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Soixante-dix ans après Orwell (I) Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre (3)

La méthode des chroniques « À ma guise » est, pour une large part, celle du petit fait politiquement significatif…

Par exemple, il y a cette famille qu’Orwell croise à la gare de King’s Cross et qui est tellement encombrée de bagages qu’elle ne peut monter dans aucun autobus. Pourquoi n’existe-t-il pas de service bon marché pour le transport des bagages entre les gares ? Parce que « notre société est organisée de façon à ce que ceux qui n’ont pas d’argent soient obligés de le payer tous les jours par des humiliations mesquines et des inconforts absolument inutiles – comme de devoir rentrer chez soi à pied, les doigts sciés par la ficelle de leur valise, alors qu’une demi-couronne leur aurait permis d’y aller en cinq minutes [1] ».

Il y a, particulièrement, tous les petits signes montrant que l’égalitarisme patriotique des deux premières années de guerre (qui avait incité Orwell à croire, à l’époque, que la situation politique anglaise était pré-révolutionnaire) est en recul et que la bonne conscience des possédants est en hausse : hauts-de-forme et pantalons à revers ressortent des placards ; et des grilles se dressent à nouveau autour des squares privés londoniens pour empêcher les enfants d’ouvriers d’y venir jouer.

Ces notations qui font voir l’omniprésence de la lutte des classes jusque dans les plus infimes événements de la vie quotidienne suscitent de vives réactions chez les lecteurs d’Orwell, pourtant de gauche et politisés. On l’accuse d’être un niveleur. Une vendeuse dans une boutique de mode chic, parfaitement consciente de l’abîme social et financier qui la sépare de ses clientes, lui demande si, plutôt que de chanter comme lui les louanges du rationnement vestimentaire, les socialistes ne devraient pas revendiquer que chaque femme ait les moyens d’oser le vison et chaque enfant d’étudier à Harrow ou Eton [2]. Un lecteur s’indigne : si les squares sont propriété privée, celle-ci doit être respectée ; les propos d’Orwell contre les grilles qui les entourent « sont une justification du vol et devraient être jugés comme tels [3] ».

Comme s’il n’avait attendu que de telles occasions pour exprimer le point de vue politique à partir duquel il regarde la société, Orwell répond avec fermeté et véhémence. Il est absurde de vouloir envoyer tous les enfants dans des public schools puisque ces lieux ne valent que par la distinction sociale qu’ils produisent et reproduisent. Ensuite, « comme on ne peut pas donner à tout le monde certains produits de luxe (voitures puissantes, manteaux de fourrure, yachts, maisons de campagne, etc.), il est préférable que personne n’en possède [4] ».

Quant à la propriété du sol en Angleterre, depuis le XVIIe siècle au moins et le mouvement des enclosures, elle repose sur le droit du plus fort, et il n’y a pas plus parasite que le propriétaire foncier en zone urbaine : « Si rendre la terre d’Angleterre au peuple anglais est du vol, je suis ravi d’appeler cela du vol [5]. »

À lire ces déclarations et beaucoup d’autres dans ces chroniques, il est difficile de croire que, comme le veut une interprétation largement répandue, l’Orwell de Tribune aurait mis de l’eau dans le vin de son socialisme. Elles sont dans le droit fil du programme égalitaire affiché en 1941 dans « Le Lion et la Licorne [6] » : nationalisation du sol et de l’industrie, disparition de la classe aristocratique parasite, limitation de l’écart des revenus dans une proportion de un à dix, suppression des public schools, etc.

En outre, elles font apparaître que la complicité entre Orwell et ses lecteurs n’exclut pas, bien au contraire, que leurs relations puissent avoir en même temps un caractère polémique. Mettant en pratique sa maxime aujourd’hui fameuse – « Parler de liberté n’a de sens qu’à condition que ce soit la liberté de dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre [7] » –, Orwell s’applique, avec un sens aigu de la provocation calculée, à prendre ses lecteurs à contrepied et à pratiquer l’anti-flatterie.

