Au jour le jour

Un été en prison (II) Mon ami Chester Erdheim

Ce n’est qu'une fois le quotidien de JMarc Rouillan redevenu carcéral à plein temps que l’écrivain est revenu habiter le détenu. Cette réincarcération (aux Baumettes, Marseille) n’a toutefois pas été aussitôt suivie par le retour pavlovien de l’écriture. Ce retout fut perturbé par une hospitalisation d’urgence qui allait déboucher sur le diagnostic d’une histiocytose rare, dite maladie de Chester-Erdheim…

En fin d’après-midi, après la scintigraphie, la chef de service – une petite femme élégante arborant des lunettes rondes à montures rouges – entre dans ma cellule à l’Unité hospitalière sécurisée. Encadrée par deux internes, elle parle avec prudence, pénétrée par la gravité de son bilan.

— La légère trace d’inflammation au niveau du genou droit nous laisse penser que nous pourrions avoir affaire à la maladie de... (Je n’ai pas saisi le nom mais ne lui demande pas de répéter.) Nous devons confirmer le diagnostic et faire réaliser des biopsies du fémur et du tibia. Vous serez opéré la semaine prochaine.

Appuyé au chambranle de la porte d’entrée, le médecin des lieux lance : « Je vous l’avais promis, nous mettrons le temps qu’il faudra mais nous trouverons. Deux mois, c’est long, d’accord, mais nous touchons au but. »

La professeure reprend la parole sans lui prêter attention.

— Buvez-vous beaucoup ?

J’hésitais. Comme si ma réponse allait induire une aggravation de la maladie. Sur le coup, je retrouvais la même sempiternelle série de questions qui ouvre chaque entretien médical sur la quantité de... et le temps depuis lequel on consomme de l’alcool et du tabac. Mais je pensais en même temps au reproche que mes congénères délivrent rituellement sur les stades et dans les salles de musculation des centrales : « Tu ne bois pas assez ! » Je me plaignais d’une épaule... « Je te l’avais bien dit, tu ne bois pas assez. » Une fatigue me trahissait : « Bois, il faut boire. » Les longues peines se baladent partout avec leurs réserves d’eau. Et quand ils vident leur bouteille, ils prennent plaisir à écraser bruyamment l’emballage plastique, un éclair dans les yeux, avant de le balancer d’un geste sûr dans la poubelle la plus proche. Le rituel du « J’ai fait mon boulot, une heure de muscu, une bouteille » ou « La journée est tuée dans quelques heures, demain est un autre jour... » ; et une autre bouteille. Ils avaient certainement raison : je ne buvais pas assez. La maladie m’aurait-elle frappé par manque d’eau ? Je me desséchais des os comme un géranium des tiges ?

— Une bouteille par jour, un peu moins, un peu plus...

— Par « beaucoup », j’entends dix litres.

— Dix litres, ah non !

Si encore il s’était agi de bière, je me serais forcé, mais dix litres d’eau plate !

— Il n’y a aucune trace de diabète insipide.

L’interne garde les yeux rivés sur le classeur où sont rangées mes analyses.

— Aucune ? (La professeure semble dubitative.) Si c’est le cas, vous avez de la chance, la maladie est prise très tôt. Les images de la scintigraphie semblent le confirmer.

Plus tard, l’interne affecté à l’UHSI a répété le nom de la maladie et je n’ai toujours pas compris.

Mais je ne lui demande pas non plus de répéter. Qu’importe le nom, j’étais averti de sa rareté et de sa dangerosité. Le ton de la question « Quel âge avez-vous ? » laisse entendre que je suis assez vieux pour mourir.

Lors d’une visite du corps médical le lendemain, je retiens le mot « Chester », qui me fait d’abord penser au chat dans Alice au pays des merveilles.

— Chat du Cheshire chéri, peux-tu me dire, s’il te plaît, quel chemin suivre pour m’en aller ?

