Au jour le jour

Shakespeare in blog (XI) Une lecture en panorama

En attendant de lire un jour la traduction des Sonnets de Shakespeare par Pascal Poyet, dont cette série de dix interventions n’est après tout que l’exposition de la méthode mise en pratique et des chemins explorés en traduisant (comme on dit « en marchant »), cette dernière reprend et complète quelques-uns des fils tissés depuis (au moins) mai 2019.

Je parcours des yeux le vingt-troisième sonnet de Shakespeare, à la recherche d’une entrée. Je ne lis pas, je regarde. Je retarde le moment de lire. J’ai déjà parcouru ce sonnet, mais je suis à la recherche d’un mot ou d’un groupe de mot, d’un événement de langue, par où entrer à nouveau dans le sonnet pour tenter, à partir de là, l’esquisse de ce que j’appellerais une lecture « en panorama » des Sonnets. Une lecture qui consisterait, comme l’écrit Pierre Jean Jouve, traducteur des Sonnets, à « prendre connaissance de chaque pièce en la reliant à toutes les autres ». 

Les sonnets de Shakespeare, tels qu’ils se présentent sur la page dans l’édition de 1609, font quatorze vers sur quatorze lignes. Je veux dire par là qu’il n’y a pas de ligne sautée. La distinction entre les strophes ne se fait qu’au moyen de la ponctuation. Les sonnets de Shakespeare sont des poèmes ponctués. On place au bout du quatrième, du huitième et du douzième vers une ponctuation forte : un point, un point-virgule ou deux points. On place au bout du quatorzième vers un point. Trois séquences de quatre vers et une séquence de deux vers (contrairement aux quatre strophes de quatre, quatre, trois et trois vers des sonnets français et italiens de la même époque). C’est une structure de départ, avec laquelle Shakespeare joue, enjambant parfois la séquence (et divisant, par exemple, le sonnet 114 en quatre phrases de deux, six, quatre et deux vers).

Le sonnet que je regarde a un point-virgule au bout du quatrième vers, deux points au bout du huitième, un point au bout du douzième et un point encore, bien sûr, au bout du quatorzième et dernier vers. Dans certaines éditions modernes, le point au bout du douzième vers est remplacé par deux points : le sonnet ne fait alors plus qu’une seule phrase (ou une seule phrase fait le sonnet). Dans la version que je regarde, il y a deux phrases : une phrase de douze vers puis une autre, plus courte, conclusive, de deux vers.

Je pourrais entrer dans le sonnet 23 par le premier mot en haut à gauche, ascomme, et par le premier vers. Mais je pourrais aussi y entrer par le dernier mot en bas à droite : witl’esprit (comme quand on dit de quelqu’un qu’il a de l’esprit). Ici, au bout du quatorzième vers, ce mot rime avec le mot qui se trouve au bout du treizième vers : writ – le participe passé du verbe to writeécrire, l’ancêtre de written. En fait, Shakespeare emploie les deux : writ et written. Il emploie written trois sonnets plus loin, au sonnet 26, au cours duquel il emploie également deux fois wit. C’est un sonnet présenté comme un message écrit – written (cela signifie-t-il que les autres sonnets sont « parlés » ? En tout cas, cela nous indique quelque chose sur le ton des sonnets, qui ont en effet un aspect colloquial), un sonnet présenté comme un message que je t’envoie, à toithee : car c’est de cette façon que celui qui dit je dans les sonnets s’adresse à celui à qui il parle, lui disant thou pour tu et thee pour toi, ou en employant parfois le you, mais c’est alors un vouvoiement, strictement (au contraire de la valeur de ce pronom dans l’anglais moderne).

C’est en s’adressant à lui par un you qu’au sonnet 15 celui qui dit je dit pour la première fois au jeune homme à qui il s’adresse dans les 126 premiers sonnets sur 154 (avant de s’adresser à une dame, ou de parler d’elle, dans les sonnets suivants) : dear my love. Ce jeune homme, les commentateurs des Sonnets l’appellent the youth – le jeune (homme). Or ce youth est un you-th : Shakespeare met, deux sonnets plus loin, sonnet 15, you d’abord dans youth puis dans le dernier mot du sonnet, le mot qui, pour ainsi dire, signe ce sonnet et se traduit neuf ou nouveau : new. Et c’est dans un sonnet au thou, le vingt-deuxième (juste avant le sonnet 23, donc, par lequel je suis entré jusqu’ici) qu’il écrit :

