Au jour le jour

Shakespeare in blog (VI) L'ambition de Shakespeare

Persévérant, d'une exposition à l'autre, Pascal Poyet continue à repousser le moment de la lecture des sonnets qu'il s'apprête à traduire (et donc le moment où il donnera à en lire une traduction) : avant de chercher à comprendre ce que signifient les mots, il s'agit de regarder leurs dispositions, les positions qu'ils occupent les uns par rapport aux autres, en particulier lorsqu'ils résonnent de la même façon. Le sens arrivera bien assez tôt, et comme de lui-même.

Je m’apprête à traduire le sonnet 77 et je m’attends à trouver quelque chose. Je m’attends à trouver quelque chose parce que 77 est la moitié de 154, et que 154 est le nombre total des sonnets de Shakespeare. Je me dis que là, à mi-parcours, Shakespeare pourrait vouloir parler de ce projet qu’il est en train de réaliser.

Parce que cela fait des mois, des années peut-être qu’il écrit des sonnets, mais là, au soixante-dix-septième, Shakespeare pourrait vouloir parler de ce qui à ce stade pourrait bien être devenu un projet : le projet d’un livre, le projet des Sonnets. Mais Shakespeare le sait-il, qu’il en est à la moitié ? A-t-il décidé d’avance qu’il y aurait 154 sonnets ? C’est plus qu’une hypothèse. Il se peut que le sonnet 77 ait été écrit plus tard et placé ici ensuite, et les sonnets, que je ne traduis d’ailleurs pas dans l’ordre où ils se présentent, ne se présentent peut-être pas dans l’ordre où ils ont été écrits.

Il y a cependant une autre chose qui fait que je m’attends à trouver quelque chose dans le sonnet 77. Un sonnet est constitué de quatorze vers, c’est-à-dire, si je compte en base sept, qu’il a sept plus sept vers. N’est-ce pas une bonne raison de m’attendre à trouver quelque chose dans le sonnet « sept-sept », quelque chose qui, lorsque je le lirai, me poussera à me demander si ce n’est pas à un « envoi » que j’ai affaire ici, quoiqu’au beau milieu du livre ?

Mais je n’en suis pas encore là, et, pour le moment, je ne fais que regarder le sonnet 77. Je ne lis pas encore vraiment. Comme je l’ai dit dans une précédente exposition : je choisis des yeux. Je veux retarder le moment de lire. On ne passe jamais suffisamment de temps à ne pas lire les textes. Je veux d’abord observer le sonnet, comme pour m’habituer à lui, ou pour m’en approcher en douceur, sans rien brusquer, comme on le ferait avec une personne qu’on n’abordera que plus tard. Je sais que je peux, en observant les mots, leur retour et leur place les uns par rapport aux autres, saisir une circulation, mettre au jour un dessin (ou un dessein) qui ont à voir avec ce qu’on appelle le sens.

Mes yeux sont attirés par la répétition d’un mot au début des deux premiers vers : le possessif de la deuxième personne du singulier, thyton, ta ou tes. Thy glasston miroir, au premier vers, et thy dialton cadran, c’est-à-dire sans doute ton horloge ou ta montre, au deuxième vers. Si je continue de descendre le bord gauche du sonnet, j’arrive au troisième vers qui, lui, ne commence pas par thy, mais par the – un article : le, la ou les. En suivant des yeux ce vers, je tombe à nouveau sur un thy, et en voyant ce thy à l’intérieur du troisième vers, je m’aperçois qu’il y a un autre juste au-dessus, à l’intérieur du deuxième vers ; un autre, en plus de celui se trouvant au début de ce vers. Et en remontant encore d’un vers, je peux voir qu’il a un thy à l’intérieur du premier vers également. Et si je vais de ce thy à l’intérieur du premier vers au thy initial, je passe par un theete ou toi. Thy, thee, the, ces petits mots grammaticaux se ressemblent. Mais au-delà de cette ressemblance, ce qui m’intrigue, c’est de trouver autant de possessifs en si peu de vers. Cinq thy en trois vers. Aussi, je décide de parcourir des yeux le reste du sonnet pour voir si je retrouve plus bas d’autres occurrences de ce possessif. Et j’en repère six autres ! Onze occurrences de l’adjectif possessif de la deuxième personne du singulier en quatorze vers, cela me semble faire beaucoup

