Au jour le jour

Un quotidien terrifiant

Un petit roman déconcertant, pour ne pas dire carrément sournois. Tout en silences et en glissements, ce Sombre dimanche de Beryl Bainbridge. Déjà, l'histoire est louche, à la fois banale et folle dingue…

Deux jeunes femmes travaillent dans une petite usine de mise en bouteilles, à Londres. L'une d'elles a organisé une sortie pour tous les ou­vriers, un dimanche d'automne, à la campagne. Elle meurt au cours de cette sortie. Mort naturelle ou assas­sinat ? Assassinat. Qui est le meur­trier ? Peu de suspense, on le sait as­sez vite, et de toute façon. on n'est pas vraiment noyé de larmes à ré­clamer vengeance. A vrai dire, le suspense, pour les personnages de l'histoire, porte plutôt sur « com­ment s'en débarrasser » - du cada­vre. Elle est tout simplement mise dans un fût et envoyée avec les au­tres fûts, dans un port lointain. C'est à peu près tout.

Déjà, même raconté comme ça, à plat, c'est un peu bizarre. Mais ça devient encore plus bizarre quand on sait que cette histoire, quelque peu funèbre, est racontée avec une froideur rigolarde, totalement dé­nuée de sentiment, et qu'elle laisse en mémoire une impression de bla­gue qu'on n'a pas comprise, de drame pervers, fuyant comme de l'eau. C'est qu'en fait il s'agit là d'un livre méchamment violent, où l'hu­mour perfide ouvre sur les profon­deurs noires des désirs. Ce roman se donne des allures réalistes pour mieux faire passer, mine de rien, un fantastique glacé, quotidien, ter­rifiant, le fantastique des vies bana­les.

Freda, vingt­-six ans, un mètre soixante-dix-huit, cent kilos -- « elle voulait qu'on l'appelle mon tout petit ». EIle est une mutante, déjà si grande si forte, mais aussi si volontaire et efficace. Elle veut faire du théâtre, hante le soir les cafés d'artistes, travaille en attendant dans cette petite usine à patron italien, ouvriers italiens, seule Anglaise avec sa colocataire. Elle est amoureuse du neveu du patron, amoureuse, non, peut­-être pas, mais bien décidée à l'« avoir », et elle est en chemin pour y arriver, cette active Freda qui mi­lite pour le syndicat, se bat et pro­clame qu'aux prochaines élections elle vote communiste.

Brenda partage aveç elle son petit logement, c'est Freda qui l'a recueil­lie, a trouvé pour elle deux ce travail, c'est Freda qui la bouscule et s'occupe d'elle ; dans un mélange d'amitié, d'agacement, de haine parfois. Brenda est un peu plus âgée, petite, fragile, elle vient d'un milieu aisé, contrairement à Freda, et elle a peur de tout. Brenda se fait sauter dessus par des hommes qu'elle n'ose pas décourager, car, « enfant, elle avait avait appris qu'il était grossier de dire non, à moins de penser le contraire ». Brenda fait toujours sem­blant, mais c'est vers elle que vont­ désirs et douceurs, tandis que Freda l'Amazone fait peur. Tout arrive à cause de Brenda, mais souterrainement. C'est l'homme que Brenda affole qui tue Freda, par accident et par dépit, c'est sur une insinuation de Brenda que Freda quitte le groupe pour gagner le bois où elle va mourir.

La pauvr­eté est la scène même où s'agitent les désirs de chacun. Freda veut s'en sortir, avec ses moyens. Brenda, elle, ne veut que vivre le moins possible, le plus à l'écart. La pauvreté les empêche d'avoir d'autres rêves. C'est sur ce fond de dé­sespérance et de misère, notamment sexuelle, que la perversité de Brenda va nouer l'action. Brenda, qui vient d'ailleurs, fait tout échouer, du fond de sa fausse passivité morne, et à la fin, retourne chez ses parents, très logiquement.

Dans ce roman lisse et trompeur, les rapports entre les gens sont don­nés à reconstruire, et non expliqués ; et ils sont terrifiants. Tout le monde y est brutal, faute de mots, tout le monde y est plein de contradictions actives, traversé de haines subites, d'abandons étranges, qu'ils ne peuvent transformer. Freda ­­veut chan­ger de vie, et en meurt. Les autres, les ouvriers d'usine, continuent leur existence de misère et d'usure.

Dans ce roman troué d'obscurité, la part est donnée belle au lecteur ;­ à lui de trouver le fonctionnement réel de l'histoire. On se croit dans le quotidien même, on est dans l'extravagance même. C'est brillant, secret, dérobé et évident comme un roman de Patricia Highsmith, mais en plus drôle et plus troublant, car­ ­les pièg­es de la tragédie sont cachés dans les demi-silences du texte.

Évelyne Pieiller

Texte initialement paru dans Révolution le 6 novembre 1981, p 38.

De la même autrice, journaliste au Monde diplomatique, à paraître, Mousquetaires et Misérables (Agone, mai 2022).