Mon miroir (ou plutôt Ma glace – My glass) ne me fera pas croire que je suis vieux Tant que jeunesse et toi serez du même âge. Jeunesse et toi – Youth and thou.Le sonnet 26 est donc présenté comme un message écrit que je t’envoie à toi, lord of my love, non pour montrer que j’ai de l’esprit – to show my wit – mais en témoignage de mon devoir – duty – devoir (duty encore) –si grand qu’il paraîtra nu montré par un esprit – wit (de nouveau) –aussi pauvre que le mien – as poor as mine – cherchant ses mots. J’espère néanmoins qu’au fond de toi une ingéniosité – a good conceit, une belle idée – venant de toi – of thine (qui rime avec as mine, deux vers plus haut)– lui fera une place (à mon pauvre esprit, donc), en attendant que l’une ou l’autre étoile qui me guide, brillant dans ma direction, couvre mon amour dépenaillé et que je me montre digne que tu me regardes. Alors j’oserai me vanter de t’aimer, toi – love thee. D’ici là, je ne me montre pas où tu pourrais me découvrir – prove me, qui rime avec love thee, au vers précédent. Le sonnet se termine par une rime entre toi et moi, après avoir fait rimer, plus haut, tien avec mien. (Mais, dans ces rimes, il faut aussi tenir compte des avant-derniers mots : en bas love et proveaimer et ce qui se traduirait ici par avérer ou révéler, et, en haut, le pauvre esprit et la bonne idée.)

Ce mot qu’on a entendu deux fois, duty, ce devoir, je me demande si je ne devrais pas plutôt le traduire par dette. Mais je laisse pour le moment la question en suspens.

Vous voyez : j’ai cherché une entrée dans le sonnet 23, je suis entré par le dernier mot et, entrant par là, je me suis retrouvé dans le sonnet 26 ! Je ressors donc un moment ; je vais quand même essayer encore d’entrer dans le sonnet 23. Je pourrais y entrer par ce O, vocatif, au début du neuvième vers, c’est-à-dire au début de l’avant-dernière séquence. Ou par cet autre O, vocatif aussi, au début du treizième vers, au début de la dernière séquence. Ou bien même par le O majuscule qui, celui-là, est la première lettre du mot OverchargedSurchargé, au début de huitième vers, juste au-dessus du premier des deux O que je viens de citer.

Non. Je vais remonter encore d’un vers et entrer dans le sonnet par un mot qui se trouve sur le septième vers. Le septième vers sur quatorze et, sur ce vers, à la cinquième syllabe sur dix. Tous les vers des Sonnets font dix syllabes. Sept sur quatorze et cinq sur dix, c’est donc le plein milieu du sonnet. Le mot qui se trouve là est le mot love. Je n’ai pas besoin de traduire. 

Pas besoin de traduire, mais il ne serait pas inutile de le présenter, ce mot, ce personnage. C’est un personnage important des Sonnets. Important parce que récurrent, présent presque dans tous les sonnets. Ce serait donc intéressant de se déplacer entre les sonnets en le suivant ; il serait un bon guide pour tracer une esquisse de lecture en panorama des Sonnets. Mais important aussi parce que Shakespeare, ou du moins celui qui dit je dans les Sonnets, l’emploie au moins de deux façons différentes. Il l’emploie… enfin, je l’emploie pour nommer le sentiment que je ressens, mais je l’emploie aussi pour désigner la personne pour qui je ressens ce sentiment. Le sentiment comme la personne pour qui je le ressens, je les appelle love. Et je l’emploie enfin pour m’adresser à cette personne ; je lui dis : love ; je lui dis : my love. Avec ce possessif de la première personne : my.

Là, au sonnet 23, il est donc au plein milieu, mais je le vois également au vers au-dessus, le sixième et au vers en dessous, le huitième. Il est aussi au quatorzième vers, le dernier, celui qui se termine par wit. Il est encore au treizième, celui qui se termine par writ et commence par O : silent lovesilencieux, que je pourrais aussi traduire muet, s’il n’y avait ce mot, deux vers plus haut : dumb, auquel je préfère réserver cette traduction par muet. Et non loin de ce dumb, je vois une autre occurrence de love. La sixième.

Six occurrences du mot love sur quatorze vers, ça m’a paru pas mal. Mais ce n’est pas autant qu’au sonnet 40, où love apparaît deux fois sur le premier vers, la première fois au pluriel, trois fois au troisième vers, deux fois au cinquième, une fois au sixième, une fois au neuvième, cette fois avec le mot hate, et une fois au douzième. Deux et trois cinq ; cinq et deux sept et un huit ; huit et deux dix : dix fois le mot love sur quatorze vers, et toujours cette alternance entre les deux emplois du mot dont j’ai parlé : nommer le sentiment que je ressens ou désigner voire m’adresser à la personne pour qui je ressens ce sentiment. All my loves ; my love ; no love ; my love ; true love. Prends tous mes amours, mon amour, oh oui prends-les tous ! Alors ? Qu’as-tu de plus qu’avant – more than before ? Amour que, mon amour, tu puisses appeler grand amour ? Non. Tout amour à moi était à toi avant ce plus – before this more. 

Puis, passant d’un love à un autre sur le sonnet 40 (ces mots servant pour ainsi dire de balises à mon regard qui circule dans le sonnet), je m’aperçois qu’il est aussi couvert de thoutu. Et non seulement de thou (il y en a huit), mais aussi de quantité d’autres mots grammaticaux, pronoms et adjectifs, renvoyant à la deuxième personne du singulier. Regardez : sur le deuxième vers, où il n’y avait pas de love, deux thou ; un thou au troisième, un au quatrième, avec un thine – tien ; un au cinquième ; un au sixième, avec un thee – toi ; un au septième, avec un thyself. Je passe le milieu du sonnet : au huitième, plus de thou mais un thyself encore, et au neuvième, plus de thou non plus mais un thyton, ta ou tes. Et, un peu plus loin sur ce même vers, un thief.