— Ça dépend beaucoup de l’endroit où tu veux aller...

— Peu importe l’endroit.

— En ce cas, peu importe le chemin que tu prendras.

— Pourvu que j’arrive quelque part...

— Oh, tu ne manqueras pas d’arriver quelque part si tu avances assez longtemps...

Quelques jours plus tard cette maladie, qui allait dominer mon destin pour le restant de mes jours, me révéla son vrai nom : Chester-Erdheim – de William Chester et Jacob Erdheim, les deux professeurs l’ayant décrite pour la première fois en 1930. Comme aucun médecin ne me donnait plus d’explication et que l’interne reconnaissait chercher ses informations sur le Net, c’est Maryam qui me déposerait le résultat de ses recherches au parloir suivant. La dizaine de feuilles imprimées en mains me donnaient la désagréable impression de découvrir les prochains épisodes de mon futur compté. Mais les titres des différents chapitres étaient impénétrables : « fibrose rétro péritonéale »,

« exophtalmie », « xanthomes », « ataxie » et, pour finir, « dyspnée ». J’apprenais également que cette maladie était une « histiocytose polyostorique sclérosante à pronostic péjoratif »... En médecine, le péjoratif indique l’aspect crevard de l’affaire. Ce que formulait clairement un des articles : « La mortalité demeure élevée... » Côté traitement, pas beaucoup plus d’espérance. Certes, divers protocoles « permettaient parfois des évolutions favorables ». Mais le « parfois » a un goût prononcé de loterie, sinon de roulette russe : il marque simultanément la fragilité et la dureté de la suite.

Quel laboratoire sérieux dépensera un kopeck dans l’étude d’une maladie frappant quelques poignées d’individus par siècle ? Un soir on me dit que j’étais le cent quatre-vingt-sixième cas connu et quelques jours plus tard que nous serions un peu moins de trois cents. Moi qui ai toujours choisi les luttes minoritaires, j’étais servi... Comment ça, l’autoroute du cancer généralisé ? Je choisis le sentier thérapeutique !

Une après-midi d’été, la cellule paraissait plus livide encore, murs et plafond assortis aux draps d’hôpital et à l’énorme pansement qui emmaillotait mon genou droit. La lumière menaçait la pièce d’une disparition imminente. Toute la réalité qui me restait semblait tenir dans le liquide bileux qui suintait dans les drains prenant racine dans mon articulation. « Un sang d’insecte coule déjà dans mes veines ! »

Les yeux fixés sur ma jambe surélevée, le tableau me faisait un effet de déjà-vu... Ou plutôt, bien sûr, un vieux poncif littéraire ! La tumeur au genou d’Arthur Rimbaud agonisant dans un hospice à Marseille. Et précédé dans la mort par une jambe. Alors j’ai ri. Pas seulement de moi.

Certains pisse-froid vont m’accuser d’avoir tout inventé. Par vanité – « poétique, en plus des autres ». Ou pour échapper à la peine à perpétuité – « quand on vous disait qu’il était capable de tout pour arriver à ses fins ! Voilà qu’il va nous glisser entre les mains alors qu’on allait lui en offrir pour une décade au moins. Jusqu’à ce qu’il rampe en exprimant ses regrets, en rimes bien sûr. Seraient-ils son dernier souffle ».

Je souriais encore quand l’infirmière est entrée.

— Vous êtes bien joyeux, relève-t-elle.

— On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans...

Quand tout ça sera fini je sourirai encore, comme un chat du Cheshire mangé par les vers, sans donner plus de réponse à toutes les vieilles Alices de ce pays sans merveilles. Ça n’est pas mon premier face-à-face avec la maladie dernière depuis le fond d’une cellule. Voilà six ans que je débarquais, un vendredi en fin d’après-midi, à la section pénitentiaire de l’hôpital Jules Caumont de Lyon. Officiellement, je n’étais là que pour des examens complémentaires.

