Au jour le jour

Introduction à la survie rationaliste

Dans son Éloge historique de la raison, Voltaire met en scène la Raison et la Vérité sa fille parcourant l’Europe, d’où elles avaient jadis été chassées, et arrivant en France, où elles ne trouvent à « dire que du bien du temps présent ». C’est supposé se passer vers 1775. La mère et la fille ne manquent cependant pas de noter que, si les orages revenaient, elles auraient à retourner dans leur puits. Le moins qu’on puisse dire est qu’au cours du XXe siècle notamment elles ont eu à y retourner, et même qu’on les a sommées de le faire définitivement. Il n’est pas sûr que, si elle revenait aujourd’hui, la Raison ne trouverait à dire que du bien. Le pire est que, si elle revenait avec sa fille, il n’est même pas sûr qu’on les reconnaisse tant on les a affublées d’oripeaux propres à les rendre haïssables et méconnaissables.

La raison n’a plus la cote. On ne sait même pas s’il y a une ou plusieurs formes de raison, ni ce en quoi peut consister le rationalisme. Le problème n’est même plus qu’on fasse des procès au rationalisme, qu’on l’accuse d’entretenir l’idéal impossible d’une raison universelle, d’être incapable d’invention, de ne pas prendre en compte l’histoire, la diversité des cultures et des formes de vie. Le problème est que la raison a disparu des radars. Elle ne désigne plus qu’une notion vague et confuse, qui semble revenir à l’idée que, si on a « ses » raisons, elles sont aussi bonnes que celles de quelqu’un d’autre, aussi irrationnel soit-il. On nous dit même que les mystiques, les fous, les sorciers ont « leur » rationalité. Peut-être est-ce parce qu’on est revenu au règne de l’opinion, ou même à celui de l’ignorance.

Mais si la raison s’est évanouie, cela ne s’est pas fait par hasard. Certains soutiennent qu’elle n’a même jamais existé indépendamment de ses incarnations dans des figures historiques du savoir. D’autres disent qu’elle n’a jamais existé que comme fiction. On dira aussi que si une certaine figure de la raison, immodeste et toute puissante, prétendant tout expliquer et tout régir, a disparu, des formes moins impérieuses mais tout autant insidieuses ont pris sa place. Je crois au contraire qu’il existe, dans la pensée et dans l’action, indépendamment des lieux et des époques, un ensemble de capacités et de principes constitutifs de ce que nous appelons « raison », et qu’il est possible de les décrire, non pas sous la forme impossible d’une somme sur la raison, mais en examinant un ensemble de circonstances où elle nous manque, et en essayant de répondre à diverses attaques dont elle est régulièrement l’objet. […]

Non contente d’avoir produit toutes ces catastrophes en chaîne, la raison avait déjà aggravé son cas, en méprisant le cœur, qui a ses raisons qu’elle ignore. Loin d’être fraîche et tremblante comme la Vérité sa compagne, elle est aigre et rechignée, pleine de haine des passions, des émotions et du sentiment. Dualiste et constipée, elle a peur du corps, elle ne sait pas ce que peut un corps. Minerve hiératique, elle ignore l’histoire, le devenir, le changement. Elle se croit intemporelle alors qu’elle est tout entière aux mains du temps. Elle se croit absolue et à l’abri du cratère d’où elle tonne, alors qu’elle est au mieux toute relative, toute contextuelle et toute située. Quand elle se sent vouée à ses Concepts purs et sans mélange, elle ignore la durée, la souplesse, la fluidité des choses, mais aussi le sensible et les qualités même (elle n’apprécie ni le vin, ni la chair du monde, elle ne sait pas danser). Pour couronner le tout, elle est la mère des Normes : c’est elle qui nous impose ses Étalons, ses Règles, ses Codes, avec lesquels elle nous gouverne, nous enserrant dans les mailles d’un immense filet de micro-pouvoirs distribués partout dans la société, pires encore que la dictature qu’elle avait mise en place à son époque totalitaire. Les monstres qu’elle engendre ne sortent pas quand elle est endormie mais quand elle est vigilante et insomniaque. Elle incarne la mort, la douleur, le travail du négatif. Ultime grief : la raison est contre la Vie.

Avec ces portraits à charge viennent des récits de libération. À la tyrannie de l’Un et du Tout on oppose la joie du Multiple. Au despotisme de l’Identité on oppose le règne de la Différence, du Divers. À la pseudo-autorité de la raison, on oppose la résistance des multitudes. À la Raison colonisatrice on substitue la pensée décolonisatrice, qui fera régner la raison plurielle.