Thief n’est pas un mot grammatical relatif à la deuxième personne du singulier, c’est un voleur. Comme les précédents il commence par un th- et c’est pourquoi je le remarque, quoique son th- ne se prononce pas de la même façon que ceux des mots grammaticaux que j’ai cités. J’ai vu quelque chose de similaire au sonnet 77, où seul le huitième vers ne comporte pas de mot grammatical commençant par th- (thou, thee, the, this…) mais un thievishfurtif, adjectif construit sur thief. Et, une fois mentionné ce thievish, j’avais parlé de tous les mots du sonnet commençant par th-. Th dont (outre qu’il est à l’initial des mots grammaticaux de la deuxième personne de l’anglais de l’époque) est le suffixe de youth, ce jeunesse dans lequel Shakespeare, je l’ai dit, a glissé un you.

Je descends au dixième vers du sonnet 40. Là, il y a un thou, de nouveau, et un thee – un tu et un toi. Entre les deux, un verbe : stealvoler, dérober. Thou steal theetu te voles. Plus de marque de la deuxième personne dans le sonnet après ce vol. Tu te voles ma pauvretémy poverty. Je parcours le sonnet des yeux : ce my, le dernier du sonnet, est aussi le seul qui n’introduise pas le mot love. Tout amour à moi était à toi avant ce plus. Si pour mon amour alors tu reçois mon amour, comment te reprocher, mon amour, d’en user ? Mais à qui la faute si tu te trompes, toi, par goût obstiné de ce que tu te refuses à toi ? Je te pardonne ton larcin, gentil voleur – gentle thief – bien que tu te voles toute ma pauvreté. Il y avait un toute, un all. All my. Il y en avait deux au début aussi, vous l’avez entendu : Prends tous mes – all my – amours, mon amour, oh oui prends les tous – take them all. Et en cours de route : Tout amour à moi – all mine – était à toi… Je me recule pour voir : il y en a cinq dans le sonnet. Le cinquième est à l’avant-dernier vers, associé aux mots ill et well : celui qui parle s’adresse encore à ce gracieux voleur en qui tout mal présente bien – all ill well show. Dois-je compter le Although qui commence le dixième vers (celui qui se termine par all my poverty) ? Il est l’agglutination de all et de though.

Cinq all, au moins (dont trois associés à un possessif de la première personne : all my, all my, all mine), huit thou et autres mots grammaticaux renvoyant à la deuxième personne, un voleur – thief – et dix love ; voilà mon sonnet 40. 

Au sonnet 23, j’ai beau regarder, je ne vois pas une seule marque de la deuxième personne. Pas un seul mot, pas une seule marque de la deuxième personne. Sauf, peut-être, ces deux O, vocatifs, par lesquels j’ai failli entrer. Oui, car l’un et l’autre introduisent un verbe à l’impératif, à la deuxième personne du singulier : O let et O learnO laisse et O apprends. Je perds en français la consonance entre let et learn. O l… et O l…, dans lesquels je me demande si je dois entendre et voir un écho, sur la bordure gauche du sonnet, au l, o, love, six fois répété à l’intérieur. Et dois-je penser la même chose des all que je viens de compter au sonnet 40, cinq, peut-être plus, échos au dix love de ce sonnet-là ? Ils me rappellent aussi, ces O l…, [’əʊl], les Lo !, [ləʊ] (c’est-à-dire, en court, Look !) qu’en même temps que je les adresse à tu Shakespeare m’adresse ici et là dans les sonnets pour me dire de regarder. Ce que je m’efforce de faire. Ils sont, ces deux ronds, ces deux O du sonnet 23, aussi accrocheurs que ces Lo !, eux-mêmes des impératifs.

Or, le neuvième vers, traduit très littéralement, dit : O laisse mes livres être alors l’éloquence. Je passe sur le retour du lo dans l’anglais eloquence. Ce qui m’importe ici est d’ordre grammatical : si je voulais énoncer ce type de souhait en français, j’aurais recours à une construction en « Que… ». O que mes livres soient alors l’éloquence. J’abandonnerais ce laisse importé de l’anglais. À moins qu’une telle importation (le maintien de la deuxième personne) me semble indispensable pour donner à voir ce que j’appellerais le « dessin » du sonnet. Ce que je me dis, en tout cas, c’est qu’il n’y a dans cette construction anglaise courante en let pas plus de sentiment de la deuxième personne que lorsqu’en français je m’étonne de ce que je vois ou entends et m’exclame : « Tiens ! » Quand je dis « Tiens ! », je ne pense pas au fait qu’il s’agit d’un impératif de la deuxième personne. S’il y a une deuxième personne au début de ce neuvième vers, elle n’est que dans l’air ; dans la grammaire tout au plus.

