Au jour le jour

La « société du risque » : une peur qui rassure ? (1)

Le gouvernement par la peur est une recette aussi vieille que la domination Depuis l’Antiquité jusqu’aux dictatures bureaucratiques et policières qui continuent de sévir ici et là sur la planète, en passant par les régimes totalitaires de funeste mémoire, les gouvernants n’ont jamais renoncé à inspirer la crainte pour obtenir l’obéissance des gouvernés.

Néanmoins, on sait, sans même avoir lu les Cahiers de prison de Gramsci, qu’il s’agit là, au moins sur le long terme, d’une politique… à risques, et que pour obtenir des dominés l’acceptation de leur condition le consentement vaut toujours mieux que la coercition. Multiples sont les moyens d’y parvenir, et c’est à leur aune que l’on mesure d’ordinaire les avancées « démocratiques » de l’oligarchie capitaliste[1]. L’un d’eux, d’apparition récente, mérite toutefois de retenir l’attention dans la mesure où, par suite d’un retournement qui pourra paraître à première vue paradoxal, la peur en constitue à nouveau l’ingrédient principal, mais instrumentalisée de telle sorte qu’elle se transmue en adhésion.

Cette étrange alchimie opère en trois temps, dont chacun correspond à la composante idéologique spécifique qu’il conviendra d’introduire dans les « cerveaux disponibles » – pour reprendre la formulation d’un grand prêtre de la manipulation médiatique de masse. Le premier temps, celui de l’inquiétude, voire de l’angoisse, sera consacré à déverser dans lesdits cerveaux toutes les bonnes (ou, surtout, mauvaises) raisons de s’effrayer du monde tel qu’il va… ou ne va pas, afin de persuader leurs détenteurs qu’ils vivent dans une société désormais régie par « le risque ». Le deuxième temps est celui de la conjuration. « Le risque », sous ses différentes facettes, sera exorcisé grâce à l’application à toutes fins utiles d’une panacée à vocation universelle : le « principe de précaution ». Le troisième temps est celui du soulagement provoqué par l’annonce de la bonne nouvelle : la possibilité d’un « développement durable ». Un soulagement sous conditions, toutefois, et toujours provisoire, qui explique que ce troisième temps ne soit pas le dernier – nous verrons comment –, les deux autres devant être sans cesse réactualisés pour que celui-ci exerce pleinement ses effets.

De ce qui précède ressort l’un des traits majeurs qui distingue la peur, brutale, diffusée dans le corps social, propre aux régimes où l’oppression rime avec la répression, de celle, insidieuse, que l’on instille dans les esprits « en démocratie » pour s’assurer de leur docilité. Dans un cas, la menace vient expressément du pouvoir d’État lui-même ; dans l’autre, elle vient d’« ailleurs » – encore qu’avec la notion de « société du risque » (nous y reviendrons) on ne sait plus trop qui menace qui : la société, en créant « le risque », ou celui-ci, en pesant sur celle-là ? Quoi qu’il en soit, la peur n’émane pas de la même source, du moins pour qui doit la ressentir. Car, bien qu’il se veuille libéral et non autoritaire, on va voir que, dans sa version « démocratique », c’est encore l’État, en y incluant ses différentes branches locales décentralisées et les officines para-étatiques qu’il subventionne, qui orchestre la peur. Mais, autre caractéristique qui le différencie nettement de ses versions dictatoriales, il bénéficie du concours d’une foule d’exécutants qu’il n’est même pas besoin de mener à la baguette. Certains, même, se sont chargés de donner le la sans qu’on le leur ait demandé. C’est donc par eux, chronologie oblige, que l’on commencera pour entreprendre de déchiffrer ou, plus exactement, de décrypter la partition de cette petite musique du « risque » devenue de plus en plus assourdissante.