« Vous caricaturez, Monsieur, vous brossez un tableau de peintre en bâtiment, et sans même les finitions. Nous n’avons jamais été contre la raison – que tout le monde a en partage et qui est notre bien le plus précieux –, mais avons seulement réclamé qu’on n’en fasse pas un usage doctrinaire et dogmatique. Ce sont les rationalistes purs et durs, les fondamentalistes du concept qui nous dégoûtent de la raison. Au contraire, un vrai rationaliste doit être contre la raison totalitaire, afin de proposer une raison supérieure, une raison plus vaste et plus tolérante. Ce n’est pas le soi-disant rationaliste autoproclamé qui est le vrai serviteur de la raison mais celui qui sait offrir une raison chaleureuse, une raison qui épouse les formes de la vie et du devenir, qui réunisse le multiple au sein de l’Un, qui soit attentive à la particularité des êtres et des choses, qui prenne soin des victimes et qui nous rende libres. »

Madame de Tencin disait à Fontenelle : « Ce n’est pas un cœur que vous avez là, c’est de la cervelle ! » On n’a pas cessé de nous dire, au moins depuis Bergson, qu’on ne voulait plus d’une raison intellectualiste et rigide. On n’a pas cessé de nous affirmer qu’on n’avait rien contre les principes de la logique et de la méthode scientifique mais qu’on aimerait bien les dépasser dans une logique plurielle, capable de réunir art et science, raison et passion, universel et singulier, imagination et concept. Quand Foucault, dans un texte célèbre sur les Lumières, nous demande de ne pas céder au « chantage de l’Aufklärung » et de ne pas orienter « nos enquêtes vers “le noyau essentiel de rationalité” qu’on peut trouver dans l’Aufklärung » mais vers une « ontologie critique du présent », le moins qu’on puisse dire est qu’il est loin d’être certain que ce projet ne revienne pas à une liquidation pure et simple des Lumières [1].

Comme le vit Benda, le véritable chantage vient de ceux qui nous enjoignent de renoncer aux principes de la raison. Pour Benda, c’était une forme de trahison. « Je crois, dit-il, n’avoir point trahi mon état en honorant la rigidité de la raison, sa volonté de ne point fléchir sur ses principes, de ne point s’accommoder [2]. » Il est extraordinaire que la fuite en rase campagne passe à présent pour le summum du courage et de la lucidité, et que les adversaires les plus résolus du rationalisme viennent nous chanter « Plus rationaliste que moi, tu meurs ». Un empressement soudain a saisi les adversaires de la raison, qui viennent à présent célébrer ses louanges. L’irrationalisme est nécessairement œcuménique : tout lui va, le rationalisme aussi. Comme le dit encore Benda : « On voit l’inégalité du combat. Le rationaliste dit à son adversaire : “Nous prenons le rationnel et nous vous laissons le mystérieux.” Le mystique répond : “Je prends le mystérieux et aussi le rationnel.” Chose d’ailleurs naturelle chez qui refuse toute distinction entre être et connaître. Le rationaliste doit comprendre le mystique : ce que ce dernier n’est pas tenu de lui rendre [3]. »

L’ignorance et le mépris de la raison sont des constantes de l’esprit humain, et l’on retrouve à toutes les époques l’illogisme, le non-sens, le mysticisme, le romantisme, le culte de l’intuition et de l’émotion, la sophistique, le relativisme, les anti-Lumières et la séduction de l’irraison. Il n’est pas nouveau qu’il faille, selon l’expression de Vincent Descombes, « philosopher par gros temps ». Mais on peut dire que le temps que l’on a vécu en France a été particulièrement gros. L’histoire est connue et a été abondamment commentée. La domination quasiment sans partage de la philosophie heidéggerienne, du nietzschéisme, du lacanisme, puis celle du foucaldisme et du deleuzisme, a créé une vulgate irrationaliste qui a pris, comme presque toujours en France où les philosophes n’aiment pas dire qu’ils appartiennent à des écoles, la forme d’un éclectisme de l’anti-raison. Le diagnostic que portait en 1962 Gilles Deleuze n’a pas vieilli : « La philosophie française présente des amalgames qui témoignent de sa vigueur et de sa vivacité, mais qui comportent aussi des dangers pour l’esprit. Bizarre mélange d’ontologie et d’anthropologie, d’athéisme et de théologie. Dans des proportions variables, un peu de spiritualisme chrétien, un peu de dialectique hégélienne, un peu de phénoménologie comme scolastique moderne, un peu de fulguration nietzschéenne forment d’étranges combinaisons [4]. »

Deleuze a raison de parler d’éclectisme. Dans ces courants, il y a à la fois des critiques radicales de la raison et de petits coups de chapeau à la raison, un peu comme si leurs auteurs se rendaient soudain compte des conséquences indésirables de leurs vues et faisaient prestement marche arrière. Cet éclectisme n’a pas disparu et n’est pas propre à la France. Il s’est fondu depuis longtemps dans une philosophie « populaire » transformée en journalisme philosophique, qui aspire à faire « l’ontologie du présent » et à décrire le Zeitgeist, l’« esprit du temps », par une sorte de sociologie spéculative qui vise à saisir l’époque à travers la vie quotidienne.

Les thèmes de la mort de la philosophie, de la révolte radicale contre les abstractions, l’universel, la logique et tout ce qui peut ressembler à l’exercice ordinaire de la critique et du jugement s’associent périodiquement à des « retours » à de grandes métaphysiques spéculatives, mais aussi à l’intuition bergsonienne ou à des philosophies de la vie. L’irrationalisme ne se présente jamais au grand jour comme tel (pas plus que le sceptique ou la relativiste) : il ne défend jamais sa thèse ouvertement car il sait qu’elle s’auto-réfute. […]

Il ne vient manifestement jamais à l’esprit des antirationalistes que le rationalisme ait depuis bien longtemps intégré l’incertain et le hasard dans la connaissance et dans l’action, qu’il ait envisagé l’idée d’une connaissance de l’individuel et qu’il ait renoncé à l’idéal de certitude.