Au treizième vers, c’est différent. O learn to read – O apprends à lire. Il y a bien quelqu’un. Mais qui ? Et si je me pose cette question, c’est parce que j’ai constaté l’absence de toute marque de la deuxième personne ailleurs dans le sonnet. Qui est donc cette deuxième personne qui fait irruption à l’avant-dernier vers du sonnet ? Pour le savoir, je vais pour ainsi dire re-dresser l’échafaudage devant ce sonnet. Et quand j’emploie cette image, je veux dire que je veux mettre au jour une structure de ce sonnet (des renvois entre les mots et les groupes de mots, éloignés parfois), une circulation que je pourrais appeler, encore une fois, le dessin du sonnet, le dessin du sens. Je pense également à une formule du philosophe Ludwig Wittgenstein qui dit qu’on n’écrit jamais qu’à la hauteur où l’on est. Alors, je vais tenter de me hisser à la hauteur du premier vers de ce sonnet et y rentrer par le premier mot en haut à gauche, comme je me proposais de le faire tout à l’heure.

Comme un acteur imparfait sur la scène / Que la peur – sa peur – his fear (il y a un possessif ici) met hors de son texte – son rôle – his part (un second possessif, sur le même vers et un besides his part – littéralement à côté de son rôle – qui fait penser à beside himselfhors de lui) / Ou une chose furieuse – fierce thingcréature furieuse (fierce rappelle fear qui se trouve juste au-dessus) débordant de rage / Dont le trop plein de force fatigue le cœurson cœurhis heart (un troisième possessif). On pourrait s’étonner de voir ici employé, en relation avec le mot thing, un possessif réservé à un être humain masculin. À l’époque de Shakespeare le possessif neutre n’était pas en usage et l’on employait le his où l’on emploie aujourd’hui le its. Cet usage permet toutefois à Shakespeare d’employer ici la même personne que deux vers au-dessus, pour la troisième fois dans cette première séquence qui est donc clairement celle de la troisième personne. His heart rime avec his part, le cœur avec le rôle : j’apprends mon texte par cœur ; l’acteur unperfect n’est pas word-perfect, il ne connaît pas bien son texte. Point-virgule. Eh oui : point virgule ! Car on est ici à la fin d’une séquence et qu’à la fin d’une séquence, comme je l’ai expliqué tout à l’heure, il est habituel de mettre une ponctuation forte, de faire une pause. Or ici la pause arrive au beau milieu de la phrase. Que va t-il arriver après ce coup d’arrêt ?

Cinquième vers : So I… – Moi aussi. Il y a un je. Moi qui ai cherché partout dans le sonnet la trace de la deuxième personne n’ai qu’une envie : me reculer pour voir s’il y a, ailleurs dans le sonnet, un autre je. Je me recule et je regarde : y a-t-il un je ailleurs dans le sonnet 23 ? Non. Il n’y a qu’un seul je : So I. Un seul je mais un je retentissant, à plus d’un titre. D’abord parce qu’après le point-virgule du bout du quatrième vers il est placé, au début du cinquième, à l’endroit d’un accent. Les décasyllabes des Sonnets sont généralement accentués toutes les deux syllabes ; groupes de deux syllabes formant de petites unités de sens. So IMoi aussi, ou Ainsi moi disent les traductions précieuses. Cette place de I sur le vers me le fait entendre et traduire moi, mais I est bien un pronom sujet et en tant que tel il est le sujet du verbe se trouvant à l’autre bout du vers. C’est un deuxième retentissement. Ce verbe est say – dire. C’est en fait tout un groupe verbal de deux fois deux syllabes : forget to say. Tout marche bien par deux : So-I… for-get to-say. Moi aussi… j’oublie de dire. Ce verbe, say, rime avec, deux vers au-dessous, un autre verbe : decay – qu’on traduira ici décliner. En fait, là aussi, un groupe verbal de deux fois deux syllabes : seem to decay – semble décliner. Or ce groupe verbal implique aussi le I du début du cinquième vers, qui retenti encore au bout du septième vers. Moi aussi… j’oublie de dire… et… il me semble que je décline

Si je me recule de nouveau, pour voir cette deuxième séquence en entier et regarder si I retentit d’une autre façon dans le sonnet, je remarque qu’il y a, au septième et huitième vers, deux mine – deux mien. Mine own love / mine own love. Ces mine sont employés comme des my, des mon très forts. Mais quand je dis mine own lovemon propre amour, cela semble exclure (qui plus est avec ce redoublement de la possession) que je l’entende comme une forme d’adresse, comme ce pourrait être le cas, comme je l’ai dit, d’un simple my love. Il y a d’ailleurs, sur les deux vers suivants, deux my. Je retentit donc encore au début de la séquence suivante. My booksmes livres, au neuvième (je l’ai évoqué tout à l’heure) et my breastma poitrine, au dixième. J’entends la consonance entre books et breast. Je viens de passer le premier O, au neuvième vers, et je suis à trois vers du second, où j’ai vu l’irruption de la deuxième personne. Vu d’ici, je ne semble plus retentir. Je remonte sur l’échafaudage, je lis :

So IMoi aussifor fear of trust – étrange formule, entre la peur d’y croire et le manque de confiance – j’oublie de dire / la cérémonie parfaite (qui reprend l’imparfait de l’acteur) du droit, ou du rite de l’amour, selon qu’on veuille lire ici love’s right ou love’s rite / Et, dans la force de mon propre amour – mine own love –, il me semble que je décline – decay / Écrasé sous le poids de la puissance de mon propre amour – mine own love. Decay rime avec say. La rime de décliner avec dire dit que je ne parviens pas à dire. Qu’est-ce que je ne parviens pas à dire ? Eh bien cela même qu’à ce stade du sonnet, la fin de la deuxième séquence, j’ai déjà nommé trois fois, et que je nommerai trois autres fois plus bas : love. Ce love dont la répétition du nom dans le sonnet égale l’intensité qui me rend muet. Ce que je ne peux pas dire, je le nomme. 