— Il y a quelque chose, un nodule... Nous devons donc explorer, avait dit un radiologue.

À peine avais-je posé mon paquetage sur le lit qu’un médecin débarquait en tornade.

— Asseyez-vous, asseyez-vous.

Il tira le lourd fauteuil métallique près du lit et me prit une main entre les siennes.

— Je ne vais pas tourner autour du pot, dit-il d’une voix mécanique. (Il me lâche la main.) Vous avez une tumeur au poumon droit. L’inflammation des ganglions est très importante. La thyroïde semble également atteinte, comme les glandes surrénales. Lundi matin nous examinerons en premier lieu votre cerveau. Avez-vous de la famille ?

Sous le coup de son annonce je bafouillai un timide « Oui ».

— Rassurez-vous, vous avez le temps d’arranger vos affaires. De mon côté, je téléphonerai au JAP pour accélérer la procédure de suspension de peine. Avez-vous déclenché la démarche ? (Devant mon signe négatif, il sourit.) Ne traînez pas. (Il se redresse d’un geste brusque et faussement énergique.) Lundi on débute l’exploration.

Je n’ai pas bougé. Au moment de quitter ma cellule, il lâche un incongru « Bon week-end ».

— Vous aussi...

Ce fut un bon week-end, tout occupé à domestiquer l’idée de ma disparition. On sait depuis toujours que ça finira par arriver un jour. Mais finalement, la facilité avec laquelle on raisonne l’imminence de la mort me surprit. Seul dans ma boîte de béton, mon regard butait sur les murs et mes idées sur les parois de ma boîte crânienne. J’aurais voulu marcher dans une forêt, revoir des paysages. Certains lieux de ma vie d’autrefois m’attiraient. Écouter le vacarme des torrents pyrénéens ou le murmure des sources tournait à l’obsession. Les coins de rues de ma jeunesse avaient disparu, je n’en portais pas le deuil mais, c’est certain, je débordais de mélancolie. Je rêvais de m’allonger de tout mon long sur une prairie d’altitude, les yeux tout à la course des nuages.

Le temps désormais compté au plus juste m’imposait ces pèlerinages. Comme il m’obligeait à réfléchir au sort que j’allais réserver au corps qui m’avait hébergé tout de même trop longtemps pour ne pas faire un choix. Le brûler ou l’abandonner à la pourriture ? Et, avant, abréger moi-même son agonie ? Et quand ? Sorti de brumes de ma mémoire, un graffiti dans une salle d’attente de Fresnes donnait le ton : « La mort ne m’aura pas vivant ! »

Je tournais un incertain va-et-vient de la porte aux toilettes. C’était une cellule sans fenêtre et surchauffée, pour préserver mes voisins sidéens. Le pic de l’épidémie était passé mais de nombreux prisonniers en mouraient encore. Dans la cellule d’à-côté, un comateux râlait des nuits entières. J’ai appris son nom en allant à la douche. La télé avait parlé de lui. Il avait massacré une famille entière, dont plusieurs enfants et s’était pendu dans un QI de la région. Les docteurs l’avaient sauvé, c’est-à- dire qu’ils l’avaient renvoyé à sa peine à perpétuité. Je protestai auprès des infirmières :

— Laissez-le partir, c’est son choix.

— Mais on ne peut pas faire ça ! répondirent-elles en chœur.

— Et pourquoi pas ? Vous préférez qu’il passe vingt ans et plus derrière les barreaux ? Pour un tueur d’enfant, la détention est un enfer. Et si, tout simplement, il ne pouvait pas cohabiter avec son crime ?

Il survivra peut-être. Ensuite, l’administration quotidienne de la fiole des drogues officielles aux dosages inhumains d’anxiolytiques et de neuroleptiques transformera vite sa cervelle en béchamel. Sa survie sera désormais conditionnée par la lobotomie chimique : le regard vide certains soirs, sinon la bave aux commissures. Justice est faite ! Le zombie accomplit sa peine. C’est ainsi dans les prisons de France, où la victoire sur la peine de mort est commuée en défaite amère.