Il y en a un à l’intérieur du cinquième vers. C’est non seulement le retour du possessif mais de l’objet qu’il déterminait au premier vers : thy glasston miroir. Il y en a un à l’intérieur du septième vers. Et c’est, là encore, non seulement le retour du possessif, mais aussi de l’objet qu’il déterminait au deuxième vers : thy dial – ton cadran. Il y en a un encore à l’intérieur du neuvième vers. Tiens ! C’est un vers sur deux, tous les vers impairs ! Y en a-t-il un au onzième vers ? Oui ! Celui-ci ne se trouve pas à l’intérieur du vers mais près du bord droit. Il détermine le dernier mot du vers. Et il y en a un autre, cette fois juste au-dessous, dès le douzième vers. Il est pour ainsi dire aligné avec le précédent, puisque lui aussi détermine le dernier mot du vers. Je pourrais tracer une double diagonale traversant le sonnet, reliant à ces deux thy alignés en bas à droite, les deux thy alignés en haut à gauche par lesquels j’ai commencé. Deux lignes parallèles reliant le début des vers un et deux à la fin des vers onze et douze, c’est-à-dire dix plus un et dix plus deux. Mais ce n’est pas fini, le sonnet compte sept plus sept vers, et si le douzième vers fonctionne toujours un peu comme une première fin, le distique final étant toujours, y compris typographiquement, un peu à part, il me reste tout de même encore deux vers à parcourir avant d’atteindre le bout du sonnet.

Et je trouve un dernier thy, à l’extrême fin du poème, au bout du quatorzième vers. Celui-ci détermine le tout dernier mot du sonnet, qui est un nom d’objet : thy bookton livre. C’est le troisième nom d’objet que je repère. Or, comme les deux autres noms d’objets étaient présents deux fois, je me demande si ce livre n’a pas été présent une première fois déjà, qui m’aurait échappée, occupé que j’étais à chercher des thy, pas des book. Alors je remonte, vers après vers, le cours du sonnet. Je remonte très haut le cours du sonnet à la recherche d’une première occurrence du mot book, que je trouve… au quatrième vers : this bookce livre.

This n’est pas thy. Les possessifs n’expriment pas tant ici le fait que ces objets, le miroir, le cadran, t’appartiennent (même si c’est le cas) que la relation d’intimité que tu as avec eux. Ton miroir, c’est le miroir où se réfléchit ta beauté. Ton cadran, c’est le cadran où (comme le dira le poème quand je le lirai, mais je n’en suis pas encore tout à fait là) se perdent tes précieuses minutes.

L’adjectif démonstratif exprime une relation différente. Ce livre n’est pas à toi. Il n’est pas à moi non plus. (Et si c’est le cas, les mots ne le disent pas.) Peut-être que je te le montre, peut-être que je le tiens et que je le tends vers toi, mais il est là, entre toi et moi. Dans ce contexte, l’adjectif démonstratif, entouré comme il l’est d’autant de thy, agit comme une espèce d’« adjectif apossessif ». Une chose n’appartient pas : une chose n’a pas encore avec toi la relation intime que je viens d’évoquer. Et je comprends (ou il me semble comprendre) que le projet, pour ainsi dire, du sonnet sept-sept, est de me faire aller, de te faire aller, de ce livre à ton livre. De this book au vers quatre, à thy book au vers quatorze, c’est-à-dire : dix plus quatre. Apparemment, Shakespeare comptait en base dix !

Mais je ne veux pas aller trop vite ; voyons d’abord s’il y a d’autres adjectifs démonstratifs dans le sonnet. J’en trouve un autre immédiatement après this book, sur le même vers, et trois autres plus bas, des pluriels : deux these et un thoseces. Sur chaque vers contenant un these à un bout, je trouve à l’autre bout le pronom de la deuxième personne du singulier, thou – tu. C’est également le cas du vers contenant les deux this. Je remarque ce vis-à-vis entre adjectifs démonstratifs et pronom tu dans ce sonnet criblé d’adjectifs possessifs de la deuxième personne. Il y a un quatrième thou au début du septième vers, le dernier vers de la première moitié du sonnet « sept-sept » (comme de tous les sonnets) ; ce thou est presque immédiatement suivi d’un thy. Vingt-cinq ; je compte vingt-cinq occurrences de petits mots grammaticaux monosyllabiques commençant par th- : thy, this, thee, the, these, those, thou.