Voici le premier O, et les deux my. O que mes livres soient alors l’éloquence. On a, dans certaines éditions, corrigé ce books en looks. Je préfère conserver books pour la consonance avec breast que j’ai indiquée, et en voyant ces livres non comme ceux de l’auteur qui s’exprimerait à travers ce my mais ceux de l’acteur dont il est question dès le premier vers et auquel s’identifie celui qui dit je au cinquième vers. Les livres de l’acteur, c’est-à-dire ces volumes appelés prompt books, littéralement livres du souffleur, sur lesquels les acteurs apprenaient leur texte. Ne pourrait-on pas, par conséquent, sinon traduire du moins entendre ce vers : O que mes répliques soient alors l’éloquence ?

O que mes répliques soient alors l’éloquence / Annonciatrices muettes (un muettesdumb, peut-être mutiques, qui prend un sens particulier une fois qu’on a évoqué le souffleur) de ma poitrine parlantemy speaking breast (speaking breast reprenant horizontalement au bout du dixième vers ce qui est dit verticalement, plus haut dans le sonnet, par la rime entre heart et part, le cœur et le texte, aux deuxième et quatrième vers) – / Qui implorent qu’on les aimeplead for love (plead, c’est plaider ; plead for, c’est implorer) – et attendentlook for (plead for, look for : la même construction grammaticale est reprise sur le vers) – en retour (ou même : en récompense, si je me contente de prélever le mot tel quel sur le vers anglais, et que, le déposant dans ma traduction, je le prononce à la française, mot anglais qui vient du vieux français où il avait d’ailleurs plutôt le sens de compensation)… Et attendent en compensation, donc ; et il y a ce vers surprenant : Plus que cette langue qui plus a plus expriméMore than that tongue that more hath more expressed.

O que mes répliques soient alors l’éloquence, Annonciatrices muettes ou mutiques de ma poitrine parlante Qui implorent qu’on les aime et attendent en retour ou en compensation Plus que cette langue qui plus a plus exprimé. 

Trois fois plus, trois fois more, sur ce douzième vers autour duquel gravitent deux fois plus de love. Je repense aux deux more du sonnet 40 : Tout amour à moi était à toi avant ce plus – before this more, qui reprenait un more than before – plus qu’avant, deux vers au-dessus.

Je termine. Retour du : O apprends à lire ce que l’amour silencieux a écrit / Entendre avec les yeux – hear with eyesEyes est, dans l’édition de 1609, orthographié eies, avec un i qui me rappelle que Shakespeare a toujours à l’esprit l’homophonie entre eye et I, l’œil et le pronom de la première personne, je, et moi qui tout à l’heure me suis reculé pour voir si je trouvais un autre je dans le sonnet, aurais peut-être dû en voir un ici… Entendre avec les yeux appartient au bel esprit de l’amourlove’s fine wit. C’est le dernier mot du sonnet, celui par lequel, tout à l’heure, je suis entré… directement trois sonnets plus loin.

Je voudrais relire ces deux derniers vers en omettant les déterminants que j’ai mis devant le mot amour en français, l’amour, de même qu’ils sont omis devant love en anglais sur ces deux vers. Il est vrai que cette absence est courante en anglais, que c’est même la règle dans une construction avec un cas possessif comme love’s fine wit, mais les déterminants, plus haut dans le sonnet, les deux mine own love, étaient si forts que j’aimerais aussi entendre ce contraste en français : 

O apprends à lire ce qu’amour silencieux a écrit, Entendre avec les yeux appartient au bel esprit d’amour.

Vous entendez ? Omettre le déterminant fait pour ainsi dire monter la possibilité qu’amour non seulement nomme le sentiment que je ressens mais désigne la personne pour qui je ressens ce sentiment. Il ne s’agit pas tant de personnaliser amour, avec un A majuscule, que de faire entendre que ce nom commun peut désigner une personne. O apprends à lire ce qu’amour silencieux a écrit. Lu de cette façon, il semble que ce soit celui que j’appelle amour, love, qui a écrit ce qu’il faut apprendre à lire. 

La nécessité du sujet amoureux, écrit Roland Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux, n’est pas tant d’être aimé en retour (ou en compensation, dirait Shakespeare), de le savoir, que de se l’entendre dire. O apprends à lire ce qu’amour silencieux a écrit, / Entendre avec les yeux appartient au bel esprit d’amour. Bon, peut-être… Mais, si c’est amour qui a écrit, à qui s’adresse alors l’impératif qui précède ? À qui s’adresse celui qui parle ? À qui dit-il : apprends à lire ? À un autre tu, différent de tous les thou et les you employés dans les autres sonnets ? Une troisième deuxième personne ?

