Au jour le jour

Le relativisme qui fait pschitt (1)

On aurait pu croire à juste titre que les Science Wars – qui eurent lieu dans les vingt dernières années du siècle précédent – sont à présent terminées. Il n'en est rien…

Les Science Wars mettaient en avant un ensemble de disciplines et de courants qui entendaient, à des degrés divers, contester que la science incarne la rationalité et le savoir, contre les tenants d’un establishment universitaire et scientifique qui entendrait, selon ses critiques, faire taire la voix des minorités et brider la pensée libre et créatrice, en imposant une vision absolutiste et dogmatique de la science. Deux arguments dominaient : l’argument relativiste, selon lequel les théories scientifiques sont bien moins objectives et établies que la science officielle semble le dire, notamment parce quelles sont toutes relatives à des cadres de pensée contingents ; et l’argument politique, selon lequel ces théories sont soumises à des intérêts sociaux et politiques, la prétendue autorité de la science ne reposant que sur le pouvoir de ceux qui la gouvernent.

L’argument relativiste venait de la philosophie des sciences elle-même, avec la contestation de l’image dite « dominante » du progrès scientifique des positivistes et de Popper par des auteurs comme Kuhn, Feyerabend, ou Lakatos, mais aussi par des sociologues des sciences comme David Bloor ou Bruno Latour et des philosophes comme Michel Foucault. Mais cet argument fut vite radicalisé par les auteurs qui formèrent bientôt la nébuleuse de ce qu’on appela tantôt « postmodernisme », tantôt « French Theory », un complexe imprécis d’idées et de thèses comprenant aussi bien les thèmes du structuralisme français des années 1960 (la psychanalyse, la déconstruction) que le post-colonialisme et la politique des «identités». Le lien entre ces critiques de la science et les thèses plus classiques du relativisme culturel et du multiculturalisme est assez évident.

C’est cet ensemble d’idées que visait le canular d’Alan Sokal en 1996 [1]. On aimerait pouvoir dire, à la manière du poète :

Enfin Sokal vint, et le premier de la science Fit sentir une juste cadence, D’un canular bien placé enseigna le pouvoir, Et réduisit le savoir aux règles du devoir.

Que reste-t-il, vingt ans après, du canular de Sokalet des discussions qui ont suivi le florilège de non-sens et d’impostures intellectuelles qu’il avait composé avec Jean Bricmont ? En un sens, pas grand-chose. On aurait pu penser que l’affaire Sokal aurait porté un coup d’arrêt à l’obscurantisme de toute une partie de la production en critique littéraire, en philosophie et en sciences sociales [2] ; et que les droits de la raison, du sérieux et de l’éthique intellectuelle auraient pu, sinon être rétablis, du moins à nouveau respectés.

Mais les penseurs postmodernes que le canular visait, qui n’ont vu dans celui-ci qu’une manifestation de scientisme vulgaire, ont continué à prospérer : Derrida, Deleuze, Kristeva, Lacan et Serres sont toujours honorés et lus avec ferveur. La French Theory a certes vécu, et le constructivisme en philosophie des sciences ne fait plus recette, mais des idéologues dogmatiques comme Alain Badiou et Zlavoj Zizek tiennent toujours le haut du pavé. La pensée glissante et chatoyante d’un Bruno Latour, l’une des principales cibles de Sokal, n’a rien perdu de son pouvoir de séduction. […]

Et l’irrationalisme triomphant ne bénéficie pas seulement à une frange d’intellectuels starisés. Les critiques de la science au nom de la religion furent prompts à s’approprier les thèmes postmodernistes : si la science est si mal assurée dans ses théories, si ses progrès ne sont pas aussi fermes qu’on le croit, si des notions comme celles de vérité ou de preuve sont fragiles et au service de toutes sortes de pouvoirs, qu’est-ce qui nous permet de croire aux théories les mieux établies de la science comme celles de la physique ou de la biologie de l’évolution ? Les créationnistes et les penseurs religieux n’ont pas été longs à tirer parti des Science Wars et de l’ère du soupçon. Mais s’ils ont célébré les penseurs qui apportaient de l’eau au moulin du constructionnisme, ils ont aussi célébré les noces de la science et de la religion, grâce à un double standard : quand la science ne va pas dans le sens de la religion, on doute de son objectivité, et quand elle apporte de l’eau à son moulin, elle devient un allié précieux. La Fondation Templeton, qui est devenue aujourd’hui l’une des principales sources de financement dans les humanités mais aussi dans les sciences, incarne parfaitement cette nouvelle alliance [3].

