Au jour le jour

Les États-Unis du lynchage

Introduction pour un livre sur l’histoire du lynchage qui restera à l’état de projet, ce texte date de la première année du XXe siècle, alors que Mark Twain met sa gloire littéraire au service de causes morales et politiques.

Ainsi le Missouri, ce grand État, est tombé ! Certains de ses enfants ont rejoint les lyncheurs et cette souillure éclabousse le reste d’entre nous. À cause de ces enfants, à peine une poignée, notre réputation est faite et nous sommes maintenant catalogués, et pour les habitants des quatre coins du monde nous sommes à présent des « lyncheurs », et nous le serons à jamais. Car le monde ne va pas prendre le temps de la réflexion – il ne le fait jamais, il ne fonctionne pas de la sorte ; il a tendance à généraliser à partir d’un seul exemple. Il ne dira pas : « Ces Missourians se sont activés pendant 99 ans pour avoir droit à une bonne et honorable réputation ; les 100 lyncheurs là-bas dans un coin de l’État ne sont pas de vrais Missourians, ce sont des renégats. » Non, cette vérité ne lui viendra pas à l’esprit ; il généralisera à partir d’un ou deux exemples trompeurs et dira : « Les Missourians sont des lyncheurs. » Il ne réfléchit pas, ne considère ni logique, ni sens des proportions. Pour lui, les chiffres ne comptent pas ; les chiffres ne lui apportent rien, il ne peut pas s’en servir pour raisonner rationnellement ; il n’aurait aucun mal à dire, par exemple, que la Chine est en passe d’être rapidement et sûrement christianisée puisque neuf chrétiens chinois sont fabriqués chaque jour ; et il ne servirait à rien de lui faire remarquer que, étant donné que 33 000 païens naissent là-bas tous les jours, son argument ne tient pas debout. Il dirait : « Il y a là-bas 100 lyncheurs, en conséquence les Missourians sont des lyncheurs » ; le fait important que deux millions et demi de Missourians ne sont pas des lyncheurs n’affecterait en rien le verdict du monde.

Oh, Missouri ! La tragédie s’est déroulée près de Pierce City, à l’extrémité sud-ouest de l’État. Un dimanche après-midi, une jeune femme blanche qui rentrait toute seule de l’église fut retrouvée assassinée. […] La jeune femme a été retrouvée assassinée. Bien que ce soit une région d’églises et d’écoles, les gens se sont soulevés, ont lynché trois Nègres – deux d’entre eux très âgés –, brûlé cinq maisons de Nègres et fait fuir trente familles nègres dans les bois.

Je ne vais pas m’appesantir sur la provocation qui a incité les gens à commettre ces crimes, car elle n’a aucun rapport avec ce dont nous parlons ; la seule question est : l’assassin se fait-il justice lui-même ? C’est très simple, et très juste. Si on peut prouver que l’assassin a usurpé les prérogatives de la loi en redressant ses torts, le chapitre est clos ; mille provocations ne sont pas une défense. Les habitants de Pierce City avaient été cruellement provoqués – en fait, comme on le sait d’après certains détails, la plus cruelle de toutes les provocations –, mais peu importe, ils se sont fait justice eux-mêmes, alors que, selon les termes de leur justice, la victime aurait certainement été pendue si la loi avait pu suivre son cours normal, car il y a peu de Nègres dans cette région et ils n’ont ni autorité ni influence pour intimider les jurys.

Pourquoi le lynchage, avec ses divers et barbares compléments, est-il devenu un des régulateurs préférés dans les cas de « crime ordinaire » dans plusieurs parties du pays ? Est-ce parce que les hommes pensent qu’une punition épouvantable et horrible est une démonstration plus vigoureuse, plus dissuasive et efficace qu’une pendaison sobre et sans couleur exécutée en privé dans une prison ? Sûrement ce n’est pas ce que pensent les personnes sensées. Même un enfant moyen devrait le savoir. Il devrait savoir que tout événement étrange dont on parle beaucoup est toujours suivi par des imitations, le monde étant particulièrement bien fourni en personnes excitables à qui la moindre provocation suffit à faire perdre le peu de tête qui leur reste et à les lancer dans des folies auxquelles ils n’auraient pas normalement pensé. Il devrait savoir que si un homme saute depuis le pont de Brooklyn un autre l’imitera ; que si un homme s’aventure dans les tourbillons du Niagara enfermé dans un tonneau un autre l’imitera ; que si un Jack l’Éventreur devient célèbre en tuant des femmes dans les ruelles sombres il sera imité ; que si un homme tente d’assassiner un roi et que les journaux véhiculent la nouvelle tout autour du monde des régicides apparaîtront un peu partout.