Plus loin dans le couloir, un gars frappait à sa porte dès qu’il détectait l’ombre pressée d’une infirmière.

— Une cigarette, s’il vous plaît, une cigarette.

— Mais enfin, je viens de vous donner celle de l’après-midi !

De dépit, il cognait plus fort. Jusqu’à faire pleurer le bébé de la cellule d’en face.

En me penchant, j’avais aperçu la promenade immobile de la jeune mère. Une jeune beur, ses longs cheveux défaits, tenait son enfant contre sa poitrine. Le mouflet était né avec un mandat de dépôt dans le berceau. Les fées avaient tracé sa voie : école buissonnière, classe de rattrapage, section technique, maison de correction (quel que soit le nom qu’on leur donne et leur donnera), ANPE, puis le circuit carcéral du jeune mineur, jeune majeur, récidiviste, multirécidiviste, peine d’élimination et enfin sortie définitive après un séjour plus ou moins long dans la section pénitentiaire d’un hôpital.

La nuit, des veilleuses bleues dispensaient une ambiance de wagon-lit. Une paire de flics tournaient leur ronde derrière les deux phares jaunes de leurs torches. De nombreux malades ne dormaient pas. Les bips des appareils de réanimation cadençaient nos insomnies. Ceux qui pouvaient se lever collaient leur nez aux vitres carrées de leurs portes, effrayants comme les cercueils italiens ajourés qui laissent voir les visages des morts.

Deux semaines d’hôpital et mon cancer disparut aussi soudainement qu’il était apparu. Du moins les médecins avaient-ils perdu sa trace. Et avaient-ils laissé deviner leur déconvenue. Comme si un bon client leur avait échappé. J’aurais prié tous les soirs au pied de ma paillasse qu’ils auraient crié au miracle. L’information aurait alors été affichée par voix de presse : « Un ancien terroriste touché par la grâce ! Rouillan guéri d’un cancer des poumons : le patriarche des Gaules l’aurait visité et le pénitent lui aurait baisé son améthyste sertie d’or. » Ça ne serait pas la première fois... Après qu’un voisin de centrale eut été touché par la piété divine, un journal local en avait fait ses choux gras. Aussi l’administration regarda-t-elle d’un œil neuf le repenti. Mais enfin, ça ne suffit pas : on lui refusa sa liberté conditionnelle.

Il ne s’était pourtant pas trompé de Dieu... Car il y a un bon Dieu, celui des Blancs et des Gentils. Et donc un mauvais, en fait plusieurs mauvais, mais surtout un : le Dieu des Métèques et des Bougnoules. Alors le nouveau converti, s’il aurait été aussitôt regardé d’un œil neuf par l’administration pénitentiaire, ça n’aurait pas été du même œil : il se serait vu interdit de prier avec ses coreligionnaires, aussitôt fiché aux renseignements généraux et promis au prochain transfert disciplinaire.

— L’image est si caractéristique, si exacte, si parfaite que nous pourrions la montrer à nos étudiants, dit le médecin dépité en se laissant tomber sur le bord de mon lit.

— Mais je suis encore malade ? osai-je demander.

— Bien sûr que non ! (Haussant le ton.) Puisque je vous dis que tout a disparu ! Plus rien de cancéreux...