Dans un contexte aussi déprimant, les quelques travaux qui s’efforcèrent, dès les années 1980, de dénoncer ces courants irrationalistes, sceptiques et relativistes, subirent à peu près le même sort qu’une génération plus tôt les critiques du bergsonisme [4]. On les oublia. Depuis les sophistes anciens que combattait Platon, tous ceux qui s’attaquent au relativisme ont l’impression d’avoir affaire à un habile judoka. On a beau chercher une prise sur son kimono, et montrer l’incohérence des arguments relativistes, il parvient à vous échapper. En apparence du moins.

L’irrationalisme a trois méthodes de défense bien éprouvées. La première est l’ignorance et le silence, selon le principe nescio vos, je ne te connais point. La seconde est le déni : aucun de ceux qu’on accuse de relativisme ne soutient cette thèse, dont tout le monde sait qu’elle se réfute elle-même – selon la formule de Putnam : « Le relativisme est vrai (pour moi).» Le relativisme prétendu est, comme le disait Russell au sujet de l’accusation de faire de la métaphysique, «une opinion que ne soutient pas l’auteur ». Pas vu, pas pris. Ni Lévi-Strauss, ni Foucault, ni Derrida ni même Protagoras ne sont relativistes ! [5] La troisième est l’argument du moralisme : ceux qui accusent les autres de relativisme et d’irrationalisme sont des sermonneurs, dont la défense des « valeurs » intellectuelles masque la complicité avec les pires conservateurs [6]. Pire encore : en appeler à la Raison, faire ce que Foucault appelait « le chantage à l'Aufklärung», c’est plat, intellectuellement banal, et potentiellement dangereux. Qui irait en effet se réclamer de cette vieille lune sinon ceux qui cherchent à nous intimider et nous gouverner [7] ? […]

Les relativistes ont plusieurs points en commun avec les les positivistes et les pragmatistes.Ils forment peut-être même une famille, celle de l’antiréalisme, dont les versions sont plus ou moins radicales, selon quelles acceptent ou refusent l’objectivité du vrai. À l’opposé, le réalisme n’est pas toujours à l’abri de la menace sceptique et relativiste. Car plus il met haut la barre de la connaissance, plus il court le risque que, de nos échecs partiels à connaître, on conclue à un échec global de la connaissance. La même difficulté affecte le faillibilisme, thèse commune à toutes les positions : la connaissance scientifique est faillible, et soumise par essence à révision. Mais jusqu’à quel point l’est-elle ? Un faillibilisme dur, comme celui de Popper, soutiendra que toutes nos théories sont par principe réfutables si elles sont scientifiques, alors qu’un faillibilisme modeste ou raisonnable soutiendra qu’il existe un noyau de connaissance constant, fiable, et moins aisément révisable.

Bien des choses ont changé depuis la seconde moitié du siècle précédent, mais les mêmes positions sont toujours là. On peut même dire quelles se sont durcies. Le réaliste ne serait certainement plus représenté par Popper, dont les vues ont toujours été plus proches de ce qu’il appelle le «rationalisme critique» d’inspiration kantienne, ni par Putnam, qui a abdiqué ses toniques positions réalistes des années 1970 et 1980 pour aller vers une forme de réalisme tantôt « interne », tantôt « naturel », plus proche de celui de la philosophie du sens commun. Le réalisme scientifique s’est profondément renouvelé avec David Armstrong, David Lewis, Michael Devitt, E.J. Lowe, Alexander Bird et de tout un courant de « métaphysique des sciences » qui n’a pas eu les pudeurs des générations antérieures pour faire revivre des conceptions modales comme celles des causes ou dispositions naturelles, voire des essences 8. Le positivisme n’a plus les allures triomphantes qu’il avait encore du vivant de Carnap, mais il vit encore dans la philosophie formelle des sciences qui s’épanouit en Europe dans les œuvres de philosophes comme Wolfgang Spohn, Hannes Leitgeb, Erik Olsson, qui perpétuent les idéaux de rigueur de ce courant profondément rationaliste. L’empirisme constructif de Bas van Fraassen et les théories bayésiennes de la science mettent au premier plan la théorie probabiliste du savoir scientifique et développent des conceptions antiréalistes assez traditionnelles. Mais les antiréalistes s’avancent à présent plus souvent sous la bannière d’une conception que l’on pourrait appeler modélisatrice ou simulationniste des explications scientifiques. À l’instar de Nancy Cartwright, ils soutiennent que la science ne peut plus proposer de théories profondes mais essentiellement des modèles, qui sont autant de fictions heuristiques. Le pragmatisme fleurit toujours en philosophie des sciences dans des œuvres comme celles d’Isaac Levi, de Philip Kitcher, de Robert Brandom et de Huw Price, et dans nombre de théories sociales de la science post- deweyennes.