Je fais l’hypothèse que cet impératif s’adresse à moi. Oh, pas à moi, lecteur. Ni même à moi, traducteur – encore que : « Apprends à lire… » ! Mais à celui qui dit moi et/ou jeSo I – au cinquième vers. Un je qui retentit donc encore dans cet impératif du douzième vers, ce que je ne pouvais pas voir tout à l’heure en regardant le sonnet de loin. Et ce conseil que celui qui dit je et s’identifie à un acteur imparfait se donne à lui-même, de revenir au texte, de revenir à ce qu’amour a écrit, me renvoie à une formule de Shakespeare qui se trouve au sonnet 84, formule pivot autour de laquelle, je crois, tourne la totalité du cycle des Sonnets.

Celui qui écrit de vous, est-il écrit dans ce sonnet… Of youde vous, et non pas on you – sur vous : c’est le contraire de ce que Shakespeare nomme dans le sonnet précédent, le 83, your record, qu’on peut traduire dans ce cas votre réputation. Écrire de vous, c’est tout le contraire de faire votre réputation, c’est même d’une certaine manière se taire. Ce que j’écris est de vous et vient de vous. Comme de, of peut exprimer à la fois l’appartenance (et l’auteurité) et la provenance. Et je me demande si ce n’est pas ce de et ce qu’il implique, cet écrire de vous, qui m’autoriseront, comme je me le demandais tout à l’heure, à traduire duty par dette, plutôt que par devoir, au sonnet 26 – et cela quoique de là où je me tiens maintenant j’aperçoive un debt au sonnet 83 ? C’est aussi ce genre de décision que permet la lecture en panorama des Sonnets. Comme l’écrit Paul Valéry : « Ce que je vois tantôt me demande une explication, tantôt me la donne. »

Celui qui écrit de vous, s’il peut dire que vous êtes vousyou are you – c’est la formule à laquelle je voulais en venir – qu’il copie ce qui est écrit en vousin youet pareil équivalent rendra son esprit célèbre — son style sera admiré partout. (Revoilà l’esprit – wit, employé de nouveau dans un sonnet où est présent le verbe écrire – write, et si ces deux-là sont toujours associés, ce n’est pas simplement parce que l’orthographe les rapproche.)

You are you. Si la formule, qui a des airs de tautologie, fonctionne en tant que telle, c’est parce que le sonnet est écrit au you et que le pronom objet a la même forme que le pronom sujet. Contrairement à ce thou et à ce thee, tu et toi, que j’ai vus tout à l’heure au dixième vers du sonnet 40, de part et d’autre du verbe steal : thou steal thee – tu te voles… ma pauvreté. Le pronom objet, toi, se différenciait du pronom sujet, tu, et l’énoncé incluait la première personne : ma pauvreté. Ici, il semble que ce soit un seul et même vous qui tourne autour du verbe être, you are you are you are you…, dans une formule circulaire dont je est exclu. Je n’entre pas dans la formule vous êtes vous. Je dois me contenter de copier, sans pouvoir dire plus, sans pouvoir dire mieux. C’est d’ailleurs par cette question que le sonnet 84 commence : Qui est-ce qui dit le plus qui peut dire plus / Que ce riche éloge que vous, seul, êtes vous ? 

Je lis en panorama : ces deux plusmost et more – du sonnet 84 me rappellent les deux plus du sonnet 40, plus qu’avant et avant ce plusmore than before et before this more – et les trois plus du sonnet 23, Plus que cette langue qui plus a plus exprimé, trois more sur le douzième vers autour desquels gravitent deux fois plus de love. Qu’est-ce que je peux faire de ça ?

Je regarde. Love et more partagent non seulement le même nombre de lettres mais les mêmes voyelles dans le même ordre, o et e. Ils ont pour ainsi dire la même couleur : o bleu et e blanc, si j’en crois un sonnet plus récent et tout aussi célèbre que ceux de Shakespeare. Bon. Mais qu’est-ce que je peux faire de cette « rime visuelle », puisque c’est ainsi que je l’appelle ? Je me suis déjà posé une question similaire devant le sonnet 42, en voyant un I lose theeje te perds, que j’avais failli lire I love thee. D’autant que, peu après, sur le même vers, my love’s gain – le gain de mon amour, avec son cas possessif, semblait faire écho à cette hésitation entre [v] et [z] ; love’s entre love et lose. Mais cette rime, je me disais, est strictement visuelle, et leurs voyelles séparent les deux mots : love, lorsque je le prononce, [’lʌv], s’éloigne de lose, [’luːz], comme d’ailleurs il se différencie de more, [’mɔː].