En fait, le rationalisme véritable soutient exactement le contraire de toutes ces thèses : la raison implique l’existence de principes abstraits mais applicables à la réalité et indépendants de notre volonté ; elle ne s’identifie pas à la rationalité pratique et technique ; et il y a un primat de la raison théorique, dont les normes ont le pouvoir de nous guider et sont le meilleur garant de la démocratie.

Les thèses antirationalistes courent comme des fils rouges dans la pensée française, du volontarisme cartésien quant aux vérités éternelles au conventionnalisme de Poincaré et à l’anti-logicisme, en passant par le vitalisme bergsonien, la volonté de puissance nietzschéenne, l’idéalisme spiritualiste et l’existentialisme de la « phénoménologie à la française », y compris dans son plus récent tournant « théologique [5] ». Quand des penseurs contemporains reformulent ces principes dans leur langage, les mots changent mais les mêmes thèses demeurent.

On dit que le rationalisme est plat et répétitif. Mais c’est l’irrationalisme qui est monotone. Ces dix principes de l’irrationalisme ne sont pas propres à la pensée éclectique française contemporaine. On les retrouve ailleurs. Mais on peut dire qu’ils sont les articles de base de ce que, paraphrasant Péguy (qui parlait d’un « parti intellectuel » [6]), on pourrait appeler le « Parti de l’anti-raison ». Ses contours ne sont pas mieux définis que celui dont parlait Péguy, et il faudrait bien plus qu’un essai pour décrire la force des dogmes antirationalistes qui le composent. Mais on les retrouvera dans les écrits de la génération post-sartrienne, chez Foucault, Deleuze, Derrida, Serres et les poetae minores du post-structuralisme, puis de la génération suivante, celle des « nouveaux philosophes » et des penseurs du présent, et dans celle des « pluralistes » aussi bien que des « monistes » et des « nouveaux réalistes » ou des éclectiques qui marient philosophie de la vie, pragmatisme et éthique [7]. Tous membres, à un titre ou un autre. Le Parti de l’anti-raison ne désigne pas tant un corps de doctrines – même s’il y en a, et qui sont parfaitement reconnaissables – qu’un ensemble de conceptions, de styles et de schèmes de pensée qui ne sont pas seulement ceux qu’on désigne vaguement sous le nom de French Theory, ni ceux propres à des doctrines ou auteurs particuliers dans une géographie particulière. Ce sont aussi des thèmes et des schèmes qui ont acquis le statut de philosophie de notre grande époque. En ce sens, la France – qui aime à se penser comme une exception culturelle et philosophique – est devenue vraiment universelle. […]

Bien que ce livre soit dirigé contre l’irrationalisme qui a dominé la philosophie française, il serait à la fois naïf et injuste de soutenir que cette dernière en a le privilège. J’ai toujours été étonné d’entendre mes collègues anglais et américains moquer la French Theory alors même que leurs pays en produisaient des quantités industrielles et étaient en large partie responsables de ce succès français.

Mais la philosophie n’est pas seule en cause. La culture ambiante – celle des médias et de la société qu’on appelle, par une ironie involontaire, « de la connaissance », et celle qui, à l’argument, préfère l’invective, la délation, voire la censure pure et simple – est une puissante source de diminution du rôle et des ressources de la raison…

Pascal Engel

Extrait de l'introduction au Manuel rationaliste de survie, Agone, 2020 – en librairie ce jour

Notes
  • 1.

    Michel Foucault, « Qu’est-ce que les Lumières ? » (1984), Œuvres, Gallimard, « La Pléiade », t. 2, 2015, p. 1380-1397 ; Jacques Bouveresse « Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ? », Essais IV, Agone, 2004.

  • 2.

    Julien Benda, Exercice d’un enterré vif [1945], La Jeunesse d’un clerc, Gallimard, 1969, p. 285.

  • 3.

    Julien Benda, « Le procès du rationalisme », La Pensée, 1946, no 6, p. 100-103.

  • 4.

    . Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p. 223.

  • 5.

    Dominique Janicaud, Le Tournant théologique de la philosophie française, L’Éclat, 1990.

  • 6.

    Charles Péguy, « De la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne devant les accidents de la gloire temporelle », Les Cahiers de la quinzaine, 1907 ; lire aussi Daniel Lindenberg, Y a-t-il un parti intellectuel en France ?, Armand Colin, 2013.

  • 7.

    Par définition, l’éclectisme n’est pas une école. Il n’y a pas non plus, en France, de par la structure du monde intellectuel, d’écoles au sens doctrinal du terme. Aucun penseur ne se réclamera de telle figure : tous seront irréductiblement originaux, sans attaches. En revanche, il y a des obédiences, qui se structurent plus du côté du monde éditorial et des médias que de l’université.