Au jour le jour

La gauche et la révolution

La ligne de partage gauche-droite traverse toute l’histoire politique contemporaine, tout particulièrement en France, où elle trouve son point de départ dans la séparation quasi spontanée qui s’est opérée le 28 août 1789, à Paris, dans les travées de la salle du Manège, entre les députés de l’Assemblée constituante partisans d’une monarchie constitutionnelle avec droit de veto royal, qui sont allés s’asseoir ensemble à la droite du président de séance, et les députés favorables à la poursuite de la Révolution et à la rupture avec l’Ancien Régime, qui se sont regroupés à sa gauche. Le rappel de cet acte de naissance marqué par la manifestation d’un antagonisme d’emblée irréductible, n’est pas indifférent, nous allons le voir, pour la compréhension de ce qui se passe aujourd’hui encore dans notre champ politique.

L’antagonisme gauche-droite a fait l’objet d’une dénégation persistante de la part de ceux qui, aujourd’hui comme hier, trouvent intérêt à fétichiser le « consensus républicain », appellation euphémisée de l’adhésion au système de domination établi, et qui tiennent toute attitude d’opposition pour déplacée ou dépassée. On pourrait répéter à leur sujet ce qu’écrivait (il y a déjà plus de 80 ans) le philosophe Alain : « Lorsqu’on me demande si la coupure entre partis de droite et partis de gauche, hommes de droite et hommes de gauche, a encore un sens, la première idée qui me vient est que l’homme qui pose cette question n’est certainement pas un homme de gauche. [1] »

Autrement dit, l’affirmation répétée que l’opposition gauche-droite a perdu tout fondement objectif, et que désormais « la gauche et la droite, c’est la même chose », est elle-même un des thèmes récurrents de l’arsenal idéologique de droite. C’est très précisément un énoncé performatif, c’est-à-dire un souhait déguisé en constat. Mais ce n’est pas tout à fait un vœu inopérant, car cet énoncé, convenablement orchestré par la propagande médiatique, peut contribuer, dans une certaine mesure, à brouiller les idées, à effacer les repères, et donc aider à sa propre réalisation.

Il est vrai que le ralliement des socialistes, en France et ailleurs, à un réformisme social-démocrate qui ne s’attaque plus aux causes fondamentales des inégalités sociales – et l’adoption généralisée d’un dispositif de « gouvernance » à l’anglo-saxonne favorisant l’alternance au pouvoir de deux grands partis gestionnaires d’accord pour maintenir le cap libéral –, ne peuvent qu’alimenter la croyance à l’exténuation de l’opposition gauche-droite, voire au dédoublement de la droite en deux versions concurrentes : l’une plus hard, la « droite républicaine », l’autre plus soft, la « gauche de gouvernement » ; les deux compères ayant tout intérêt à poursuivre ce bonneteau avantageux qui les valorise en marginalisant toute autre force politique ou en la condamnant à leur faire allégeance.

Cet état de choses n’est malheureusement que trop réel. Mais en toute rigueur on ne saurait en conclure que désormais il n’y a plus de différence entre la gauche et la droite en général. Tout au plus peut-on faire la constatation que cette gauche- est une gauche de droite, une gauche purement nominale, qui n’a plus aucun des attributs exprimant l’essence même de la gauche. Encore faut-il savoir en quoi consiste l’essence de la gauche, ce que trop de gens semblent malheureusement avoir perdu de vue. D’où la difficulté actuelle de tant de bons esprits pour savoir qui, ou quoi, est « de gauche » ou « de droite ». À force de seriner, entre autres idées reçues, que la gauche s’est toujours préoccupée de politique sociale plus que la droite, la vision la plus répandue de la gauche, y compris chez un grand nombre de ses partisans, a fini par se confondre avec l’image d’un grand bureau d’aide sociale, ou une sorte de super-fédération syndicale dont la préoccupation serait d’améliorer, par la discussion et la négociation entre « partenaires sociaux », les conditions de vie et de travail des populations, surtout des « plus défavorisées ».