Le risque tous azimuts ou comment acclimater à la peur

Selon les supputations de prophètes très écoutés – notamment par les politiciens adeptes de la « troisième voie » social-libérale – des temps postmodernes, tels le philosophe Ulrich Beck ou le sociologue Anthony Giddens[2], « nous » serions déjà entrés dans une « société du risque », aussi différente de la « société industrielle » que celle-ci l’était de la « société agraire » qui l’avait précédée. Passons (pour y revenir plus loin) sur ces qualificatifs, qui font bon marché des rapports sociaux de production qui structurent (ou ont structuré) ces sociétés, orientent leur développement et, pour ce qui est des deux dernières, les définissent d’abord comme capitalistes, avec tout ce que cela implique quant aux valeurs et aux finalités auxquelles obéit leur fonctionnement. Ce qui gêne au premier abord dans l’assertion évoquée plus haut, c’est le pronom qui précède l’énoncé, « nous ». Au premier abord seulement, car on va voir que son utilisation n’est, en réalité, pas étrangère à l’occultation qui vient d’être mentionnée. Elle en est même l’un des corollaires obligés.

Pronom aux connotations ethnocentriques, le « nous » ressurgit immanquablement dans les discours de maints penseurs ou chercheurs médiatisés à chaque fois qu’on sollicite leurs lumières pour dégager le sens du cours pris par l’évolution de « nos » sociétés. Qu’il s’agisse des loisirs, de l’information, de la mobilité, des pratiques alimentaires, vestimentaires ou érotiques et de bien d’autres « questions de société », c’est toujours « nos » habitudes, « nos » désirs, « nos appréhensions » et « nos modes de pensée » qui sont en cause. C’est-à-dire, tout bien pesé, ceux de la petite bourgeoisie intellectuelle, étant donné l’appartenance de classe des experts habilités à traiter de ces sujets et, surtout, leur incapacité foncière à prendre quelque distance (en dépit de leurs prétentions à la « neutralité axiologique ») avec l’éthos de leur milieu. Or, il faut tout de même admettre que l’avènement supposé d’une « société du risque » ne se présente pas de la même manière pour les « gens d’en haut » – en y incluant les membres des « classes moyennes urbaines et cultivées » –, qui ne sont confrontés, somme toute, qu’à des éventualités, et, pour ceux « d’en bas », aux prises avec des réalités.

Si les « décideurs », politiques ou économiques, par exemple, prennent des risques, c’est, en général, qu’ils ont choisi de le faire, et ce sont, d’autre part, rarement eux qui en subissent les conséquences. (Tous se sont prémunis de parachutes, dorés ou non, pour atterrir en douceur s’il leur arrive d’être éjectés d’un gouvernement ou d’un directoire pour cause de prises de décisions catastrophiques.) Quant aux figures de proue du complexe médiatico-intellectuel qui ont fait leur le « paradigme du risque » pour rendre compte de la marche du monde, on se demande ce qu’ils peuvent bien risquer eux-mêmes à s’en faire les relais complaisants en cette ère du conformisme généralisé, où le ridicule ne tue plus depuis longtemps. D’autant qu’un certain nombre d’entre eux font une lucrative carrière comme « spécialistes » dans la « prévention » ou la « gestion des risques ». Et, surtout, on oublie que la maîtrise des risques est l’apanage des nantis. À tel point qu’on en vient à glorifier la « prise de risques », lorsqu’elle est le fait d’entrepreneurs particulièrement audacieux et chanceux, sous le nom de « culture du risque ».

Pour les démunis, en revanche, confrontés aux conditions d’existence précaires qui leur sont imposées, il s’agit de survivre aux risques quotidiens effectifs qui en découlent, et non de « gérer » ceux à venir, c’est-à-dire de les anticiper comme de simples éventualités. En ce qui concerne les ouvriers ou les employés, ces risques échappent à tout contrôle. La pauvreté, par exemple, n’est pas un risque parmi d’autres mais le risque majeur pour tous ceux qui vivent un peu au-dessus de son « seuil », officiel ou non. Ou, pour d’autres encore moins bien lotis, une réalité effective entraînant des risques immédiats, bien réels cette fois-ci : maladie, enfants à l’abandon, rupture conjugale, perte du logement, clochardisation voire décès prématuré, point ultime de la « désaffiliation ». Mais ce n’est évidemment pas ce type de risques, qui se sont multipliés pour les exploités avec la « mondialisation » et la « flexibilisation » de l’économie, qu’aiment à mettre en avant les théoriciens de la « société du risque ». Ce qui ne veut pas dire qu’ils n’y songent pas, leur fonction idéologique étant précisément de produire un discours d’accompagnement vulgarisé par les médias, susceptible de noyer le poisson de la fragilisation professionnelle, psychologique et existentielle des classes dominées liée aux nouvelles modalités de l’accumulation du capital, dans une mer d’incertitudes où baignerait la société tout entière. D’où ce « nous » rassembleur appelant à se serrer les coudes devant l’adversité. Et culpabilisateur aussi, puisque de celle-ci « nous » porterions la commune responsabilité. Comme le ressassent à l’envi les bons apôtres du « développement durable » : « Nous devons revoir nos modes de vie. » Mais surtout pas nous en prendre au mode de production capitaliste.