Le jeune William Shakespeare, fils de John, commerçant gantier, aurait appris à lire à la grammar school de Stratford-upon-Avon, sa ville natale, à partir d’une sorte d’abécédaire qu’on appelait horn book, qui, contrairement à ce que son nom indique, n’était pas un livre mais une plaque de bois recouverte d’une pellicule protectrice de corne. Dans son livre, Shakespeare ou La lumière des ombres, auquel j’emprunte ces renseignements, Eugène Green raconte qu’en plus des lettres de l’alphabet étaient imprimés sur cette plaque des syllabes à dire à voix haute. En anglais, ajoute-t-il, l’alphabétisation n’est pas tout à fait la même chose que dans les langues environnantes. L’apprentissage de la lecture et de l’écriture dans cet idiome s’apparente aux mêmes procédés en chinois : on mémorise, visuellement, un signe, on le met en rapport avec une prononciation, mais bien que la représentation des sons soit faite avec des lettres latines, on ne peut attribuer à celles-ci une valeur phonétique précise, à l’exception de certaines consonnes en position initiale ou finale. Le même Eugène Green explique plus loin que si l’on peut se demander comment Shakespeare prononçait l’anglais (comme dans la région où il avait grandi ou comme on le prononçait là où il suivit sa formation d’acteur, ou encore à la façon de « l’anglais de le reine », la langue de la cour, qui devait servir de modèle normatif et qui était probablement respecté sur scène), « on trouve, par une analyse des rimes et des jeux de mots un système phonétique cohérent » dans ses œuvres. 

J’ai pensé un moment, au début de ce travail, que je traduisais en sourd. Que la prononciation exacte des mots et des vers que j’étais en train de traduire s’était pour ainsi dire perdue dans le temps. D’autant plus pour moi, qui ne suis pas familier de cet anglais dit baroque ; moi qui ne suis tout au plus qu’un traducteur de poésie américaine contemporaine !… Et puis j’ai compris qu’il y avait des pistes. Des pistes à l’intérieur des sonnets et des pistes dans les rimes. Le système des rimes. Car c’est en effet un véritable système. Et les rimes sont également, dans les Sonnets, un véritable travail de pauvreté.

Je veux dire que, lorsque Shakespeare tient une rime, eh bien, il s’y tient. C’est le cas de la rime de heart avec part dont j’ai parlé au sonnet 23. Part se présente treize fois à la rime dans la totalité du cycle des sonnets. Sur ces treize fois, il rime dix fois avec heart ! Ne varie d’une occurrence de cette rime à l’autre que le sens : part pouvant tantôt se traduire rôle ou texte (comme au sonnet 23), tantôt part ou partie. Et quand il peut être traduit part ou partie, il est associé, ici au verbe devidediviser, et les parts sont distribuées, là au verbe sharepartager, et la part est commune, comme aux sonnets 46 et 47. D’un autre côté, decay se présente onze fois à la rime et say cinq fois. Or la rime de decay avec say, dans le même sonnet 23 (dont j’ai dit qu’elle disait que je ne parvenais pas à dire), est la seule où ces deux mots se rencontrent. Et l’un et l’autre riment par ailleurs avec une grande variété d’autres mots.

Mais ce que je veux dire c’est qu’il y a, dans l’ensemble, de rime en rime, et par leur insistance, une espèce de récit qui se construit en bordure du sonnet. Imaginez qu’un sonnet soit une scène et que quelqu’un parle sur cette scène, qui dit je, comme je le fais en ce moment (m’attachant à remettre au présent, entre nous, le je qui parle dans les Sonnets). Imaginez que vous assistiez à cette scène et que vous soyez assis tout au fond, là-bas, et que, de là où vous êtes, vous ne parveniez à entendre que le bout des vers. Eh bien je crois que, si c’était le cas, vous en sauriez déjà beaucoup sur ce que je dis sur la scène, de l’intérieur du sonnet. Il y a là, en bordure du sonnet, un récit qui se construit par le retour des rimes, par leur insistance, qui est un écho à ce que je dit de l’intérieur du sonnet. La rime de theetoi, avec seevoir, six fois, n’est-elle pas un écho à l’homophonie entre eye et I, l’œil et je ? Et celle de theetoi, avec be – être, douze fois, dois-je la lire comme un écho à ce you are you que je viens d’évoquer ? Et que dire de la rime de thee avec me, de toi avec moi : vingt-deux fois ?

Notre personnage, love, se présente, quant à lui, quatorze fois à la rime. Dois-je faire quelque chose de ce chiffre ? Love se présente à la rime autant de fois qu’il y a de vers dans un sonnet. Sur ces quatorze fois, il rime neuf fois avec prove, qui se traduit s’avérer ou se révéler. Je peux me raconter à partir de cette rime récurrente des histoires sur les rapports de l’amour et de la vérité. Rapports que Shakespeare a condensées dans un vers d’un sonnet de la fin du cycle, ceux adressés à une dame, ou, dans ce cas, à propos d’elle : Therefore I lie with her and she with me (sonnet 138). Le verbe to lie signifiant à la fois mentir et être allongé, le vers peut s’entendre : Par conséquent je mens avec elle et elle avec moi, comme : je suis allongé avec elle et elle avec moi. Quand il ne rime pas avec prove, love rime deux fois avec approveapprouver, une fois avec movedéplacer, une fois avec removeoter, enlever, et une fois avec aboveau-dessus.