Il n’y a que sur le huitième vers que je n’en vois pas. Pas de mot grammatical, non, mais tout de même un mot commençant par th-. C’est le deuxième mot du vers, un adjectif, de deux syllabes cette fois : thievish, qui peut se traduire furtif, que je choisis de le traduire furtif pour conserver la brièveté de thievish. Quoique long de deux syllabes (ce qui peut paraître beaucoup dans l’économie monosyllabique de ce sonnet, et celle des Sonnets en général, où chaque vers de dix syllabes compte souvent dix mots différents) thievish est tout de même moins long que le mot que je peux lire au bout de ce huitième vers : eternityéternité. Il faut que thievish soit furtif, il faut qu’il ne dure qu’un bref instant. Est furtif, ce qui passe inaperçu par la rapidité, ce qui cherche à échapper aux regards : et c’est bien ce qui a failli arriver, en effet.

Mais il y a quelque chose que je ne conserve pas en traduisant thievish par furtif, c’est le fait que cet adjectif est construit sur un nom, un nom d’une seule syllabe : thiefvoleur. Et c’est une façon possible d’entendre thievish : qui a les manières d’un voleur. Est thievish, ce qui est fait à la dérobée, pourrait-on dire, en entendant ce mot, dérobée, au sens fort (et en passant d’adjectif à adverbe). Il y a un voleur sur le vers 8. Au beau milieu des thou, thee, et thy, des the, des this et des these : a thief.

J’ai traduit (ou du moins mis en chantier la traduction de) suffisamment de sonnets maintenant pour me rappeler que j’ai déjà entendu parler de ce voleur, et plusieurs fois sous la forme d’un vocatif. Placé entre deux virgules, le mot était adressé à celui à qui s’adressait celui qui parle : sweet thief, gentle thief – doux voleur, noble, charmant voleur. Ce voleur, c’était toi. Mais pourquoi t’appeler voleur ? Qu’est-ce que celui qui parle reproche à celui à qui il s’adresse pour l’appeler, même sous cette forme atténuée, doux ou charmant voleur ? J’ai trouvé une réponse intéressante à cette question au sonnet 35.

Mais je voudrais d’abord faire un détour par le sonnet 99 (comme je l’ai dit, je ne traduis pas les Sonnets dans l’ordre). Ce détour sera aussi un supplément à ma précédente exposition, à propos du genre de la deuxième personne. Celui qui parle reproche aux fleurs et aux plantes d’avoir volé sa couleur et son parfum à celui qu’il appelle my love. C’est d’abord la violette qu’il accuse de ce vol – employant le verbe steal – en s’adressant directement à elle. Ce passage, constituant le premier quatrain, est entre guillemets et est introduit par un quinzième vers singulièrement ajouté en haut du sonnet, avant le premier vers. C’est dans ce passage entre guillemets que se trouve sweet thief. Ces derniers deux mots ne sont donc pas adressés à celui à qui le sonnet s’adresse ailleurs, mais à la violette à qui est adressé le discours rapporté entre guillemets. Celui qui parle revient ensuite au discours indirect et raconte à son interlocuteur habituel qu’il a également condamné le lilas et la marjolaine. Puis est venu le tour des roses. Elles se tenaient craintivement sur leurs épines, dit le huitième vers. Il y en avait trois, l’une rose, qui rougissait, honteuse, l’autre blanche, de désespoir, et la troisième, qui n’était ni rouge ni blanche mais qui avait volé – stolen aux deux autres leur couleur et adjoint à son vol – robbery, un autre vol, celui du souffle (du parfum) de mon amour. Mais pour son vol, pour avoir commis ce vol – theft, un chancre vengeur a, au plus fier de sa croissance, dévoré cette rose jusqu’à la mort. Les trois adjectifs possessifs employés relativement à la rose, pour parler de son vol, deux fois, et de sa croissance, sont masculins : his.

Entendre parler d’une rose au masculin fait évidemment un drôle d’effet aux oreilles françaises. Mais on sait que l’anglais de l’époque employait his à défaut d’un adjectif possessif neutre (its), pas encore en usage, et cela pourrait être le cas ici. Seulement, lorsque Shakespeare écrit qu’un chancre vengeur a dévoré la rose, il a recours à un pronom et écrit : A vengeful canker eat him up to death. C’est-à-dire : l’a dévoré, au masculin (et non l’a dévorée), car ce him est bien un pronom masculin et ne laisse cette fois aucun doute.

Ce que j’observe ici me fait revenir au sweet thief adressé plus haut à la violette, pour constater que l’expression se traduirait en français douce voleuse, au féminin. Or, Shakespeare a déjà employé cette expression plus tôt (comme je l’ai dit, et comme on va le voir) au sujet de celui à qui s’adresse les sonnets, et dans ce cas elle se traduirait doux voleur, au masculin. Les mots anglais ne précisant pas le genre, sweet thief peut sans varier s’appliquer à la violette comme au jeune homme.

