Au jour le jour

Le scalp de monsieur Bergeret

''Un récent sondage de « rentrée » nous a appris que, dans leur grande majorité, les enseignants sont mécontents et insatisfaits de leur sort. La belle information que voilà ! Il y a beau temps que l’on sait que le corps enseignant est un corps malade, un corps qui souffre et dont les membres ne se sentent guère heureux.

Faut-il rappeler que le mal est déjà ancien et que ses causes profondes sont liées non pas aux aléas de la conjoncture mais aux évolutions de longue durée qui ont affecté les structures de notre société depuis le siècle dernier ?

Qu’en est-il exactement : dès la fin du XVIIIe siècle, et davantage encore au XIXe, dans la société nouvelle issue de la Révolution, on a vu s’affirmer une opposition fondamentale (elle-même venue de bien plus loin) entre deux figures sociales antithétiques qui, confondues sous le bonnet du « citoyen », étaient en fait la double incarnation de l’esprit même des Lumières : l’entrepreneur capitaliste et l’enseignant républicain. (Ne parlons pas, ici, du prolétaire, troisième figure et non la moindre.) On pourrait dire que chacun d’eux donnait à sa façon un visage à la double postulation rationaliste exprimée, un siècle auparavant, par la voix de Descartes : l’entrepreneur en « se rendant comme maître et possesseur de la Nature », le savant en préférant « être moins gai et avoir plus de connaissance », car « c’est une plus grande perfection de connaître la vérité ».

Ce clivage originel a été opérant jusqu’à la fin de la IVe République, en se déclinant sous forme d’oppositions dérivées dans de multiples domaines, comme celles du bourgeois et de l’artiste, de la boutique et de la bohème, du maître de forges et du maître d’école, du capitaine d’industrie et du mandarin, du patron et du professeur, etc. Dans chaque cas, l’antagonisme des deux univers existentiels avait pour fondement objectif la recherche et l’accumulation d’une variété ou une autre de capital économique d’un côté et de capital culturel de l’autre. La littérature romanesque nous a laissé des descriptions inoubliables de ces tragicomédies humaines. Remarquons au passage que la radicalité apparente de l’opposition faisait oublier qu’on avait affaire à des mondes sociaux obéissant, chacun avec sa spécificité propre, à l’impératif majeur de toute activité capitaliste, tel qu’il a été expressément formulé au XVIIIe siècle par les théoriciens libéraux : « Enrichissez-vous ! » La concurrence, faite d’admiration, de crainte, d’envie et de mépris réciproques, entre les frères ennemis du capitalisme, tenait à la nature, matérielle ou symbolique, du capital amassé qui commandait évidemment toutes les stratégies de conquête ou de défense des positions et les échelles de valeurs afférentes. Du côté du capital économique, en vertu des convictions philosophiques religieuses et morales encore dominantes, véhiculées par les Humanités classiques et l’héritage chrétien, on était censé être soumis aux pesanteurs du pouvoir temporel, du corps, de la matière, du corruptible. À l’inverse, du côté du capital culturel, on était censé se trouver sur la voie de l’envol spirituel, de la connaissance, de l’âme, de l’impérissable. En somme, c’était la vieille querelle entre la Tête et l’Estomac, dans sa version civilisationnelle, qui a sous-tendu nombre d’affrontements politiques et sociaux, avec des fortunes diverses pour les riches en argent et pour les riches en science, les uns ne pouvant se passer des autres ; ainsi, par exemple, la IIIe République, en intronisant les instituteurs « hussards » de l’ordre républicain, a-t-elle beaucoup œuvré pour le lustre du corps enseignant. Mais après la Seconde Guerre mondiale, la France, comme les autres pays d’Europe occidentale, a adopté le modèle de développement du capitalisme américain dont une des caractéristiques est, non pas d’ignorer le capital culturel – comment le pourrait-on ? – mais d’en soumettre étroitement le mouvement aux lois mêmes de la mécanique économique (retour rapide sur investissement, rentabilité maximum, utilité pratique, etc.). Depuis cinquante ans, la question est réglée : la séculaire compétition entre les Horaces et les Curiaces du capitalisme a pris fin avec la subordination totale du capital culturel au capital économique et financier. Comme ricane le richissime Warren Buffett : « La guerre des classes, c’est ma classe qui l’a gagnée ! ». Le patron a terrassé le professeur, le marchand a pulvérisé l’enseignant, le gestionnaire a éclipsé l’universitaire et autour de monsieur Bergeret ligoté au poteau d’infamie, Babbitt ivre d’orgueil fait la danse du scalp.

De cette défaite historique, on peut craindre que les enseignants ne se relèvent jamais. C’est de cette intuition douloureuse qu’ils sont depuis longtemps malades et les jeunes générations (largement féminisées, symptôme infaillible de la dévalorisation sociale) plus encore que les anciennes pour s’être laissé embarquer dans le train de l’élitisme moderniste et managérial. Ils sentent bien, derrière les bricolages réformistes des « nécessaires évolutions », que la misère de leur position est irrémédiable dans un monde où ils pèsent moins que les gladiateurs et les histrions, un monde auquel leur mission était d’insuffler du sens et qui leur préfère désormais d’autres marchands de rêve.

À l’exception de quelques poignées de fiers entêtés, ils sont allés s’embourber pour la plupart dans le marécage de la social-démocratie où ils s’efforcent sans trop y croire, par un activisme associatif désordonné, de s’entretenir eux-mêmes dans l’illusion qu’ils n’ont pas tout à fait cessé d’être le sel de la Terre.

On comprend que les enseignants ne soient pas heureux, mais seuls des inconscients pourraient se réjouir de leur malheur.

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois d'octobre 2013.

Du même auteur, vient de paraître, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).