Améliorer le sort des petites gens, ce ne serait déjà pas si mal, dira-t-on. Oui, sans doute, surtout si on considère les dégâts causés par des décennies d’une politique de régression sociale, de police salariale, de casse de l’emploi et de démantèlement des services publics mise en œuvre alternativement par la droite de gouvernement et par son clone socialiste. Mais la vocation de la gauche politique, sa spécificité si l’on préfère, ce n’est pas de rafistoler la plomberie ou ravaler la façade d’un immeuble aux fondations minées. De telles préoccupations, si utiles et justifiées soient-elles par l’urgence, sont typiques d’une conception réformiste de la vie sociale. Et dans une société comme la société capitaliste, cette chirurgie réparatrice revient en définitive à « opérer d’un cor au pied un malade du cancer », comme disait Karl Kraus. Il arrive même que la droite fasse aussi bien en la matière.

En fait, l’opposition gauche-droite reste, jusqu’ici, indépassable, pour cette raison fondamentale qu’elle est l’expression dans le registre politique d’une division pérenne, objectivement inscrite dans la structure même de notre vie sociale, à savoir la division de la société en classes qu’un abîme sépare. Si, comme nous l’avons rappelé en commençant, cette opposition a pris naissance en 1789 au sein de la nouvelle représentation politique, c’est principalement parce que, pour la première fois dans notre histoire, en s’ouvrant par force au tiers-état, le champ politique s’ouvrait non seulement à toutes les fractions de la bourgeoisie mais aussi aux classes populaires qui allaient prendre une part décisive à l’orientation du mouvement sans-culotte. Pour la première fois, le petit peuple des villes et des campagnes, en se soulevant les armes à la main, imposait à un législateur soi-disant soucieux de justice, de prendre en considération ses revendications spécifiques. On sait combien ces mobilisations insurrectionnelles des classes populaires (la prise de la Bastille n’en fut que la plus symbolique) provoquées par la cherté de la vie, la diminution du ravitaillement frumentaire due aux mauvaises récoltes et à la spéculation, le chômage ou encore la crainte des complots tant réels que supposés de l’aristocratie et de la royauté, ont marqué d’une empreinte profonde les premiers temps de la Révolution. On peut dire que celle-ci fut sauvée de l’enlisement et en quelque sorte obligée d’avancer par ces interventions populaires qui lui ont conféré une radicalité caractéristique, que les révolutions anglaise ou américaine n’avaient pas connue. Dès l’origine, le sort de la gauche politique s’est ainsi trouvé lié à l’entrée en force des classes populaires dans le jeu démocratique.

Il faut se souvenir en effet que la bourgeoisie des états généraux est entrée dans la lutte révolutionnaire non pas tant pour mettre fin à l’Ancien Régime que pour aménager celui-ci et améliorer les positions qu’elle avait déjà de longue date commencé à y conquérir. Le rêve secret ou avoué de la plupart des bourgeois, y compris ceux de l’Assemblée constituante, était l’anoblissement, seule voie d’ascension sociale permettant jusque-là de s’agréger à l’élite de la société aristocratique et plus précisément de s’intégrer à la fraction avancée de la noblesse, riche, éclairée, entrepreneuriale et férue de libéralisme économique (physiocratie). En dehors d’une minorité de progressistes (intellectuels, avocats, journalistes, etc.) qui se voulaient résolument du côté du petit peuple et qui au départ ont constitué la gauche proprement dite de l’Assemblée, la majorité des députés bourgeois étaient de solides propriétaires enrichis par le commerce (y compris celui des esclaves), la spéculation et l’activité manufacturière, qui n’aspiraient qu’à s’enrichir davantage et qui se seraient parfaitement accommodés du régime monarchique pour peu que celui-ci eût bien voulu leur faciliter l’accès aux titres nobiliaires, leur faire une place plus éminente dans les organes du pouvoir, et assouplir le carcan juridique et administratif (comme les corporations) qui entravait le libre essor d’une économie capitaliste. C’est à ces objectifs qu’ils entendaient limiter leur « révolution », et leur projet d’émancipation n’allait pas au-delà de la transformation de la monarchie absolue en monarchie constitutionnelle. C’est la raison pour laquelle, après le psychodrame de la nuit du 4 août et de l’« abolition des privilèges » (qu’ils s’empressèrent de vider de son contenu), ils commencèrent à trouver que la chienlit révolutionnaire avait assez duré et entreprirent de réclamer le retour à l’ordre. La première droite parlementaire de notre histoire se structura à ce moment-là pour former le courant des Girondins (autour de Brissot), qui, après une courte alliance tactique avec la Montagne, ne devaient plus cesser de la combattre, jusqu’à ce que les Montagnards et le Comité de salut public les éliminent en 1793.