Je viens de remarquer dans ce sonnet trois fois le possessif his, troisième personne du masculin ; je compte cinq occurrences de thy, possessif de la deuxième personne, celle à qui l’on s’adresse. Sur ces cinq occurrences de thy, deux se rapportent à la violette et trois au jeune homme ; or, c’est autant que de his pour les roses. Le poème se termine sur un vers disant que j’ai relevé d’autres fleurs mais aucune dont la couleur ou la douceur n’aient pas été volées à toi. Theetoi est le dernier mot. Il s’agit du jeune homme à qui ce récit s’adresse. Je compte donc trois thy et un thee pour le jeune homme, trois his et un him pour la rose. Et voici ce que je me demande : Ce masculin des roses, n’est-il pas celui du jeune homme, que les fleurs lui auraient volé par la même occasion ?

Au sonnet 40, la faute commise par le charmant voleur, ou noble voleur – gentle thief, était d’une autre nature. Elle était, comme c’est une fois le cas pour la troisième rose, appelée robbery. Il s’agit donc bien d’un larcin. Le nom est construit autour du verbe to rob, qui a les emplois de notre dérober. To rob something to somebody, c’est dérober quelque chose à quelqu’un. Mais dans le sonnet, il y a cette étrange construction réfléchie :

I do forgive thee thy robb’ry, gentle thief,
Je te pardonne ton larcin, charmant voleur,
Although thou steal thee all my poverty

Quoique tu te voles toute ma pauvreté.

On peut entendre de deux façons ce verbe réfléchi : tu te voles, c’est-à-dire que tu voles pour toi, tu t’empares de, voire t’appropries ma pauvreté, c’est-à-dire le peu que j’ai. On peut aussi entendre, plus paradoxal, qu’en (me) volant ma pauvreté, c’est toi que tu voles. Cette seconde façon de l’entendre ne contredisant en rien la première et n’étant pas sans lien avec l’échange qui va suivre, dans un autre exemple, cinq sonnets plus tôt encore.

L’écart, le tort, l’abus, le crime (ainsi que disent certains traducteurs) commis par le sweet thief du sonnet 35 est appelé trespass. Il suffit, pour voir de quoi il s’agit, de penser à ces panneaux qu’on appose aux grilles, indiquant, ou plutôt prévenant « No trespassing » – panneau correspondant à l’avertissement français « Défense d’entrer ».Trespass désigne cette infraction consistant à pénétrer quelque part, ou à franchir une limite, sans y être autorisé. C’est cette limite que celui qu’on appelle sweet thief n’aurait pas dû franchir, mais qu’il a franchie, par effraction.

Dans ce sonnet, celui qui parle demande à celui à qui il s’adresse d’oublier ce qu’il a fait. N’y pense plus. S’ensuivent une série de comparaisons, formant une espèce de plaidoirie en ta faveur : les roses ont de épines, l’eau claire contient de la boue, le soleil et la lune sont eux-mêmes parfois ternis par un nuage ou une éclipse, et dans le bouton le plus beau vit un abominable chancre. Tout le monde fait des fautes – All men make faults – moi y compris – and even I – ici – in this, avec un démonstratif, c’est-à-dire : dans ces lignes, dans ce livre – en autorisant – authorizing – ton effraction – thy trepass – par des comparaisons – with compare (comparaisons qu’on vient de lire).

Authorizing a une acception juridique, acception que les commentateurs ne manquent pas de relever et qu’un traducteur rend par justifiant, un autre par concédant, un autre encore par légitimant. Mais le verbe français autoriser a lui aussi cette acception, pour laquelle les dictionnaires donnent comme synonymes accréditer, légaliser ou légitimer. Pourquoi dans ce cas ne pas se contenter de traduire ce qui est écrit ? D’autant que le verbe autoriserauthorizing laisse paraître (certes plus évidemment en anglais qu’en français) le mot auteurauthor. J’autorise, j’auteurise ton effraction. Le sonnet le dit à sa façon, plus loin : Car je donne du sens à ta faute des sens – For to thy sensual fault I bring in sense… Et tout en bas conclut : Il y a une telle guerre civile en mon amour et ma haine, Qu’il faut que je me fasse complice De ce doux voleur par qui je me fais déposséder. Qu’on ne s’y trompe pas, même si l’on parle soudain du voleur à la troisième personne, derrière le démonstratif, ce doux voleur – that sweet thief, c’est bien encore de toi et de ton effraction qu’il s’agit.