Comme il a consacré un paragraphe à la gloire de ses rosiers, une lectrice proteste que les fleurs sont un « sujet bourgeois » : il reparlera donc des fleurs et des prémices de l’arrivée du printemps, comme il consacrera toute une chronique à la fête de Noël, qui ne serait pas une fête si on n’y mangeait pas trop. Il veut ainsi faire sentir à ses lecteurs, qui sont souvent des militants ou en tout cas des gens de gauche convaincus, que le combat politique n’aurait pas de sens s’il n’était pas soutenu par un solide attachement au monde quotidien et ordinaire : pourquoi se battre pour le socialisme si celui-ci devait être synonyme d’un monde sans fleurs ni excès de table ? [8]

On s’indigne qu’il ait déclaré que les informations de la BBC sont plus fiables que celles de la presse écrite ; on l’engage à pourfendre « The Brains Trust », une émission de débats jugée inepte. Orwell répond en adressant à ses lecteurs un questionnaire où il leur demande des critiques précises et informées sur la BBC, et des propositions constructives pour son amélioration ; quant à « The Brains Trust », bien qu’il ne supporte pas personnellement cette émission, il estime que, malgré sa démagogie et ses facilités, elle a élevé les exigences de débat démocratique, comme le prouve d’ailleurs la hargne avec laquelle les réactionnaires élitistes la poursuivent [9].

Exaspéré par les contradictions des semi-pacifistes qui veulent gagner la guerre contre Hitler sans bombarder les villes allemandes, Orwell soutient que le massacre des femmes et des plus de quarante ans n’est pas pire que celui de millions de jeunes hommes sur tous les fronts. L’argument est discutable et ne va sans doute pas au fond de la question que pose le bombardement délibéré, massif et systématique des populations civiles. Mais il a au moins le mérite de s’attaquer à l’hypocrisie qui veut que le massacre soit acceptable du moment qu’on a fait revêtir l’uniforme aux victimes ; et à la bonne conscience avec laquelle les générations plus âgées acceptent que les plus jeunes se fassent tuer pour elles [10].

Cela n’empêche pas Orwell, en tant que directeur littéraire de Tribune, de publier le poème d’un écrivain pacifiste et, quand un lecteur évidemment s’indigne qu’il fasse ainsi leur place à des idées qui sont en désaccord avec la ligne politique du journal, de lui répondre : « Si cette guerre a un sens, c’est d’être une guerre pour la liberté de pensée. En Grande-Bretagne, […] la liberté d’expression est infiniment plus grande que dans un pays totalitaire. Je souhaite que cela reste vrai et, en donnant parfois une place à des opinions impopulaires, je crois que nous y contribuons [11]. »

C’est avec le même souci d’élargir l’horizon de ses lecteurs et de combattre leurs réflexes sectaires que les trois écrivains qu’Orwell évoque le plus longuement dans ses chroniques sont Anatole France (1844-1924), Jack London (1876-1916) et Samuel Butler (1835-1902). Il les apprécie d’abord pour certaines qualités morales et politiques particulières, des qualités précisément qui les rendent suspects ou inacceptables aux yeux de tout socialiste ou marxiste orthodoxe.

Il aime chez Anatole France son honnêteté intellectuelle et sa passion de la liberté, deux vertus trop peu répandues : « Par tempérament, il n’était pas un socialiste mais un radical. De ces deux animaux, le second est sans doute aujourd’hui le plus rare » – mais c’est évidemment ce qui fait tout son prix [12]. La caractéristique la plus précieuse de Jack London, sa forte attirance pour la brutalité et la violence, est particulièrement ambiguë ; mais c’est elle « qui lui a permis cette compréhension subjective du fascisme qui manque d’ordinaire aux socialistes [13] ». Quant à Butler, « son point de vue est celui d’un conservateur » ; toutefois, à la différence de beaucoup de socialistes idéologues, « il n’a jamais perdu la faculté de se servir de ses yeux [14] ».

Orwell admire également certaines qualités littéraires de ces trois auteurs, notamment la clarté et l’exactitude de la langue de Butler. Il cite un long paragraphe de ses Carnets, qui, jusque dans son caractère évidemment provocateur, vaut comme un manifeste de son propre idéal d’écriture : « Je n’ai encore jamais rencontré un seul écrivain qui prît la moindre peine pour son style et qui fût en même temps lisible. Le fait que Platon s’y est repris à soixante-dix fois pour écrire une seule phrase suffit à me faire comprendre pourquoi je ne l’aime pas. On peut et on doit se donner beaucoup de peine pour écrire de manière claire, laconique et euphonique : on réécrira nombre de phrases deux ou trois fois ; mais le faire davantage est pire que ne pas réécrire du tout. On doit aussi se donner de la peine pour ne pas se répéter, pour ranger ce qu’on veut dire dans l’ordre qui permettra le mieux au lecteur de comprendre, pour supprimer les mots superflus et, surtout, pour éviter les digressions inopportunes. Chaque fois, cependant, on ne pensera pas à son propre style mais à la commodité du lecteur. […] Je voudrais qu’il soit bien entendu que je ne me suis jamais donné la moindre peine pour mon style, que je n’y ai jamais pensé, et que je ne sais ni ne tiens à savoir si même c’est un style, ou si ce n’est pas plutôt seulement – comme je le crois et l’espère – une franchise simple et commune. Il m’est inconcevable qu’on puisse se soucier de son style sans se perdre soi-même ainsi que ses lecteurs [15]. »

Les trois auteurs en question ne constituent évidemment pas le panthéon littéraire d’Orwell : il sait mettre à leur place Joyce et Flaubert [16]. Mais, pour le projet qui est le sien en tant qu’écrivain politique, « la franchise simple et commune » de Butler est une qualité première, celle-là qui donne aux « À ma guise » leur ton de conversation familière et leur franc-parler.