L’enfant devrait savoir qu’une atrocité et un meurtre commis par un Nègre et dont on parle beaucoup troubleront les esprits dérangés de plusieurs autres Nègres et produiront en série les tragédies mêmes que la communauté aimerait prévenir avec tant d’acharnement ; que tous ces crimes produiront d’autres séries de crimes et qu’année après année les récits de ces désastres se multiplieront au lieu de diminuer ; que, en un mot, les lyncheurs sont eux-mêmes les pires ennemis de leurs femmes. L’enfant devrait également savoir que, du fait d’une loi qui nous est propre, les communautés imitent tout autant que les individus ; et qu’un lynchage dont on parle beaucoup produira inévitablement d’autres lynchages ici et là et plus loin encore, et que, pour finir, ils deviendront une manie, une mode ; une mode qui s’étendra de plus en plus loin, année après année, qui couvrira tous les États les uns après les autres, comme une épidémie qui progresse. Le lynchage a atteint le Colorado, il a atteint la Californie, il a atteint l’Indiana – et maintenant le Missouri ! Je vivrai peut-être assez longtemps pour voir un Nègre brûlé dans Union Square, New York, en présence de cinquante mille spectateurs, sans un seul shérif en vue, sans un seul gouverneur, sans un seul agent de police, sans un seul colonel, sans un seul ecclésiastique, sans un seul représentant de la loi d’une espèce ou d’une autre.

Augmentation du lynchage. En 1900, il y a eu huit cas de plus qu’en 1899, et il y en aura sans doute plus cette année que l’année dernière. Nous avons à peine dépassé le milieu de l’année et pourtant il y a eu quatre-vingt-huit cas, qu’il faut comparer aux cent quinze pour toute l’année dernière. Les quatre États du Sud, Alabama, Géorgie, Louisiane et Mississippi sont les pires contrevenants. L’année dernière, il y a eu huit cas en Alabama, seize en Géorgie, vingt en Louisiane et vingt au Mississippi – plus de la moitié du total. Cette année, jusqu’à présent, il y en a eu neuf en Alabama, douze en Géorgie, onze en Louisiane et treize au Mississippi – une fois encore, plus de la moitié du chiffre total pour tous les États-Unis. — Chicago Tribune.

Sans doute l’augmentation provient-elle de l’instinct d’imitation inné chez les humains – cela et la plus commune des faiblesses humaines, l’aversion à se faire honteusement remarquer, montrer du doigt, ostraciser parce qu’on appartient au camp impopulaire. Son autre nom est Lâcheté Morale et elle est le trait principal du caractère de 9 999 personnes sur 10 000. Je ne propose pas cela comme une découverte ; en privé, le plus obtus d’entre nous sait que c’est vrai. L’histoire ne nous permettra pas d’oublier ou d’ignorer ce trait suprême de notre caractère. Elle nous répète avec persistance et sarcasme que, depuis le début du monde, aucune révolte contre une infamie ou une oppression publique n’aurait jamais commencé sans la présence d’un homme courageux sur dix mille, le reste attendant timidement avant de se joindre lentement et à contrecœur sous l’influence de cette personne et de ses collègues appartenant aux autres dix mille. Les abolitionnistes s’en souviennent. En privé, le public partageait les mêmes sentiments qu’eux dès le début mais aucun de ces hommes n’a osé élever la voix avant de sentir que son voisin ressentait en privé ce que lui-même ressentait en privé. Et puis tout le monde s’y est mis. C’est toujours comme ça. On y aura droit un jour à New York ; et même en Pennsylvanie.

