Au jour le jour

Ultimi barbarorum

— Expliquez-moi donc, ai-je demandé à mon excellent ami Bergeret, pourquoi vous exécrez à ce point la classe moyenne. Vous y comptez pas mal d’amis, non ?

— Tout le mérite leur en revient. Au demeurant, dans un univers de frime et de pacotille, l’important à mes yeux n’est pas de plaire mais d’être vrai. Durant toute mon existence, j’ai essayé – et cela m’a souvent coûté des efforts – de vivre conformément aux préceptes d’une éthique laïque, c’est-à-dire en accordant par principe à mon prochain le respect et la confiance dus à un être doté d’une conscience intellectuelle et morale capable de comprendre et de corriger ses erreurs. J’avais retenu que pour les bons esprits du rationalisme classique « nul n’est méchant volontairement », comme l’affirmait Socrate. Mais tous ces gens-là s’accordaient sur une idée transcendante, d’origine religieuse ou métaphysique, du Bien et de la Vertu qui consiste à vouloir le Bien. Aujourd’hui, sous le soleil triomphant du néolibéralisme, il n’y a plus ni Dieu ni Diable ; le Bien, c’est ce que le Marché seul peut définir comme tel et la Vertu n’est plus qu’un masque que le Pouvoir réserve à sa communication médiatique.

— Soit ! Je partage votre constat et je vous accorde qu’il est plutôt désespérant. Mais pourquoi votre colère s’adresse-t-elle de préférence à la classe moyenne ? En quoi est-elle plus responsable de la situation que les autres ?

— Il y a deux raisons à ce surcroît de sévérité. La première, celle qu’on pourrait dire du dépit amoureux, c’est que j’appartiens à la classe moyenne, ses membres sont encore plus mes semblables que les autres. Je sais de qui et de quoi je parle. J’ai contribué, en mon temps et à ma façon, à l’inflation des prétentions hégémoniques de la petite bourgeoisie dans la seconde moitié du XXe siècle, faute d’une capacité autocritique plus grande. Bref, je croyais à l’émancipation des masses par la connaissance du réel. Et je suis effroyablement déçu. Je le croyais d’autant plus que les classes moyennes occidentales ont pendant une partie du XXe siècle accepté de livrer ce combat, qui était l’essence même du mouvement des Lumières au XVIIIe siècle et que nos politiciens et journalistes actuels qualifient désormais de « populiste ». Mais après la Seconde Guerre mondiale, quand l’Europe exsangue tomba sous la tutelle des États-Unis et que l’américanisation à marche forcée de notre mode de vie eut commencé, les classes moyennes, prises de frénésie hédoniste et abandonnant tout esprit critique, devinrent une masse de manœuvre docile pour une social-démocratie de plus en plus imprégnée de libéralisme entrepreneurial made in USA et d’anticommunisme. Le climat de la guerre froide aidant, cette social-démocratie retourna complètement sa veste et entraîna les classes moyennes européennes dans la collaboration de classes avec la bourgeoisie sur le plan intérieur et dans la soumission servile aux États-Unis sur le plan international. L’Europe en est encore là et les dégâts sont irrémédiables. Les classes possédantes possèdent plus que jamais, les classes populaires sont plus que jamais dépossédées de tout pouvoir effectif sur leur présent et plus encore sur leur avenir ; quant aux classes moyennes, engraissées au capital culturel dans les écloseries éducatives, elles se sont installées, à l’exception de quelques minorités bien vaccinées intellectuellement, dans une aurea mediocritas sous la direction des partis sociaux-libéraux comme le PS, des syndicats collabos comme la CFDT et d’autres comparses organisateurs de consensus. Elles ont tout abdiqué, y compris leur honneur, tout bradé, y compris leur culture, pour prendre place au bas bout du banquet seigneurial où elles se battent pour partager les restes. Des millions d’hommes et de femmes font aujourd’hui des années d’études sans autre aspiration que de se concurrencer implacablement les uns les autres, pour gagner beaucoup d’argent et en dépenser encore plus, avec la seule ambition de mieux s’intégrer, eux ou leurs enfants, à une bourgeoisie qui, elle-même totalement aliénée et pervertie par le goût du lucre, a perdu, génération après génération, ses qualités et ses valeurs originelles pour devenir une classe zombie, matériellement repue, spirituellement vidée. Tel est mon second grief contre la classe moyenne actuelle, et spécialement ses « élites » : non seulement ces gens-là se sont reniés et déshonorés, mais leur tartuferie est écœurante. Regardez-les se draper dans les plis de l’idéal que leur ont légué leurs ancêtres des Lumières, écoutez-les se faire en permanence, dans leurs médias, leurs livres, leurs émissions, les avocats de tous les droits possibles et imaginables, des droits de l’Homme à ceux du ver de terre.

— N’est-ce pas là, tout de même, un point positif ?

— Ce serait positif, assurément, si les diagnostics et les remèdes proposés par ces nouveaux Croisés étaient, non pas seulement symptomatologiques, mais étiologiques – comme on dit en médecine. Nos classes moyennes savent quelles sont les causes structurelles et durables, les racines profondes et communes des maux de toutes sortes qu’elles dénoncent en s’apitoyant sur les victimes. On ne peut plus ignorer ce que toutes les nations savent désormais pertinemment : que la plupart des malheurs qui les émeuvent sont des conséquences, directes ou indirectes, de la domination du Capital industriel et financier sur le monde. Les ouvrières qui meurent dans l’effondrement de leur atelier de couture comme les abeilles qui meurent empoisonnées dans les champs meurent assassinées par le Capital et la loi du profit maximum. Les classes moyennes le savent mais en même temps ne veulent pas le savoir parce que le savoir vraiment et agir en conséquence serait proprement révolutionnaire. Et pour ne pas avoir à s’attaquer à la cause par excellence, rien de tel que de ratiociner indéfiniment sur des « causes » annexes. Cela permet de jouer gagnant sur tous les tableaux : celui de l’intérêt, par la soumission de fond à la logique du système, et celui de la bonne conscience, par l’opposition de façade à ses seuls « excès », « dérives », « crises » et autres alibis. Ces petites bourgeoisies se sont ainsi prostituées corps et âme au capitalisme mais continuent à s’ériger intarissablement en championnes de la démocratie de blablabla. Ne doit-on pas en conclure qu’elles sont, plus que jamais, un des principaux soutiens du système ? N’est-ce pas bouffon ? N’est-ce pas haïssable ? Si les petits-bourgeois ont renoncé à poursuivre un idéal et qu’ils n’ont plus rien d’essentiel à dire, qu’au moins ils aient un peu de retenue !

— Seriez-vous partisan de la leur enseigner à coups de kalachnikov ?

— Ne m’insultez pas inutilement. Je n’appartiens à aucune secte, vous le savez. Je ne suis pas l’homme d’un seul Livre mais de tous les livres et de toutes les paroles qui visent à construire par le libre débat une Cité humaine universelle. D’ailleurs, permettez-moi de vous le rappeler : historiquement, ce sont plutôt les gens comme moi qui ont servi de cibles aux fanatiques et aux réactionnaires, aux ultimi barbarorum de toute obédience et de toute époque.

Alain Accardo

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Chronique parue dans le journal La Décroissance du mois de décembre 2015.

Du même auteur, dernier livre paru, De notre servitude involontaire, (Agone, coll. « Éléments », 2013).