Quant au relativisme, il est partout, bien qu’il se soit recyclé sous de nouveaux labels. Le relativisme sociologique du « Strong Program » de Barry Barnes et David Bloor ne fait plus recette, pas plus que la version wittgensteinienne jadis proposée par Peter Winch. On préfère se dire, comme Bruno Latour, « pluraliste » en célébrant la pluralité des « modes d’existence », tout en conservant les mêmes thèses constructionnistes selon lesquelles la réalité est «construite» ou « manufacturée » socialement. Des auteurs comme Martin Kusch revendiquent même un relativisme conséquent. Et tes historiens des sciences et les tenants des science studies font bien plus que de la sociologie des sciences pour analyser les dimensions sociales du savoir : ils soutiennent que la science est intégralement une entreprise sociale, et quelle n’a pas de privilège spécial par rapport à divers types de « savoirs » et de techniques. L’épistémologie se revendique féministe : elle ne peut plus ignorer, nous dit-on, les identités sociales et de genre.

Foucault n’a pas seulement survécu dans les esprits et les cœurs : il est triomphant. On ne voit pas que les relativistes d’aujourd’hui disent quoi que ce soit de différent de ce disait Bloor en 1982 : « La stabilité d’un système de croyances [dont la science] est la prérogative de ceux qui l’utilisent. » 

Pascal Engel

Extrait de la préface au livre de Larry Laudan, Science et relativisme, Matériologiques, 2020.

Du même auteur, Manuel rationaliste de survie, à paraître aux éditions Agone le 22 octobre 2020

8. On ne confondra pas ces formes de réalisme métaphysique avec celles qui se sont récemment parées de ce titre sous le nom de « réalisme spéculatif » ou de « nouveau réalisme », qui sont en réalité des sous-produits du postmodernisme et des idéalismes post-kantiens (je les ai décrites dans « Le réalisme kitsch », Zilsel, 2015). Le réalisme n’est pas un postulat, il se mérite.

Notes
  • 1.

    . Alan Sokal, « Transgressing the Boundaries : Towards a Transformative Herme- neutics of Quantum Gravity », Social Text n° 46-47, « Science Wars », 1996, p. 217-252, et avec Jean Bricmont, Impostures intellectuelles, Odile Jacob, 1997.

  • 2.

    . L’appellation d’obscurantisme renvoie aux anti-Lumières et à une tendance traditionnelle à refuser la raison – mais le sujet a été renouvelé par Jon Elster, « Obscurantisme dur et obscurantisme mou dans les sciences humaines et sociales », Diogène, 2010, n° 229-230, p. 231-247.

  • 3.

    . Lire Yves Gingras, Science et religion, PUF, 2015.

  • 4.

    . On pense notamment à Une philosophie pathétique, le bergsonisme, de Julien Benda. Mais le postmodernisme des années 1970-1990 a désormais face à lui quelques excellents livres, dont Jacques Bouveresse, Rationalité et cynisme (Minuit 1986) et Paul Boghossian, La Peur de savoir (Agone, 2007).

  • 5.

    Dans son livre sur la « pensée et la personne » de Foucault, Paul Veyne nous dit que celui-ci est juste un sceptique, et non un relativiste, ce qui semble à ses yeux le dédouaner de cette accusation infâme. Barbara Cassin revendique un relativisme « non subjectiviste » et « conséquent ». On laissera au lecteur apprécier s’il vaut mieux être sceptique et relativiste conséquent que relativiste tout court. Lévi-Strauss a alterné les déclarations relativistes et universalistes sur la culture. Après avoir critiqué le « logocentrisme » et vu dans la raison la censure et l’oppression, Derrida, nous a expliqué qu’il vénérait la vérité et la raison.

  • 6.

    . Par exemple, François Cusset dans son livre sur la French Theory, pour qui le travail de Sokal est « un douteux appel aux valeurs ». Ou encore Laurent Jaffro et Sandra Laugier, qui reprennent l’antienne consistant à assimiler la référence aux règles de la vérité et de la preuve à du moralisme (« Retour du moralisme ? », Cités, 2005, n° 5).

  • 7.

    . Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? », Dits et écrits-IV, repris in Œuvres, Gallimard-« La Pléiade », vol. II, 2016.