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L’ingérence française en Côte d’Ivoire

Raphaël Granvaud et David Mauger sont les auteurs de Un pompier pyromane. L’ingérence française en Côte d’Ivoire d’Houphouët-Boigny à Ouattara, le dernier ouvrage de la collection « Dossier noir », coédité avec l’association Survie. En septembre dernier, ils ont donné une interview à Billets d’Afrique.

Billets : La Côte d’Ivoire fait au­jourd’hui figure de bon élève du conti­nent africain. Pourquoi vous être intéressés à ce pays ?

Interroger les interventions militaires est un véritable enjeu de démocratie. On l’a bien compris lors de l’intervention américaine en Irak et le renversement de Saddam Hussein sous George W. Bush. On commence à s’en rendre compte pour l’opération française en Libye et la suppression de Mouammar Kadhafi sous Nicolas Sarkozy. Il nous a semblé nécessaire de revenir sur l’intervention de l’armée française en Côte d’Ivoire, qui eut lieu à la même période et qui est venue solder une longue crise politico­-militaire par l’accession d’Alassane Ouattara au pouvoir. La Côte d’Ivoire d’Houphouët­-Boigny était en quelque­ sorte le berceau historique de la Françafrique. L’arrivée au pouvoir d’Alassane Ouattara en 2011 est un véritable retour à l’ordre ancien. Grand défenseur du Franc CFA, comblé d’avoir vu la base militaire de Port­-Bouët se pérenniser en devenant l’une des bases opérationnelles avancées de l’armée française en Afrique, cet ancien Pre­mier ministre d’Houphouët fait aujourd’hui le bonheur de la diplomatie française, qui n’a plus d’yeux que pour le taux de croissance af­fiché et les contrats engrangés. Pourtant l’« émergence 2020 » promise par Ouattara n’aura pas plus de réalité que le « miracle ivoi­rien » sous Houphouët. Il est plus que temps d’interroger le rôle de la France dans la création de cette illusion.

Dans votre livre, vous accusez les auto­rités françaises d’avoir si ce n’est susci­té au moins laissé faire la tentative de putsch contre Laurent Gbagbo en 2002, qui marque le début de huit an­nées de guerre. Comment dans ce cas expliquer le déploiement des troupes françaises sur la ligne de front, dans un conflit qui semblait pourtant défa­vorable aux troupes loyalistes ?

Les militaires ivoiriens qui ont tenté de renverser Laurent Gbagbo en 2002 avaient eu tout le temps de se préparer depuis Ouaga­dougou, capitale du Burkina Faso voisin pré­sidé par Blaise Compaoré. Les affirmations des diplomates ou des militaires selon les­quelles les services français auraient été sourds et aveugles à ces préparatifs ne sont pas crédibles. Les autorités françaises ont par ailleurs refusé d’appliquer l’accord de dé­fense qui lie les deux pays. Si les troupes de l’opération Licorne se sont interposées après l’échec du coup d’État et la prise de contrôle du nord du pays par les putschistes, ce n’est pas seulement pour permettre l’exfiltration des expatriés. Certains ont voulu y voir une protection accordée au régime de Gbagbo, mais compte tenu de l’animosité que lui vouait Chirac et de ses efforts répétés pour se débarrasser politiquement du président ivoi­rien par la suite, l’explication ne tient pas. Il est vraisemblable que la France n’a pas voulu que la guerre civile soit menée au cœur même de la capitale économique, ce qui au­rait pu nuire à ses intérêts et à ses ressortis­sants. L’installation durable de Licorne a en revanche permis de sanctuariser la rébellion que la diplomatie française s’est ensuite ef­forcée de légitimer via les accords de Mar­coussis notamment. On sait aussi que les militaires français ont à plusieurs reprises agi pour éviter son délitement ou son explosion du fait de sanglantes rivalités internes. La ré­bellion a ainsi pu continuer à être utilisée comme une épée de Damoclès au­-dessus de la tête de Gbagbo.

Vous rapportez ensuite de nombreuses tentatives de déstabilisation, voire d’éviction pure et simple de Laurent Gbagbo – dont le départ aura été un objectif de l’Élysée pendant une dé­cennie. Parmi ces tentatives – pos­sibles ou avérées –, l’épisode du bombardement de Bouaké, suivi d’une réaction particulièrement violente des troupes françaises, le massacre de l’hô­tel Ivoire ; les accusations portées contre l’armée française sont particu­lièrement graves. S’agit­-il de révéla­tions ? Comment expliquer que ces faits soient absents du débat public en France ?

Nous ne prétendons pas faire de révéla­tions exclusives. Nous avons en revanche fait un patient travail de collecte et de croise­ment des informations disponibles sur le su­jet. Des diplomates français reconnaissent à demi­-mots qu’il y a bien eu une tentative de coup d’État avortée ; des militaires français accusent le pouvoir politique d’avoir tenté un coup tordu qui a mal tourné pour servir de justificatif à ce coup d’État ; une juge d’instruction a demandé le renvoi devant la cour de justice de la République de trois an­ciens ministres chiraquiens pour avoir déli­bérément laisser fuir les mercenaires responsables du bombardement qui a fait des victimes parmi les militaires français à Bouaké... Dans un autre pays, ces éléments seraient constitutifs d’un véritable scandale d’État. Mais nous sommes en France ! La poli­tique africaine de l’Élysée jouit toujours d’une véritable impunité et fait l’objet d’un silence gêné de la plupart des médias ou des parlementaires français.