Dire que, la veille, le chorus des toubibs comptait encore sur ma thyroïde : l’échographie avait confirmé la présence d’une boule « mystérieuse » dans le lobe droit. Mais un spécialiste avait débarqué dans ma cellule, après son service à l’hôpital civil, accompagné d’une infirmière qui semblait lui être attachée et qu’il appelait par son nom de famille, « Mme Chichigniou » – je ne pouvais oublier le patronyme auvergnat de la professeure d’anglais de mes années de lycée. Quinquagénaire mélancolique, l’infirmière portait un uniforme à l’ancienne, jusqu’à la coiffe immaculée sur un chignon sans fantaisie. Sa manière d’être là relevait plutôt de l’absence, un genre de « Faites comme si j’étais pas là » qui mettait mal à l’aise. Comme si elle avait fait de son inexistence une essence. Ce qui l’entourait ne la touchait pas. Malgré le climat tropical des lieux, elle gardait un pull en laine rose jeté sur les épaules. Quant au médecin, il sortait tout droit de Mort à crédit. Sans âge, la barbe en jachère, une blouse blanche fatiguée pendant sur un pantalon à pinces daté de plusieurs modes en arrière. Enfin, une écharpe beige lui serrait le cou dans un énorme

nœud qui lui relevait le menton comme une fraise espagnole.

« Mort-À-Crédit » m’avait été présenté par son collègue de l’étage, qui en vantait les mérites : un expert, que dis-je, un champion de la ponction ! M’oubliant, ils se sont mis à faire le compte du nombre de ponctions réalisées dans la longue carrière. Mais ils ont dû renoncer... De sa trousse, Mme Chichigniou tira une énorme seringue prolongée d’une aiguille luisante et sans fin. L’expert me prit par les épaules.

— Allongez-vous sur le dos, la tête bien en arrière.

Il passa lentement derrière moi et planta l’aiguille d’un geste précis et avec une vivacité qui m’étonna de sa part.

— Voilà, voilà, susurra-t-il.

Les yeux grands ouverts, je surveillais ses mouvements. Quand il tira sur la pompe, j’eus l’impression que la glande entière venait de passer par l’aiguille.

— Terminé, jubila-t-il en dressant la seringue désormais pleine d’un liquide grenat.

— Tant que tu y es, dit l’autre, tu pourrais t’occuper du second lobe.

— Puisque tu me le proposes...

Et déjà Mme Chichigniou avait préparé une nouvelle seringue.

Moins de quatre mois plus tard, je passais les mêmes examens à l’hôpital pénitentiaire de Fresnes : biopsie des poumons, ponctions des glandes thyroïdiennes, scanners et scintigraphies... Officiellement, l’administration avait égaré mon dossier médical. Difficile de ne pas y voir plutôt l’obstination des médecins frappés par l’incompréhension du phénomène[1].

Les dates de mes examens, et qui plus est des interventions chirurgicales, doivent encore rester secrètes. Pourtant je ne porte plus la marque de l’infamie, l’étiquette « DPS » – pour « détenu particulièrement surveillé » – m’ayant été retirée à la centrale de Lannemezan la veille au soir de mon départ pour le centre de semi-liberté à Marseille. Mais depuis ma réincarcération à plein temps, le directeur des Baumettes m’a affublé d’une appellation locale : « MS », pour « mesure de sûreté ». Ce qui, dans les faits, revient au même : un chapelet d’arbitraire, de restrictions, et de prudences tatillonnes autour du moindre de mes faits et gestes. Quand on me dit que je passerai sur le billard « la semaine prochaine », ça veut dire n’importe quel jour ouvrable. J’en serai averti la veille, après l’heure des parloirs, quand, à l’occasion de leur dernière ronde, les infirmières de nuit m’apporteront une blouse fermée dans le dos, bien pliée, qu’elles poseront sur l’accoudoir du fauteuil à côté d’une fiole de Bétadine rouge.

— L’opération est pour demain matin. Pensez à bien vous savonner avec le produit.

Déjà le troisième passage au bloc. Je connais la musique... La première fois, le mois dernier, c’était une après-midi, et, malgré les rappels de priorité, mon lit s’est retrouvé coincé dans un embouteillage. De chaque côté du couloir ouvert sur les salles d’opération numérotées comme des cabines de bain, un enchevêtrement de chariots à roulettes bougeait au ralenti. Et mon escorte policière, privée de sirènes binaires, cachait mal son impuissance.