Orwell ne réécrivait pas ses phrases soixante-dix fois. Son ami George Woodcock [17] l’a vu taper « directement à la machine un “À ma guise” presque parfait, sans seconde version [18] ». C’est le résultat de la transformation opérée, au prix de quinze ans d’efforts sur sa propre écriture, pour « bannir le pittoresque au profit de l’exactitude », pour ne plus se laisser « prendre au piège des morceaux de bravoure littéraire, des phrases creuses, des adjectifs décoratifs, de l’esbroufe », pour parvenir à « cette bonne prose, [qui] est comme un carreau de fenêtre [19] ». Le « nonstyle » est un style chèrement acquis. Cette facilité résulte également, comme le suggère Woodcock, de la continuité chez Orwell entre conversation quotidienne et écriture. « Il aimait discuter de ses idées dans de longs monologues entrecoupés de tasses de thé serré et de cigarettes de tabac noir roulées à la main. Et l’on pouvait, très peu de temps après, retrouver la discussion du soir dans un article [20]. »

Les chroniques « À ma guise » prolongent avec le lecteur – celui de Tribune ou celui d’aujourd’hui – la conversation qu’Orwell ne cessait d’entretenir avec ses amis et ses connaissances. On y entend sa voix.

(À suivre…)

Jean-Jacques Rosat

Extrait de sa préface à George Orwell, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008.

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    Quarante-troisième chronique « À ma guise », 6 octobre 1944,ibid., p. 251.

  • 2.

    Douzième chronique « À ma guise », 18 février 1944,ibid., p. 95.

  • 3.

    Trente-huitième chronique « À ma guise », 18 août 1944,ibid., p. 224.

  • 4.

    Douzième chronique « À ma guise », 18 février 1944,ibid., p. 95.

  • 5.

    Trente-huitième chronique « À ma guise », 18 août 1944,ibid., p. 224.

  • 6.

    George Orwell, Essais, articles, lettres, vol. 2, op. cit.

  • 7.

    . Ibid., vol. 3, p. 519.

  • 8.

    . Huitième, vingt-et-unième et soixante-sixième chroniques « À ma guise », resp. 21 janvier et 21 avril 1944, 20 décembre 1946, ibid.

  • 9.

    Huitième, dix-neuvième, vingt-et-unième et vingt-neuvième chroniques « À ma guise », resp. 21 janvier, 7 avril, 21 avril et 16 juin 1944, ibid.

  • 10.

    . Vingt-cinquième et trente-troisième chroniques« À ma guise », resp. 19 mai et 14 juillet 1944, ibid.

  • 11.

    . Trente-cinquième chronique « À ma guise », 28 juillet 1944, ibid.

  • 12.

    . Trentme chronique « À ma guise », 23 juin 1944, ibid.

  • 13.

    . Trente-et-unième chronique « À ma guise », 30 juin 1944, ibid.

  • 14.

    . Trente-quatrième chronique « À ma guise », 21 juillet 1944, ibid.

  • 15.

    Ibid., p. 205

  • 16.

    Quinzième et trente-cinquième chroniques « À ma guise », resp. 10 mars et 28 juillet 1944, ibid.

  • 17.

    Directeur de la revue Now (1940-1947), anarchiste et pacifiste, George Woodcock (1912-1995) eut avec Orwell une violente polémique, en 1942, dans Partisan Review ; à la suite de quoi ils engagèrent une correspondance et devinrent d’excellents amis, créant ensemble le Freedom Defence Committee (ce Comité pour la défense de la liberté, qui mena un certain nombre d’actions importantes jusqu’en 1949, fut créé en 1945 « pour défendre les libertés fondamentales des individus et des organisations, et pour venir en aide à ceux qui sont persécutés pour avoir exercé leurs droits à la liberté de s’exprimer, d’écrire et d’agir ». Orwell en était le vice-président).

  • 18.

    Bernard Crick,George Orwell, une vie, Climats, 2003, p. 484.

  • 19.

    . George Orwell, Essais, articles, lettres, vol. 1, op. cit., p. 26-27.

  • 20.

    Bernard Crick,George Orwell, une vie, op. cit., p. 484.