Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XXX) Portrait d'un dirigeant travailliste

Dirigeant de la gauche du Labour,  leader de fait de l’opposition au gouvernement d’union nationale de Churchill, directeur de Tribune, ministre de la Santé et du Logement dans le gouvernement travailliste depuis 1945, Aneurin Bevan (1897-1960) sera l’un des artisans de la création des assurances maladies. Quatre ans après avoir fait cet enthousiasmant portrait (qu’on qualifierait sans doute aujourd’hui de « populiste »), Orwell déclara : « Si seulement je pouvais devenir l’éminence grise de Bevan, nous aurions vite fait de remettre ce pays sur pied. »

Pendant les années de guerre, Aneurin Bevan – « cet architecte de la déloyauté », comme Mr Churchill l’a appelé dans un moment de colère – était connu comme le plus turbulent des parlementaires sur les bancs de l’opposition, et c'est en 1944 que son propre parti a failli l’expulser parce qu’il avait voté contre le gouvernement sur un sujet important.

L’hebdomadaire dont il était rédacteur en chef, à la suite de sir Stafford Cripps [1], critiquait également la conduite de la guerre et la politique étrangère britannique avec une liberté qui frisait parfois l’irresponsabilité. Ces activités ont eu comme résultat de l’étiqueter dans l’esprit du public comme le mauvais garçon du parti travailliste et de dissimuler les réalisations solides qu’il a obtenues grâce à son travail. Et pourtant, en ce qui concerne la tâche qui consiste à reloger les Britanniques, son expérience du gouvernement au niveau local et dans l’administration des syndicats est sans doute aussi importante que l’énergie fébrile de son tempérament.

Fils de mineur, Aneurin Bevan est né en 1897. Il a quitté l’école à treize ans pour aller travailler à la mine. Malgré sa force physique, c’était un garçon timide et livresque, gaucher, qui souffrait d’un grave bégaiement, lequel a tendance à revenir lorsqu’il est épuisé. Dans les courts moments de loisirs qu’il avait, il lisait avec voracité, sa lecture préférée étant la philosophie. Il a dit qu’il avait eu la chance de pouvoir s’éduquer grâce à la bibliothèque publique de Tredegar 2, qui se trouvait être excellente, et grâce au bibliothécaire, qui s’est intéressé de près à lui. Quant à son bégaiement et à sa timidité, il s’en est débarrassé en participant à des réunions de rues et à des événements où il savait qu’il devrait parler sans préparation.

Quelques années plus tard, il a réussi à quitter la mine et à faire des études au Central Labour College. Il n’avait que dix-neuf ans quand il est devenu président de la plus importante section syndicale de mineurs au sud du pays de Galles, et il était encore un jeune homme quand il est devenu membre du Conseil général urbain local. Il était un agent des mineurs pendant le conflit des mineurs de 1926 et il est député du Ebbw Vale depuis 1929. Son passé aurait dû le faire sympathiser avec la tendance syndicaliste du parti travailliste mais en fait, jusqu’à récemment, les dirigeants du TUC 3  le considéraient avec suspicion.

Ses partisans, en dehors de sa circonscription, sont surtout des « intellectuels » venus des antennes locales du parti et de la masse croissante des classes moyennes dont les sympathies sont passées à gauche au cours des cinq ou dix dernières années. Il était très proche de sir Stafford Cripps jusqu’à ce que Cripps rejoigne le gouvernement de Churchill, et on trouve beaucoup de réfugiés étrangers socialistes parmi ses amis et ses conseillers. Il est davantage un extrémiste et un internationaliste que le député travailliste moyen, et c’est le mélange de cela avec son origine ouvrière qui en fait un personnage intéressant et inhabituel.

Sur tous les sujets de politique intérieure – logement, sécurité sociale, éducation, santé publique –, Bevan pense et réagit comme un homme de la classe ouvrière. Il sait très bien à quel point la balance penche en défaveur de quiconque gagne moins de cinq livres par semaine et, pendant la guerre, il a défendu le droit à la grève des ouvriers, même quand les grèves ont eu ou auraient pu avoir un effet néfaste sur l’effort de guerre. Mais il possède très peu – certains de ses adversaires diraient qu’il possède dangereusement peu – de sentiments de revanche personnelle contre la société. Il ne semble pas avoir de conscience de classe au sens classique. Il paraît être à l’aise avec des personnes venant d’un peu partout. Il semble difficile d’imaginer quelqu’un qui soit moins impressionné par le rang social ou qui ait moins envie de se montrer supérieur avec des subalternes. Tous ceux qui le connaissent un tout petit peu l’appellent par son diminutif, « Nye ». Son tempérament s’approche de celui qu’on désignait autrefois sous le nom de « mercuriel » – un tempérament capable de dépression soudaine mais pas d’un pessimisme établi. Ses manières turbulentes peuvent parfois donner l’impression à des observateurs rapides qu’il manque de sérieux, et ses admirateurs n’ont jamais dit que la ponctualité était sa plus grande qualité. En réalité, il a une immense capacité de travail et parvient à passer beaucoup de temps dans sa circonscription plutôt inaccessible.