Une nouvelle équipe de matons, en tenue verte de bloc, chaussons de tissu et filet autour du crâne, avait relevé leurs collègues équipés de lourds gilets pare-balles. Les déguisements étaient si convaincants que les patients ne supportant plus l’attente interminable les interpellaient sans cesse : « Docteur, j’ai soif... Je suis là depuis dix heures ce matin... » Certains avalaient brusquement leur plainte en découvrant à la ceinture de leur interlocuteur silencieux la crosse noire d’un flingue. In- crédules, les yeux écarquillés, se demandaient-ils pourquoi les chirurgiens étaient armés ? Les mécontents et les plaintifs ou ceux qui cherchaient à s’enfuir étaient-ils abattus sans sommation ?

Un geste brusque et mes entraves cognent aux barreaux du lit. Mes voisins me jettent aussitôt des

regards par en dessous. Sauf une petite vieille, toute maigre sur un immense drap blanc, qui me lance un sourire de connivence.

Un peu plus loin, le corps recouvert d’un linge sanguinolent, un gars alterne insultes et gémissements : « Bordel de merde à la con ! Saloperie de putain de merde ! L’enculé ! l’enculé... » Dans mon dos, un sexagénaire aux avant-bras poilus ronchonne : « Yé souis à jeun dépuis hier... Yé faim... Yé soif... » Enfin, on pousse son lit vers le bloc. « C’est pas trop tôt ! » Les membres d’une équipe chirurgicale partent à la recherche de leur client. S’est-il échappé ? Une petite femme porte encore un tablier, en plastique transparent, sommairement nettoyé, qui affiche des rosaces violacées. Elle saisit au pied d’un lit une grande enveloppe de radios qu’elle étale sur les draps. Elle semble embarrassée. Ses yeux interrogent les films noirs qu’elle présente un après l’autre au néon.

— Mais enfin, c’était pas un coude droit ?

Gênée, une infirmière s’approche (tout bas) : « C’est pas çuilà. » Et elle désigne le lit suivant.

Comme inquiété par cette ambiance de bavure médicale, un maton contrôle que je porte bien mon bracelet d’identification.

Après trois heures d’attente vient mon tour. Deux infirmières masquées me poussent dans une pièce pas plus grande que ma cellule mais encombrée d’un bric-à-brac d’appareils dont j’ai gardé un souvenir bleu ciel et chromé. Quand les cerbères demandent s’ils doivent me retirer les fers, une voix douce leur répond que ça ne sera pas la peine. Le corps médical soupçonnait à cette époque une forme d’inflammation des vaisseaux sanguins prénommée « Norton » – comme la marque de moto anglaise ? Mais j’ai vu aussi passer parmi les diagnostics un mot japonais en trois syllabes qui sonnait clair comme un coup de sabre. En attendant, si le chirurgien qui devait m’opérer portait un patronyme arabe, celui qui se penche sur moi parle avec un accent slave. J’ai entendu sa voix avant de le découvrir, dans un coin de la pièce, au-dessus du lavabo, s’aspergeant les mains de désinfectant. Sa silhouette massive bougeait avec la lenteur d’un tracteur : il roula plus qu’il ne marcha vers la table d’opération. Tout près, je sens le parfum d’un chewing-gum à la chlorophylle lorsqu’il se penche sur mon visage.

— Pas trrrès mal, vous verrrrez.

Et en effet on me découpera un bout d’artère à la tempe droite sans que je m’en rende compte.

Je commence à peine d’émerger du coltard que je suis débarqué de mon lit pour être enfoncé dans un fauteuil roulant.

— Nous avons rendez-vous aux consultations ophtalmologiques, me dit l’aide-soignante.