Aux yeux des Girondins, défenseurs inconditionnels des droits de la propriété privée et de la liberté du commerce, la satisfaction des revendications du petit peuple pouvait attendre. Parlons net : leurs sentiments étaient ceux des bourgeois du tiers-état qui, dans l’ensemble, éprouvaient pour la populace des villes et des campagnes, au mieux une totale indifférence, au pis un mépris meurtrier. D’où ces explosions de colère et autres « émotions » populaires à répétition, que l’aile gauche de l’Assemblée et le courant jacobin, surent exploiter pour imposer à la Constituante la poursuite des changements révolutionnaires. C’est que l’indifférence et le mépris s’étaient mués en une peur intense et même en une haine du peuple à mesure que celui-ci, qui s’auto-éduquait politiquement dans la lutte, faisait vigoureusement la démonstration que désormais il ne se laisserait plus piétiner sans réagir, et qu’il était décidé à intervenir aussi souvent qu’il faudrait, en mettant si nécessaire quelques têtes au bout des piques ou quelques notables à la lanterne. Dès lors tous les députés de droite vécurent dans la crainte de la fureur populaire, et ce sentiment devint le levier puissant qui permit aux Montagnards de contraindre les Girondins et le reste de la Constituante à avancer.

Le mépris mêlé de crainte que les bourgeois n’ont cessé d’éprouver pour le peuple, la « canaille » des faubourgs et les « gueux » des villages, tel est le grand ressort qui a commandé idéologiquement les rapports de classes tout au long de l’histoire des Républiques françaises successives. En dépit des changements morphologiques des populations, des transformations structurelles de l’économie, des modifications dans les mœurs et les usages, et de tout ce qui pourrait faire croire que nous avons changé de société, nous en sommes toujours au même point sociopolitiquement : encore aujourd’hui nous avons notre bourgeoisie possédante et dirigeante, plus riche, avide et arrogante qu’elle ne l’a jamais été, qui a littéralement confisqué l’État et les leviers du pouvoir en tous domaines, une noblesse d’argent toute-puissante qui a depuis longtemps fini de remplacer l’aristocratie de l’Ancien Régime et qui trouve normal d’imposer à des millions de salarié(e)s le seul droit de l’entreprise privée, les exigences du profit actionnarial et le despotisme du marché. Encore aujourd’hui nous pouvons observer le mépris des classes supérieures (et même de la classe moyenne) pour le travail manuel et pour la condition ouvrière, en même temps que la crainte sans cesse ravivée envers des classes populaires et ghettoïsées, toujours perçues comme des classes potentiellement menaçantes, pépinières de voyous et autres « racailles » qu’il ne faut pas hésiter à mater par la force quand on ne parvient plus à se concilier leur nécessaire soutien (électoralisme oblige). Nous avons toujours nos Girondins et nos Feuillants dont les différentes fractions, sous des appellations diverses, mais toutes également obsédées de libéralisme économique, se disputent le pouvoir et l’utilisent à des fins plus ou moins explicitement contre-révolutionnaires, tantôt pour annuler les concessions que les mobilisations populaires ont précédemment arrachées à l’État bourgeois et aux classes dominantes, tantôt pour empêcher toute coalition des forces démocratiques qui menacerait leur hégémonie.