Je me demande si ce n’est pas aussi une histoire d’effraction que me raconte le sonnet 77, avec son thief passant discrètement, à peine dissimulé, furtif, dans l’adjectif, ni possessif ni démonstratif, qui fait intrusion. Mais une effraction dont l’autorisation, à travers cet étoilement de th-, ces thou, thee et thy, ces the, this ou these, pourrait cette fois se résumer dans une formule du genre : Tu t’introduisais ? Je t’invite. Car tu sembles t’être glissé partout dans le sonnet 77, comme je te voyais et te sentait partout dans les fleurs du sonnet 99 ; tu es non seulement dans le pronom qui te désigne mais à chaque fois que revient ce phonème, que je prononce ce couple de lettres si typique de la langue anglaise, th-, qui, dans l’anglais de Shakespeare, est la double initiale de la deuxième personne du singulier. Et si je parle d’intrusion pour l’adjectif, et a fortiori pour le voleur que j’y ai trouvé, c’est parce que le th- de thievish et celui de thief, quoiqu’il s’écrivent comme ceux des mots grammaticaux dont je viens de rappeler la liste, ne se prononcent pas tout à fait comme eux. Le phonème représenté par la graphie th- au début de thief, [θ], est plus sourd que celui représenté par les mêmes lettres, par exemple à l’initiale de thou, [ð], lui plus sonore. Le th- de thief se prononce comme celui de thought, cette pensée, ou ce pensé, où j’ai cru déceler tout un thou déjà. Et sur le vers au-dessus de celui où je vois ce voleur, sur le vers commençant par thou et se prolongeant presque immédiatement par thy, le septième, se trouve un dernier mot qui, lui, ne commence pas, mais se termine par -th.

Quand j’aurais parlé de ce mot, j’aurais parlé de tous les th du sonnet ! Cette fois, c’est un nom : stealth. Il désigne un mouvement rapide et discret. Stealth n’est donc pas sans rapport de sens avec furtifthievish au vers en dessous. Pas non plus sans rapport de son avec lui, puisque le suffixe se prononce comme les deux lettres initiales de thievish : plus sourdement que tous les autres th- du sonnet. Et à l’intérieur de ce mot, je vois encore un autre mot, celui sur lequel stealth est formé, le verbe steal. Or, steal signifie se déplacer rapidement et en silence, à pas de loup ; mais il a également, comme on vient de le voir plusieurs fois, a un autre sens, qui est un sens bien plus commun : voler, dérober.

Transformer l’effraction en invitation, c’est ce que semble faire le sonnet 77. Et c’est peut-être bien là le projet de Shakespeare. C’est-à-dire ? C’est-à-dire me faire passer, ou plutôt te faire passer, de this book à thy book ; faire de ce livre, ton livre. Et d’avoir entrevu, furtivement, au huitième vers, un voleur entre les deux occurrences du mot book devra me faire reconsidérer ce passage, dans le sonnet, du démonstratif au possessif. Ce que j’ai lu au sonnet 35, en traduisant in this par ici, (c’est-à-dire : sur ces lignes) me fait comprendre que le démonstratif devant le mot livre, ce livre, peut, outre les emplois que j’ai évoqué plus tôt, désigner le livre que je suis en train d’écrire, ou bien celui que tu es en train de lire (deux présents qui ne se recouvrent pas). Mais ce que je réalise aussi, c’est que le possessif devant le même mot, au bout du sonnet, pourrait être une manière d’en désigner l’auteur.

Une autre façon de le dire encore, ce projet de Shakespeare, ou plutôt son « ambition », pour reprendre le mot de Daniel Arasse à propos de Vermeer : — Eh bien : combien de formes de la première personne du singulier, combien de I, combien de my, combien de me ai-je repéré en parcourant des yeux ce sonnet que je n’ai pas encore vraiment commencé à lire ? Combien de je, de mon, ma ou mes, combien de moi ? — Aucun.

(À suivre…)

Pascal Poyet

Texte issu de la sixième intervention de l'auteur à la Mosaïque des Lexiques  (revue parlée mensuelle), aux Laboratoires d'Aubervilliers, le 4 octobre 2019, dans le cadre d'une bourse du « Programme de résidences d'écrivains de la région Île-de-France ».

Dernier livre paru, Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux (TH. TY. / MW, 2018) ; dernière traduction, David Antin, Parler (Héros-Limite, 2019).