Un passage par l’ascenseur puis mon escorte fend la masse des patients. Les brumes de l’anesthésie s’accrochent à moi. J’avance dans un rêve éveillé. Les visages que je croise pourraient m’être connus que je n’en saurais rien. Moins encombrée que les autres, une salle d’attente m’évoque un tableau néo-réaliste américain. Plus loin, une porte vitrée que nous nous apprêtons à franchir me renvoie le reflet fantastique de notre chevauchée. Un drap jeté sur mes épaules comme un châle, menotté, entravé, je ne porte qu’un slip et un énorme pansement sur le côté du crâne barbouillé de désinfectant.

Arrivé à destination, on m’apprend que les yeux vont me brûler. Aussitôt l’infirmière verse ses gouttes, et les yeux me brûlent, en effet. Le flash cru des plafonniers se fond avec la lumière crépusculaire entrée par les larges fenêtres. Ma rêverie se poursuit dans une ambiance jaune paille. Mais une voix juvénile cherche à réveiller la salle de sa torpeur.

— Regardez, ils menottent les jambes d’un handicapé !

Un murmure court les rangs serrés des malades. Pour répondre à la réprobation, l’aide soignante fait face : elle tire le drap de mes épaules à mes jambes. Je m’endors.

Mon dernier rendez-vous chez un ophtalmo ne datait que du début de l’an dernier : le 18 janvier, à 10 heures 30, pour être précis, chez le docteur Agostini, place Jean-Jaurès. À Marseille, tout le monde appelle cette place « la Plaine » : trois matins par semaine, le mardi, le jeudi et le samedi, s’y tient un grand marché populaire qui a gardé quelques manières provençales, métissées de Levant et surtout des couleurs de la démerde des jours d’aujourd’hui nourries des solutions qu’offre une grande ville portuaire. J’y avais même reconnu deux vendeurs à la sauvette qui proposaient au chaland des marchandises, comme on dit, « tombées du camion » : ils logeaient voilà peu dans le même hôtel que le mien, chemin de Morgiou.

Par une belle matinée d’hiver, j’avais quitté les bureaux des éditions Agone pour descendre les rues qui rejoignaient la Canebière, le visage ouvert à l’air frais qui en venait, j’avais rendez-vous avec le soleil. Il suffit parfois de si peu de chose. Pour qu’on ne pense plus à rien. Le corps a fourni la dose de morphine qui met en veilleuse toute l’existence en dehors du petit bonheur habituellement incertain. Je marchais dans les rues comme si j’avais accepté mon destin de promeneur solitaire.

Quand je remontai la rue Thiers, essoufflé par la pente raide, j’avalais à grande goulée l’air pollué par la circulation de cette voie étroite et perpétuellement engorgée. Enfin j’aperçus les tilleuls de la place. L’amie qui m’avait conseillé l’ophtalmo avait précisé : « À l’opposé du café du Grec. » Je traversai donc la chaussée désormais familière pour la croiser chaque matin tôt après avoir quitté le Bar de la Plaine où j’avais pris mon premier café noir en lisant les quotidiens assis sur le pas de la porte.

La Plaine me rappelait certaines places de Barcelone, coupées de la même manière en deux parties inégales, l’une d’ombre végétale et l’autre lumineuse et minérale. Comme en Catalogne, chaque territoire avait sa féminité propre. Et par grand soleil, quelle que soit la saison, les différences étaient exacerbées, entre celles qui, discrètes et domestiques, ne quittaient pas la lisière de l’ombre et celles qui, farouches et effrontées, traversaient le parvis dénudé la tête haute et les épaules rejetées en arrière.

Tout près de là vivait Fred, le traducteur d’Howard Zinn et Noam Chomsky, que j’apercevais parfois derrière sa fenêtre du rez-de-chaussée, accoudé à une petite table devant un écran et entouré de livres. Je tentais de l’attirer dehors.

— Viens voir les filles qui marchent en pleine lumière !