Dans l’espace politique comme dans l’espace physique, deux agents (individus ou groupes) peuvent toujours se prétendre « à gauche » ou « à droite » l’un de l’autre, en soi cela n’a aucun sens déterminé. Pour en décider, il faut pouvoir les situer tous les deux par rapport à une structure de référence objective et indépendante de leurs prétentions respectives. Cette réalité objective qui oriente tout l’espace social, ce sont les classes, avec les intérêts qu’elles expriment et les rapports de domination/soumission qu’elles entretiennent. Ceux-ci sont la charpente de la construction sociale et on ne peut, en dernière analyse, que les accepter ou les refuser, les défendre ou les abattre, selon l’idée qu’on se fait de la dignité humaine. Quand un peuple, dans sa majorité, refuse de continuer à reproduire ces rapports, il amorce une révolution. C’est ce que le peuple français a commencé à faire en 1789. Mais pour des raisons bien connues, cette révolution a été interrompue, ou plus exactement, sabotée, dévoyée et escamotée par la bourgeoisie qui a installé de façon durable, derrière la façade d’une république faussement égalitaire et réellement censitaire, faussement démocratique et réellement ploutocratique, le pouvoir des classes possédantes. Toujours en place depuis.

C’est par rapport à cette réalité fondamentale que la mission politique de la gauche peut continuer à se définir pour l’essentiel : faire la Révolution, ou plus exactement la terminer (si tant est qu’une telle tâche puisse jamais être totalement achevée) en la conduisant jusqu’au bout de sa logique émancipatrice, c’est-à-dire jusqu’à la suppression des bases matérielles et idéologiques de la dictature de l’Argent, de l’esprit de lucre, du désir de domination sur les êtres et sur les choses (tout ce que résume le « Marché »), et en restituant à la collectivité la totalité des moyens économiques et symboliques nécessaires à la satisfaction raisonnée des besoins individuels et collectifs. Dans toutes les sociétés de classes de la planète, une gauche digne de ce nom ne peut qu’avoir partie liée avec la révolution et avec les classes populaires, ou alors elle n’est qu’un ersatz ou pire, une imposture. Aussi est-il impératif que les classes populaires réintègrent le champ politique, serait-ce par effraction et pour le subvertir définitivement. Tant que la bannière de la « gauche » restera brandie presqu’exclusivement – et platoniquement – par les différentes fractions de la classe moyenne, tant que les classes populaires ne seront que des comparses et des « utilités », la « gauche » française demeurera ce qu’elle est devenue sous la conduite du PS : le marécage de tous les reniements, de toutes les connivences et de toutes les niaiseries.

Ce n’est pas dans les formations qui la représentent officiellement ou les personnes qui l’incarnent à un moment donné qu’il faut chercher l’essence de la gauche mais dans l’expression du mouvement réel par lequel un peuple, aliéné et spolié, aspirant à plus de justice et à plus de liberté, s’insurge contre toutes les formes d’oppression et d’exploitation, quelles que soient les modalités historiques concrètes de sa désaliénation (par exemple, aujourd’hui, la pente écologique lui est devenue connaturelle et le respect de l’humain va nécessairement de pair avec le respect de la Nature). Toute autre idée actuelle de la vocation de la gauche, et spécialement celle de la mission gestionnaire qui a prévalu avec le succès de la social-démocratie, ne peut que concourir en dernier ressort à la défense du système capitaliste productiviste, au renforcement de la domination du Capital sur le Travail, à l’aggravation irrémédiable des ravages matériels et moraux causés par un capitalisme mondialisé en « crise » à perpétuité.

La mission de la gauche demeure, en toute conjoncture historique, de revivifier et réactualiser l’idéal humaniste, personnaliste et démocratique que la bourgeoisie dominante a laissé en déshérence pour servir ses intérêts de classe. Contrairement aux idées convenues de la mythologie républicaine bourgeoise, droite et gauche ne sont pas deux espèces d’un même genre, qui serait la démocratie libérale. Ce sont au contraire deux genres radicalement différents qui, bien qu’ils puissent encore coexister en un même lieu, une même époque, voire une même personne, s’opposent comme les vestiges des temps barbares aux prémisses de la civilisation.

Alain Accardo

Texte initialement parue dans le journal Le Sarkophage, du mois de juillet 2011. —— Alain Accardo a publié plusieurs livres aux éditions Agone : De notre servitude involontaire (2001), Introduction à une sociologie critique (2006), Journalistes précaires, journalistes au quotidien (2006), Le Petit Bourgeois Gentilhomme (2009), Engagements. Chroniques et autres textes (2000-2010) (2011).

Notes
  • 1.

    Alain,Propos, « Droite et gauche », décembre 1930.