Au jour le jour

Bienvenue dans notre cauchemar (II)

À la fin du XVIe siècle, en Grande-Bretagne, il y eut une explosion de théâtre. Des gens se mirent à raconter pour d’autres des histoires nerveuses et sanglantes qui pariaient de la difficulté de se satisfaire d’un monde déchiré.

Il y eut Thomas Kyd (1558-1594), il y eut Thomas Dekker (1572-1632), il y eut Christopher Marlowe (1564-1593), et puis Shakespeare (1564-1616). C’était un siècle après que le capitaine génois, celui qu’on surnomma, quand sa splendeur fut passée, l’Amiral des moustiques, Christophe lui-même, eut découvert le Nouveau Monde.

Le Nouveau Monde ne suffit pas à rendre les gens, sinon heureux, du moins portés à l’optimisme. Londres, à la fin du XVIe, de ce qu’on appela la Renaissance, était emplie d’angoisse : peur de la peste, peur de l’incendie, peur de la misère, surtout, qui venait frapper même les confortables, car on découvrait alors les joies de l’inflation, de la spéculation, de l’argent-banque, peur de ne plus croire aux dieux anciens, peur de ne plus savoir que croire.

Marlowe est sans doute la figure la plus représentative de cette époque, lui qui bénéficia mystérieusement de la toute nouvelle mobilité sociale, et, fils de cordonnier, put faire des études aux côtés des gens bien nés, lui qui se trouva mêlé à toutes les zones d’ombre de son temps, et sut les revendiquer : agent secret, homosexuel, athée probablement, agitateur d’idées, dans la mouvance confuse de ce Giordano Bruno qui venait de se faire brûler pour n’avoir pas cru aux légendes qui affermissaient la société à laquelle il appartenait. Marlowe était parfait en grand insoumis, incapable de ne pas souffrir d’être né en un temps qui enterrait les croyances de naguère, sans encore en inventer de nouvelles. Cela lui permit d’avoir une vie d’orages et d’écrire des chants brutaux, énormes, formidables, à la gloire des étranges frontières à traverser, en soi, et des pays à conquérir et où s’anéantir, en soi. Cela lui permit de nous transmettre les secousses et les songes d’une fin de siècle désespérée, et somptueusement arrogante.

Chaque époque porte ainsi ses sismographes, et oracles, et magiciens : grandioses ou obscurs, ils déploient leur imaginaire, et c’est celui de tous, sans qu’on le sache nettement ; on s’y reconnaît, on y retrouve l’air du temps, mode au sens mondain, ou mode… d’être. Quand l’artiste est superbement définitif, ou quand il est définitivement mineur, c’est alors que se cristallisent le mieux les courants qui font la mer de notre monde mental collectif. Naguère, pour dire, sans le savoir, ou en le sachant vaguement, les complications d’un univers qui ne s’expliquait plus uniquement par la seule raison, et l’empire sur soi, il y eut des romans noirs, et d'Ann Radcliffe (1764-1823) à Horace Walpole (1717-1797), on connut le pire et le meilleur, jusqu’à, ultime mouture, radicale et ironique et terminale, l’œuvre de Lautréamont (1846-1870).

Un peu plus de deux siècles plus tard, ce sera pareil : quand les peurs et les désirs flous se disent, c’est de la littérature, et c’est notre rumeur. De Pierre Merle (qui évoque la vie d’un vieil ado triste, incapable d’inventer ses amours et sa vie, englué dans les vieux fantasmes du rock’n' roll) à Philippe Perrin (série de poèmes froids et rigolards, aux allures de Maldoror mâtiné de Ranxerox, qui content le rock, la nuit la peur de vivre, la blessure du monde) : qui semblent bien dire que nous étions dans un long cauchemar mou.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans Révolution le 15 novembre 1991, p 13.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).