Sans doute la notion de « risque » ne date-t-elle pas d’hier. Le mot remonte au XVIe siècle et la « chose » plus loin encore, même s’il n’y avait pas de terme pour la désigner. Il est dérivé du terme italien ancien « risco », en usage parmi les armateurs, les négociants et les banquiers, vénitiens et génois notamment, à propos des aléas d’origine naturelle (tempêtes) ou humaine (pirates, avaries) inhérents aux transports par mer de cargaisons sur de longues distances. Il faudra cependant attendre la fin du XXe siècle pour que cette notion soit érigée en « paradigme » apte à donner sens à ce qu’il advient des sociétés et de l’humanité – limitées, de fait, à leurs composantes « occidentales » – confrontées à des dangers inédits, d’une ampleur et d’une gravité sans précédents. La liste, jamais close, en est largement connue, et il semble donc inutile de la reproduire ici. Il importe, en revanche, de s’arrêter sur le concept de « risque » lui-même qui englobe ces dangers, ou, plus exactement, sur la représentation globale qu’il en propose (et en impose) pour dégager le principe qui fonde cette dernière : la dénégation systématique des contradictions d’un mode de production parvenu à un stade de développement où il se révèle avant tout comme un mode de destruction aussi bien de la nature que de l’humanité.

Selon Ulrich Beck, il faut rompre avec la conception traditionnelle du risque liée à une idée progressiste mais dépassée de la modernité, baptisée pour cette raison « première modernité », reposant sur le principe qu’« on pouvait construire des objets et des mondes techniques sans conséquences inattendues[3]». Idéologie dominante depuis le dernier tiers du XIXe siècle, le scientisme excluait toute forme de rationalité autre que la rationalité instrumentale. Dès lors, il revenait aux experts de la techno-science de définir le risque et de déployer des techniques rationnelles de probabilité et de calcul pour prévoir et prévenir les risques attendus. Cependant, objecte Beck, d’une part, l’évaluation du risque reste, malgré toutes les garanties de scientificité dont elle s’entoure, subjective et partielle car tributaire de points de vue particuliers qui, aussi informés et étayés soient-ils, sont incapables d’embrasser la complexité de la société globale, et, d’autre part, le langage de spécialistes employé par les experts peut gruger le public au lieu de l’informer. D’où, toujours selon Beck, le passage nécessaire et déjà en cours à une nouvelle phase de la modernité : la « modernité réflexive ».

Le postulat de départ, présenté comme il se doit comme un constat, est que, « quoi que nous fassions [le « nous » qui mêle indistinctement ceux qui agissent et ceux qui sont agis est plus que jamais de rigueur], nous nous attendons à des conséquences inattendues[4]». Cela parce qu’il serait impossible aujourd’hui d’imputer les risques à des causes externes, c’est-à-dire d’ordre naturel, dont les effets sont toujours prévisibles, au moins dans les limites des avancées scientifiques et techniques. Car avec une « modernisation achevée », identifiée par Beck au triomphe d’un « système industriel » devenu sans frontières, l’extériorité disparaît et le risque, désormais internalisé, devient systémique, comme le montrent, par exemple, les nouveaux périls d’ordre écologique engendrés par la société moderne elle-même. Achevée au plan matériel, la « modernisation » n’en poursuivrait pas moins son cours, mais elle serait amenée à s’appliquer en quelque sorte à elle-même, l’ordre productif cédant alors la place à l’ordre cognitif. Ainsi deviendrait-elle autoréférentielle – autrement dit « réflexive » –, pour déboucher sur une (auto)critique du productivisme, du scientisme et du technicisme, à l’origine des nouveaux risques à affronter.