Si j’en crois ces rimes, et mis à part ce dernier cas, celui du mot above [ə’bʌv], que je prononce peut-être mal, il semble bien que tout le long j’ai écorché le nom du personnage qui me sert de guide dans cette esquisse de lecture en panorama, ce nom que j’ai prononcé tant de fois ici. Il s’agit de [’luːv], et non de [’lʌv], sa voyelle penche plus vers le ou qu’elle ne tire vers le a. [’luːv] comme dans [’pruːv] (prove) et comme dans [’muːv] (move). La même voyelle longue et sombre. Mais alors, [’luːv] comme dans [’luːz] aussi : I love you, I lose you, comme je l’ai lu dans le sonnet 42 ? Et aussi la même voyelle longue que dans [’juː], you ? Ce [’juː] que Shakespeare n’emploie pas seulement dans you are you, au sonnet 84, mais glisse aussi dans [’juːθ] (youth) et dans [’njuː] (new), jeunesse et neuf ? Et qu’il met encore dans l’univers au sonnet 109 ?

Le sonnet 109 se termine par deux vers dont le premier commence par nothing – rien et le second se termine par all – tout. Rien, je n’attends rien de ce vaste univers – universe (prononcé « you-niverse ») / que toi – save thou (dois-je entendre le you glissé dans universe comme un pluriel, une pluralité de thou ?), ma rose – my rose… Tiens, rose aussi a la même couleur que love, les mêmes voyelles dans le même ordre que lui, mais ne se prononce ni comme love, que je le prononce à la façon moderne ou comme lose, ni comme more. Lui aussi est un personnage important des Sonnets, présent dès le premier et encore au cent-trentième. Lui aussi, comme love tant de fois, est ici introduit par un possessif, un my qui, après ce thou, un ma qui, après ce toi, en fait une forme d’adresse. Rien, je n’attends rien de ce vaste univers / que toi, ma rose, en lui… ou en elle ?… In it : l’anglais, avec son pronom neutre, ne départage pas entre l’univers et la rose. Shakespeare les rapproche encore d’une autre façon, qui met une majuscule à l’un et à l’autre : this wide Universe / my Rose. Notez que U et R, les deux lettres que les majuscules tirent de la ligne du vers, se prononcent [’juː] et [’ɑːr], comme you et are.

Shakespeare s’est amusé, dix sonnets plus tôt, avec le genre de la rose. Le sonnet 99, qui, accessoirement, est le seul du cycle à compter quinze vers, fait en effet entendre la réprimande d’un je aux fleurs qu’il traite de voleuses : douce voleusesweet thief, dit-il à la première. Revoici le thief que, descendant le sonnet 40, j’ajoutais tout à l’heure au compte des nombreux thou, thee, thy et thyself. Parmi ces fleurs du sonnet 99, trois roses : un, deux, trois, se tenaient craintivement sur leurs épines. Un, rouge honte ; deux, blanc désespoir ; trois, ni rouge ni blanc, avait volé aux deux et à ce vol adjoint ton souffle ; or, pour ce vol – theft –, au plus fier de sa croissance, un chancre vengeur l’a mangé. Et, bien qu’il s’agisse d’une rose, c’est bien mangé, é, au masculin, que je devrais traduire, car l’anglais dit : eat him. Contrairement au cas du his employé à l’époque en lieu et place du possessif neutre (its), comme on l’a vu avec his heart associé à thing au sonnet 23, il ne fait pas de doute ici, avec ce him, et non it, que la rose est masculin. Ce qui signifie que, non content de t’avoir volé ton souffle, elle t’a volé ton genre.

Rien, je n’attends rien de ce vaste univers Que toi, ma rose, en lui et/ou en elle, tu es mon tout. 

Je me recule une dernière fois pour voir dans son ensemble le sonnet 109, que je n’ai pas encore traduit. Outre les deux qui se trouvent au dernier vers, je compte sept autres my, aux deuxième, troisième, quatrième, cinquième, huitième (deux fois) et neuvième vers. Sept my mais pas un seul my love. Je compte, ensuite, ensuite seulement, au dixième vers (deux fois) et au douzième, trois all. Mon regard qui descend le cours du sonnet en suivant comme des balises les my puis les all aboutit au bout du quatorzième vers, où les deux mots finissent par se retrouver : thou art my all – tu es mon tout. Ce mot all dont je me demandais, à propos du sonnet 40, si je devais y entendre un genre d’écho du mot love.

Pascal Poyet

Texte écrit à partir de l’intervention de l’auteur à la Fondation Camargo (Cassis), le 30 juin 2020, à l’invitation du Centre international de poésie Marseille – qu’on peut entendre ici. Ce texte fait suite (et fin) aux interventions de l’auteur à la Mosaïque des Lexiques (revue parlée mensuelle), aux Laboratoires d’Aubervilliers, dans le cadre d’une bourse du « Programme de résidences d’écrivains de la région Île-de-France ».

Dernier livre paru, Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux (TH. TY. / MW, 2018) ; dernière traduction, David Antin, Parler (Héros-Limite, 2019).