées dans les droits nationaux. Cela peut paraître à première vue un exercice purement technique, mais c'est en fait un processus profondément politique. Les lois européennes sont rarement très claires, en dernière analyse parce qu'elles résultent de compromis politiques. Il peut y avoir des interprétations strictes comme laxistes et en conséquence leur application peut varier d'un État membre à l'autre. Depuis 2002 cependant, nombre de comités et de groupes ont reçu mission d'assurer l'uniformité de l'application et de l'interprétation d'une mesure législative particulière. Au-cours de ce processus, une nouvelle brochette de groupes d'experts est consultée qui présentent les mêmes caractéristiques prévisibles qu'aux autres niveaux, c'est à dire qu'ils sont totalement dominées par les représentants de l'industrie [8] .

Le retour de McCreevy

La façon dont la Commission use des experts et particulièrement sa manière de les recruter est en contradiction flagrante avec ses propres règles. D'après celles concernant le recours à l'expertise, la Commission est dans l'obligation de réunir «une diversité de points de vue» et d'opinions [9] .On est très loin de la pratique effective. Mais dans la mesure où ce n'est que tout récemment que les détails de la composition des groupes d'experts sont connus (malgré des décennies de pressions politiques), il n'est pas si surprenant que rien n'est été fait jusqu'ici pour obliger la Commission à se conformer aux règles en vigueur.

La crise financière n'est pas le pire des moments pour commencer à construire la force requise pour changer ce système d'expertise. Et si on prend le Commissaire au mot, ce changement est pour demain. En janvier 2009, il a déclaré dans une conférence qu'il devenait nécessaire de reconsidérer le fonctionnement des groupes d'experts: «J'ai appris que tous les groupes consultatifs devraient pouvoir prendre un peu de distance, disons c'est merveilleux ce que dit l'industrie mais nous devrions être nous-mêmes un peu plus objectifs.» Et d'ajouter: «le fait qu'un consensus - parmi les parties prenantes - ait été atteint ne veut pas dire que nous devons tout mettre en application» [10] . Mais compte tenu de la réputation de Mc Greevy, on peut se demander si cette position est autre chose que des mots creux. Rien n'indique que la Commission ait l'intention de profiter de ce tout nouveau scepticisme à l'égard du lobby financier pour prendre la moindre mesure concrète pour limiter cette forme particulière de lobbying d'entreprise. .

Une question de confiance

Lorsque la crise est devenue aiguë en septembre 2008, le secteur financier a été humilié. Les géants de la finance ont été mis à genou et aux États-unis comme en Europe de grandes banques ont dû mendier à la porte des ministères des Finances. Les divers gouvernements de l'UE ont voué aux gémonies un secteur financier irresponsable promettant des changements de comportement fondamentaux vis à vis des banques et des fonds d'investissement.

Mais dans quelle mesure des changements sont-ils en cours? Qui va dessiner le nouveau système financier et dans quelle mesure sera-t-il nouveau?

Au moment où McCreevy faisait sa déclaration, un groupe d'experts de haut niveau était mis sur pied par la Commission et le Conseil afin de recueillir des propositions de réforme du système financier. Un groupe à l'influence certaine puisque la Commission s'était pratiquement engagée à l'avance à endosser ses propositions quelles qu'elles soient. Le groupe, surnommé «Groupe Larosière» du nom du Français le présidant était composé de huit membres, dont quatre ayant des liens étroits avec respectivement les géants de la finance Goldman Sachs, BNP Paribas, Citibank et Lehman Brothers à la faillite retentissante, tandis qu'un autre travaillait pour un bureau de consultants représentant quelques-unes des plus grandes banques, sans oublier l'ancien directeur de l'autorité des services financiers britanniques, accusé d'avoir été largement responsable de la quasi-faillite de plusieurs banques britanniques, au nombre desquelles Northern Rock [11] .

On peut résumer brièvement le rapport de ce groupe, publié le 25 février 2009. Il renferme quelques propositions pour renforcer un peu des réglementations existantes, par exemple en ce qui concerne les infâmes fonds spéculatifs ou hedge funds. Mais dans le même temps, les auteurs insistent sur le maintien des principales bases caractéristiques de l'architecture financière. Une position qui est assez communément partagée au sein des conseils d'administration des grandes entreprises de la finance. «L'auto-régulation» reste fondamentale même après la catastrophe. Si cela ne reposait que sur le groupe Larosière, les banques par exemple devraient être autorisées à fixer leurs besoins en liquidités et à juger leurs risques d'investissement elles-mêmes, sans intervention significative des autorités. Il vaut mieux laisser tout cela aux banques, revendiquent-ils.

Ce groupe est parvenu à placer son rapport au cœur du débat européen portant sur l'avenir du système financier et sur les prochaines mesures à prendre à chaud pour éviter qu'une telle crise ne se reproduise.

Toujours rien en vue

Que le débat porte sur ce que l'UE doit proposer au G20 ou de la refonte par l'UE de ses propres règles, le rapport du groupe Larosière est supposé un point de départ objectif. Que ce groupe ait pu parvenir à cette position au moment même où McCreevy émettait ses critiques et faisait des déclarations ayant une certaine portée potentielle ne renforce guère sa crédibilité. Au niveau de l'UE, rien n'étaye solidement que ses sorties sur les risques inhérents à l'agenouillement devant le lobby financier soit annonciateur d'une nouvelle relation entre les décideurs politiques et le secteur financier. Cette relation continue à être caractérisée par la confiance dans les géants - survivants - de la finance. La seule inconnue est de savoir si le ressentiment populaire contre le pouvoir des financiers se fera entendre. Observatoire de l'Europe industrielle, 10 avril 2009,

traduit de l'anglais par Benoît Eugène - l'article original est paru sous le titre Finance lobbyists in experts clothing sur le site du CEO

L'Observatoire de l'Europe industrielle (CEO) a publié aux éditions Agone, ''Europe Inc. - Comment les multinationales construisent l’Europe & l’économie mondiale'',

EuropeInc

Notes