Suite à l’éviction de Laurent Gbagbo en 2011, capturé par les troupes françaises après la prise d’assaut de sa résidence, l’arrivée de son rival Ouattara va de pair avec un retour au calme dans le pays. Les troupes rebelles ont été désarmées, l’ethnisme décline, quant à l’économie, elle a crû en moyenne de 8,5 % par an depuis cette période. N’est­-ce pas finale­ment le signe d’un succès de l’action française, qui a mis un terme à une guerre de succession qui aura duré plus de dix ans ?

Le tableau idyllique brossé par la diplomatie française ou le nouveau pouvoir ivoirien a peu à voir avec la réalité. La croissance est non seule­ment tirée par une politique de réendettement qui est lourde de menace pour l’avenir du pays, mais de surcroît elle ne profite qu’à quelques­-uns. Même dans des publications officielles, le pays est décrit comme ayant atteint un niveau de corruption rarement égalé. Par ailleurs, ni le retour au calme ni la réconciliation ne sont ef­fectifs. Il y a quelques mois encore le régime de Ouattara faisait face à des mutineries répétées qui paraissaient téléguidées par les anciens re­belles parvenus à des postes de responsabilité et qui tiennent visiblement le pouvoir politique en otage. Enfin les conflits communautaires meurtriers en lien avec la question foncière se poursuivent toujours aujourd’hui. Mais dès le début de l’intervention française en Côte d’Ivoire il était évident que l’objectif poursuivi par la France n’était pas de lutter contre l’impunité ou les dérives du régime Gbagbo, et qu’il ne s’agissait que de prétextes. Sinon la France aurait dû de la même manière et à la même époque intervenir contre la plupart des régimes de ses anciennes colonies. Mais elle ne trouvait rien à redire aux dictateurs les plus sanguinaires. En revanche, on reprochait à Gbagbo de ne pas avoir donné les garanties qu’on exigeait en matière de maintien et de protection des intérêts économiques et straté­giques français.

Laurent Gbagbo est en prison à La Haye depuis son arrestation, son ancien mi­nistre Charles Blé Goudé et lui sont jugés pour crime contre l’humanité suite aux violences qui ont suivi l’élection prési­dentielle de 2010. Le rôle de la France dans le conflit est régulièrement pointé par la défense. Peut­-on attendre de ce procès qu’il fasse la lumière sur cet as­pect de la crise ivoirienne ?

Certains témoignages ont apporté des éclai­rages intéressants sur les événements de 2004 et de 2011. En revanche, il est très peu probable en l’état actuel des choses que l’action des mili­taires français soient jugée par ce tribunal. En théorie, les événements de 2004 pourraient être étudiés puisque les juges de la chambre prélimi­naire ont demandé au procureur que soient étudiés les « crimes qui pourraient relever po­tentiellement de la compétence de la Cour et qui auraient été commis entre 2002 et 2010 ». Le substitut du procureur a même reconnu à l’occasion de l’audition d’un témoin « que les forces françaises ont effectivement tiré sur les manifestants », mais le président du tribunal a confirmé qu’il n’entendait pas juger la France. D’ailleurs, le pourrait-­il ? Quand elle a adhéré à la CPI, la France ne l’a fait qu’à la condition qu’un article additionnel (l’article n°124) lui permette de soustraire ses militaires à toute poursuite pendant sept ans après la ratification du traité de Rome en cas de crimes de guerre. Pour l’instant, le tribunal ne juge que les crimes imputés au camp Gbagbo et semble avoir des difficultés à établir que ceux­-ci résultent d’un plan concerté pour conserver le pouvoir. Les crimes commis par le camp Ouattara, notam­ment les terribles massacres de Duékoué lors de la descente des troupes rebelles sur Abidjan, ne sont pour l’instant pas poursuivis. Si l’on en croit le témoignage d’une journaliste de RFI qui a enquêté sur la CPI, il s’agissait d’une condition mise par les autorités françaises pour que le ju­gement de Gbagbo soit financé. On ne peut pas s’empêcher de mettre cela en relation avec le fait que plusieurs témoignages et journalistes affirment que les militaires français ont prêté main forte aux rebelles pendant leur sanglante reconquête du pays, sans même parler des bombardements français sur Abidjan pour leur permettre de l’emporter. Porter assistance à des troupes qui commettent des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité relève de la complicité. On peut comprendre que les autorités politiques et militaires françaises ne soient pas pressées de voir toute la lumière faite à la CPI…

Propos recueillis par Guillaume Desgranges

Texte initialement paru dans Billet d’Afrique en septembre 2018 (n°279).

Raphaël Granvaud a aussi publié chez Agone Que fait l’armée française en Afrique ? et Areva en Afrique. Une face cachée du nucléaire français.