Un trait lumineux pénétra mon œil droit. La voix du docteur Agostini se fit rassurante.

— Patientez un instant... Ah, voilà, oui, on voit bien la cataracte ambrée le long de la blessure. Pourquoi ne l’avez-vous pas fait opérer ?

— Je sors de vingt ans de prison.

Quand il a relevé la tête, son visage indiquait la surprise mais aucune réprobation.

— Vingt ans, quand même... On m’avait prévenu qu’il ne faisait pas payer les indigents. Ce qu’il me proposa, mais je refusai et réglai la consultation.

La belle interne qui m’examine rejette sa tête en arrière et lisse ses cheveux bruns tirés en queue de cheval.

— Bien sûr, la cataracte se dessine parfaitement. Mais ce n’est pas tout. Un nodule nébuleux est visible au fond de l’œil.

Pendant l’examen, mon drap est tombé. De mes mains menottées j’essaye péniblement de le remettre sur mes épaules nues. Elle fait vérifier son diagnostic par un professeur. L’interne de l’UHSI les a rejoints. Le professeur s’inquiète d’un diabète. La tête de l’interne conteste. Les deux hommes égrainent des chiffres et des sigles à mes yeux mystérieux. Enfin je reconnais la faiblesse astronomique de mes plaquettes sanguines. Le professeur souffle de surprise. Puis ils poursuivent ensemble leur rosaire à voix basse.

Quelques jours plus tard, vers 9 heures, je suis à nouveau prêt pour me rendre au bloc. L’aide-soignante vérifie que j’ai bien rasé mes genoux. Arrivés dans le couloir d’accès, le comité d’accueil nous attend. Elle me parle à l’oreille.

— Ce coup-ci, pas d’attente : aujourd’hui, vous êtes la vedette. Imaginez, une telle maladie, ils n’en voient qu’une ou deux par carrière !

Malgré l’encombrement plus important encore de matériels, cette salle d’opération me paraît plus vaste que les précédentes. Dénudé et installé les bras en croix, j’entends dans mon dos citer le nom de notre ami Chester Erdheim. Mon dernier souvenir avant de perdre connaissance est celui de l’anesthésiste qui se penche sur moi.

Le diagnostic est confirmé quelques jours plus tard. La professeure aux lunettes à monture rouge me rend visite.

— M’autorisez-vous à présenter officiellement votre cas au conseil scientifique ?

Elle m’assure que je dépendrai désormais du pôle des maladies rares de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière à Paris.

— Vous connaissez ?

— Oui, bien sûr, boulevard de l’Hôpital, dans le treizième.

Gislaine avait passé son enfance dans le même quartier que moi, près de la rue Negreneys, à Toulouse[2]. Elle était déjà malade depuis longtemps quand elle luttait avec nous. Une maladie orpheline. Plus tard, elle profitera de ses passages à la Salpêtrière pour participer à nos activités. Elle est morte aujourd’hui. Son ancien compagnon, Ratapignade, comme on l’avait surnommé[3], m’écrit encore.

Restée seule, l’infirmière s’assit au pied de mon lit, à l’opposé de ma jambe opérée.

— Une maladie aussi rare, il faut le faire. À l’hôpital, tout le monde en parle. Ce midi, à la cafétéria, deux médecins chantaient presque « On a une Chester ! On a une Chester ! »... Vous vous rendez compte ?

— Oui. Je me rends surtout compte que c’est moi qui l’ai !

— Quoi donc ?

— La maladie de Chester. Et que je lui rendrais bien.

— À qui ?

— À Chester. Ou même à son collègue Erdheim...

(À suivre…)

Jann Marc Rouillan

Extrait de Paul des Épinettes et moi. Sur la maladie et la mort en prison, Agone, 2010, p. 3-19.

Dernier livre paru : Dix ans d'Action directe. Un témoignage, 1977-1987, Agone, 2018.

Notes