Certaines des qualités de Bevan remontent sans doute à son origine galloise. Bien qu’assez peu intéressé par le nationalisme gallois, il n’a pas perdu contact avec ses origines et a gardé des traces de son accent gallois. Il passe toujours les rares vacances qu’il s’accorde à grimper dans les montagnes de sa région. Il est un Celte typique non seulement par la rapidité de sa parole et ses brusques changements d’humeur mais aussi par le respect qu’il porte à l’intellect. On ne peut pas le soupçonner de se sentir « supérieur » aux arts et de ne pas en être touché, comme c’est en général le cas pour les hommes pratiques. Ceux qui ont travaillé avec lui dans le domaine du journalisme ont remarqué avec plaisir et étonnement qu’ils se trouvaient enfin devant un homme politique qui sait que la littérature existe et qui arrêtera même de travailler cinq minutes pour discuter d’un détail de style. La campagne de Bevan contre Churchill, au Parlement et dans la presse, était très âpre et manquait parfois de dignité. Il y a eu des moments où Bevan paraissait être conduit par une animosité personnelle, et Churchill, lui aussi, semblait vouloir « croiser le fer » davantage avec Bevan qu’avec d’autres. Certains observateurs ont remarqué que les deux hommes étaient des antagonistes naturels « parce qu’ils sont tellement semblables ». Il est vrai qu’il existe des ressemblances. Les deux hommes sont naturellement cordiaux mais capables de propos grossiers et de colères soudaines, les deux hommes ont vu leur carrière retardée par une « ingéniosité » qui faisait peur à leurs collègues plus flegmatiques. Reste encore à savoir si Bevan est vraiment l’égal de Churchill en ce qui concerne l’obstination.

Le poste qu’il occupe en ce moment, un poste où il n’est pas seulement responsable de la santé publique, mais également du relogement, est ingrat et difficile. Le public attend évidemment des miracles quant au logement et ne peut qu’être déçu de ne pas avoir droit à suffisamment de maisons. Bevan en est très conscient et sait qu’il va devoir se battre avec les autorités locales, avec l’industrie du bâtiment et avec la British Medical Association 4. Il a des idées claires en ce qui concerne ce qui est désirable et ce qui est possible pour le logement.

Ses préférences personnelles vont plutôt vers la maison que vers l’appartement et il a pour principe que tout le monde devrait avoir le droit de choisir entre les deux. Mais il comprend aussi que, si les gens doivent vivre dans de grandes agglomérations, ils doivent s’étendre verticalement ; il aimerait donc, si possible, populariser le concept de la petite ville consistant en un seul bâtiment – le « gratte-ciel en pleine campagne ».

Il a demandé ce poste parce qu’il tient absolument à nettoyer les taudis, parce qu’il se rend compte des effets du manque de logement sur le taux des naissances et parce qu’il sait qu’il faut pratiquer la médecine sur une base non commerciale. Ceux qui le connaissent sont persuadés qu’il peut prendre des décisions courageuses, qu’il obtiendra des résultats et qu’on le reverra bientôt sur les manchettes des journaux comme un personnage bien différent du débatteur fougueux de ces dernières années.

George Orwell

Publié sans signature le 14 octobre 1945 dans The Observer, cet article a été écrit pour l’essentiel par Orwell, comme l’a confirmé son ami David Astor, propriétaire et directeur du journal (trad. fr., Bernard Hoepffner, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, p. 313-319).

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984 (dès à présent disponible en souscription) lire : — Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis » (BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) — Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes de la rédaction

2Ville industrielle du sud-est du pays de Galles.

3. Trade Union Congress : la confédération des syndicats britanniques.

4. Le syndicat des médecins généralistes.

Notes
  • 1.

    Député travailliste aux Communes en 1931, leader de l’aile gauche de son parti, surnommé le « Châtelain rouge », Richard Stafford Cripps (1889-1952) est considéré comme un théoricien de valeur, respecté pour son intégrité personnelle et pour ses convictions socialistes intransigeantes. En 1937, il fonde Tribune, qu’il dirige pendant trois ans, mais rompt ses liens avec le journal quand Churchill le nomme ambassadeur à Moscou (1940-1942). En mars 1942, il est envoyé en mission en Inde pour proposer un accord au parti du Congrès indien : celui-ci soutiendrait l’effort de guerre en échange de quoi, une fois la guerre gagnée, l’Inde accéderait graduellement à l’indépendance. Nehru et le parti du Congrès exigent une indépendance pleine et entière, ce que Cripps est dans l’impossibilité d’accorder. À cette époque et pendant quelques mois, Orwell pense que, si la situation devient révolutionnaire, Cripps pourrait prendre la tête d’un véritable mouvement socialiste. Mais, en octobre de la même année, celui-ci est nommé ministre de la Production aéronautique. Après guerre, il sera ministre des Finances dans le gouvernement travailliste (1947-1950), se faisant le champion d’une politique d’austérité.