Au jour le jour

L'ère de la « post-raison »

Les « fake news » et leurs « faits alternatifs » sont la conséquence d'un abandon de la rationalité. Il faut s'entraîner à l'autodéfense intellectuelle en apprenant à traquer les sophismes et les erreurs de raisonnement.

On a beaucoup parlé de l'« ère de la post-vérité », mais personne n'a encore appelé notre époque l'ère de la « post-raison ». C'est étonnant car les violations de la raison sont au moins aussi virales que les fake news, et les célébrations de la défaite de la raison quasiment aussi fréquentes que les tweets des défenseurs des faits « alternatifs ». Le recours à l'argument d'autorité, l'appel à l'opinion, l'argumentum ad populum [1], le transfert d'expertise (X est expert sur Y, mais s'autorise à se prononcer sur Z), les procès d'intention, le sophisme génétique (les idées de X sont fausses parce qu'elles ont telle cause), le biais de confirmation (privilégier les données qui confirment les hypothèses en accord avec nos idées) et quantité d'autres paralogismes, sont endémiques. On tolère sans protester les contradictions : « Le chômage cesse de diminuer mais il n'augmente pas » ; et les tautologies absurdes : « L'avion est en retard en raison d'une arrivée tardive de l'appareil. » Quantité de gens pensent que si l'on ne peut pas prouver que le monstre du Loch Ness n'existe pas, alors c'est qu'il existe. On admet sans broncher que si quelqu'un dit « C'est mon opinion », toute critique de l'opinion en question revient à en interdire l'expression.

Si l'on est sensible aux fake news, n'est-ce pas parce qu'on n'est tout simplement pas en mesure d'évaluer nos raisons de les croire ou pas ? Les psychologues ont montré que nous errons dans nos raisonnements les plus simples, que nous sommes incapables d'évaluer les probabilités élémentaires, et que nombre de nos décisions sont absurdes. Ils ont soutenu qu'il y a deux systèmes dans notre cerveau : l'un, évolutionnairement ancien, traitant les informations automatiquement et soumis aux émotions ; l'autre, plus récent, plus lent et plus analytique. Le cerveau rapide prend le plus souvent le pas sur le cerveau lent. Si nous sommes massivement irrationnels, alors qu'y a-t-il d'étonnant à ce que nous avalions tant de bobards ?

Peut-on résister à cette irraison logée en nous en rétablissant, par l'éducation au raisonnement et la réflexion, les pouvoirs de la raison et de la critique ? Même pas, nous disent les psychologues évolutionnistes. Car la réflexion nous trompe souvent et les normes logiques ne gouvernent rien. Selon Hugo Mercier et Dan Sperber, le raisonnement n'a pas évolué en vue d'établir la vérité mais uniquement en vue de l'emporter sur nos adversaires : nous ne raisonnons que pour argumenter dans le cadre d'un jeu social où nous favorisons systématiquement notre propre point de vue et nos intérêts [2]. Même quand on nous met les faits sous le nez, nous ne changeons pas d'avis. La raison elle-même n'est que le produit de la coordination sociale. Nos « raisons» ne sont que des rationalisations après coup de processus qui échappent à tout contrôle. Il est surprenant que les naturalistes les plus lucides rejoignent ici les sophistes et les obscurantistes. Ce diagnostic pessimiste des psychologues rejoint celui de Schopenhauer, pour qui la logique n'était qu'un art d'avoir toujours raison, et celui que le post-modernisme a toujours porté sur la raison et la vérité : ce sont des illusions dangereuses. La raison est tellement dévaluée que les pires irrationalistes prétendent « rendre la raison populaire » et que même les tenants de la foi religieuse se sentent rationalistes à bon compte.

Voilà qui semble nous laisser aussi nus dans la savane des fausses informations que nos ancêtres hominidés dans la leur. Mais nous ne sommes pas aussi illogiques que le disent les pessimistes de la raison. Ce qui gouverne nos raisonnements n'est pas que le souci de « gagner » et de persuader : nos processus cognitifs n'ont évolué que parce qu'ils sont globalement fiables, sans quoi notre espèce n'aurait pas survécu. S'ils le sont, n'est-ce pas parce qu'ils suivaient le chemin de vérités et de processus de raisonnement objectivement corrects ? La notion même de « raisonnement correct » n'a pas de sens sans l'idée qu'elle peut répondre à un ordre objectif.

Même si nous nous berçons de fausses raisons sur notre point de vue, nous sommes assez bons pour corriger les erreurs des autres. Et même si la réflexion peut nous tromper, s'ensuit-il qu'elle ne puisse pas s'améliorer et acquérir un pouvoir régulateur ? Même les évolutionnistes du XIXe siècle, comme Peirce, admettaient que les règles logiques issues de l'évolution avaient un pouvoir de guidage objectif de nos raisonnements. Penser logiquement, c'est penser par rapport à un but précis digne d'intérêt, et tout humain sait faire cela.

Au contraire, les fake news sont destinées à nous faire penser sur n'importe quoi. Rétablissons les sujets dignes de pensée, celle-ci fonctionnera mieux. Les gens ne sont pas totalement incapables de raisonner, ni de distinguer des informations plausibles d'autres qui ne le sont pas. Nous trions bien les ordures. On peut s'entraîner aux techniques d'autodéfense, ne peut-on s'entraîner à l'autodéfense intellectuelle en apprenant à traquer les sophismes et les erreurs de raisonnement ? La raison a encore ses chances. Swift disait que l'homme n'est pas rationnel mais capable de raison. Pas besoin de plus pour reprendre la main.

Pascal Engel

Texte initialement paru dans Libération le 20 février 2018 sous le titre « Si on ne peut pas prouver que le monstre du Loch Ness n'existe pas, c'est qu'il existe... ».

Du même auteur, à paraître aux éditions Agone : Les Vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle.

Notes
  • 1.

    Littéralement « preuve pour le peuple » ou « appel au peuple » (la traduction la plus fréquente dans les livres de sophismes), l’argumentum ad populum est un type d'argument d'autorité où la vérité d'une proposition dépend du seul fait que le plus grand nombre la soutiendrait. [ndlr]

  • 2.

    Hugo Mercier et Dan Sperber,The Enigma of Reason, Penguin, 2017.