On a pu croire – et dire – que les gens qui assistent à un lynchage apprécient le spectacle et sont heureux d’avoir la chance d’y assister. Ce ne peut pas être vrai ; toute l’expérience dit le contraire. Les gens du Sud sont constitués comme les gens du Nord – lesquels, dans leur immense majorité, ont bon cœur, de la compassion et seraient cruellement blessés par un tel spectacle : ils y assisteraient et feraient semblant d’y prendre plaisir si l’approbation du public semblait le demander. Ainsi sommes-nous faits, et nous n’y pouvons rien. Les autres animaux ne sont pas faits comme ça, mais nous n’y pouvons rien non plus. Il leur manque le Sens Moral?; il nous est impossible de leur vendre le nôtre, même pour un centime ou un peu plus que sa valeur réelle. Le Sens Moral nous apprend ce qui est juste, et comment l’éviter – quand cela est impopulaire.

On pense, comme je l’ai dit, qu’une foule de lyncheurs prend plaisir à un lynchage. Ce n’est certainement pas vrai ; il est impossible de croire cela. On affirme très librement – vous l’avez souvent vu imprimé ces derniers temps – que ce qui pousse au lynchage avait été mal interprété ; que ce désir n’est pas le résultat d’un esprit en quête de revanche mais « seulement un désir atroce d’observer la souffrance humaine ». S’il en était ainsi, les foules qui ont vu brûler le Windsor Hotel auraient apprécié les horreurs qu’ells avaient devant les yeux. Les ont-elles appréciées ? Personne ne pourrait penser cela d’elles, personne n’oserait les en accuser. Nombre d’entre ces gens-là ont risqué leur vie afin de sauver les hommes et les femmes qui étaient en péril. Pourquoi l’ont-ils fait ? Parce que personne ne les désapprouverait. Il n’y avait aucune contrainte ; ils pouvaient obéir à leur élan naturel. Pourquoi une foule comprenant le même genre de personnes, au Texas, au Colorado, dans l’Indiana, reste-t-elle immobile, le cœur déchiré et misérable, et indique-t-elle par des signes ostentatoires qu’elle apprécie un lynchage ? Pourquoi aucune voix ne se fait-elle entendre, aucune main ne se lève-t-elle pour protester ? Uniquement, je crois, parce qu’il serait impopulaire de le faire ; chaque homme craint la désapprobation de son voisin – quelque chose qui, pour la grande majorité de l’espèce humaine, est redouté davantage que des blessures et la mort. Quand il doit y avoir un lynchage, les gens attellent leurs carrioles et parcourent des kilomètres pour y assister, emmènent leur femme et leurs enfants. Vraiment pour y assister ? Non – ils ne viennent que parce qu’ils ont peur de rester chez eux, de crainte qu’on remarque leur absence et qu’on fasse des commentaires désobligeants à leur sujet. Nous aurions raison de le croire parce que nous savons tous ce que nous pensons de tels spectacles – également comment nous agirions devant une pression semblable. Nous ne sommes ni mieux ni plus courageux que n’importe qui d’autre, et ce n’est pas la peine d’essayer de nous y soustraire. […]

Le Nègre a été tiré jusqu’à un arbre et suspendu en l’air. Du bois et de la paille ont été entassés sous son corps et un grand feu a été allumé. Il a alors été suggéré que l’homme ne devrait pas mourir trop vite, et on l’a redescendu pendant qu’un groupe se rendait à Dexter, à deux miles de là, afin de chercher du pétrole. Celui-ci a été jeté sur les flammes et le travail était ainsi terminé. […] Je suis persuadé que si quelque chose peut faire cesser cette épidémie de démence sanglante, ce ne peut être que sous la forme de personnes au caractère martial capables d’affronter une émeute sans sourciller ; […] nous sommes ainsi faits que chaque exemple éveillera les chevaliers ensommeillés du même grand ordre et les incitera à venir au premier rang.

Mark Twain

—— Écrit pendant l’été 1901, ce texte est initialement paru sous le titre « The United States of Lyncherdom » en 1923 dans Europe and Elsewhere, Albert Bigelow Paine (dir.) ; traduit de l’anglais par Bernard Hœpffner ; extrait de La Prodigieuse Procession & autres charges (Agone, 2011) – lire ici la préface de Thierry Discepolo.