Il est permis de se demander, au vu de ce qui précède, quelle place y occupe un phénomène tel que le terrorisme, lequel n’a pas peu contribué, comme chacun sait, à réactiver les débats autour de la prise en compte du risque comme condition sine qua non de la survie des sociétés contemporaines[5]. La réponse de Beck est révélatrice des limites de la capacité explicative de sa théorisation du risque, limites inhérentes à son positionnement dans le champ politico-idéologique. Même s’il pare son soutien à l’« économie sociale de marché » des plumes de la critique sociale, son positionnement est fondamentalement conservateur[6]. Le sociologue allemand distingue entre les risques « qui font partie de la “société mondiale du risque” », comme les « dangers écologiques et économiques », et les nouvelles menaces terroristes, dont l’attentat du 11 septembre 2001 aurait accéléré la prise de conscience. Si les premiers doivent être compris « comme conséquences secondaires non voulues d’actions intentionnelles », les activités terroristes se présenteraient, quant à elles, comme des « catastrophes délibérément provoquées »[7]. En d’autres termes, ces dernières n’auraient rien à voir avec la dynamique propre à la « société mondiale du risque », leur caractère « voulu » suffisant à placer leurs auteurs hors de celle-ci, pour ne pas dire hors de l’humanité civilisée.

On aura compris que le « nous » qui prévaut d’ordinaire dans les discours sur « le risque » n’est plus de mise ici. Ou alors il cesse implicitement d’être englobant pour se faire excluant puisque c’est face à « eux » et, compte tenu de leur invisibilité, aux communautés suspectes de les abriter qu’il convient de se montrer vigilant et de se mobiliser. Quitte à ne pas se montrer très regardant sur les moyens mis en œuvre pour neutraliser le risque supplémentaire qu’ils font courir à une « société mondiale » qui a déjà suffisamment à faire avec ceux qu’elle génère elle-même.

[à suivre...]

Jean-Pierre Garnier

Texte initialement paru dans Réfractions, n° 19, hiver 2007-2008. —— Jean-Pierre Garnier est notamment l'auteur de Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires à paraître en mars 2010 aux éditions Agone.

Notes
  • 1.

    Louis Janover,La Démocratie comme science-fiction, Sulliver, 2007.

  • 2.

    Ces deux maîtres à penser l’« après-socialisme » ont leurs épigones en France, en particulier l’économiste Jean-Pierre Dupuy et le philosophe Bruno Latour.

  • 3.

    Ulrich Beck,Pouvoir et contre-pouvoir à l’heure de la mondialisation, Alio/Aubier, 2003.

  • 4.

    Ibid.

  • 5.

    Selon les prospectivistes de la lutte antiterroriste, le « terrorisme international » n’en serait encore qu’au stade « artisanal ». À la différence du terrorisme d’État, exclu de leurs préoccupations car dénié comme tel (sauf quand il est le fait d’« États voyous »), les risques « industriels » (nucléaire, bactériologique ou chimique) qu’il pourrait être amené à faire courir ne font pas encore partie de sa panoplie.

  • 6.

    Il faudra bien, un jour, procéder à la révision d’une appellation pour le moins incontrôlée. Si l’on compare l’idéologie désuète et régressive d’un G.W. Bush et de ses conseillers, avec celle sémillante et moderniste d’un Tony Blair et ses spin doctors, ou de leurs équivalents « continentaux » européens (D. Strauss-Kahn, G. Schroeder, M. D’Alema, J. L. Zapatero, etc.), il devrait être évident que l’étiquette de « néoconservateur » s’appliquerait beaucoup mieux au « social-libéralisme » dont ils sont les figures emblématiques.

  • 7.

    Ibid.