Au jour le jour

L’« anticapitalisme » d’Hervé Kempf à Jean-Claude Guillebaud

Comme tous les ans tombent les feuilles. Hervé Kempf sort un nouveau libelle contre « les riches » et pour « sauver la planète » ; contre l'« oligarchie » et pour que « vive la démocratie ». Ce fonds de commerce donne quand même l'occasion aux militants anticapitalistes de France et de Navarre de battre la campagne.

Après la conférence, qui s’était bien déroulée, dont tout le monde semblait satisfait, une discussion informelle s’était engagée entre le public et l’auteur, qui s’était révélé, de surcroît, bien sympathique. On lui demanda, puisqu’il en appelle, sabre au clair, à « sortir du capitalisme », pourquoi il avait choisi un grand groupe plutôt qu’un éditeur indépendant ? Hervé Kempf n’aime pas beaucoup la question. Il s’énerve. Et commence par accuser son interlocutrice de purisme. Il s’échauffe tout seul. Le ton monte. L’auteur explique qu’il voulait toucher le maximum de gens possible et que les petits éditeurs n’ont pas la force de diffusion du Seuil, qui est aussi un bon éditeur ; et puis, c’est son directeur de collection, Jean-Claude Guillebaud, qui l’a sollicité, avec qui il entretient une relation privilégiée et qui suit son travail avec beaucoup d’attention – pour preuve, celui-ci aurait accepté jusqu’à changer la couleur d’une couverture qui ne lui plaisait pas. Fin du dialogue.

Peut-être y a-t-il eu quiproquo ? D’ailleurs, le titre du livre d’Hervé Kempf n’est pas « sortons du capitalisme » mais bien « sortez du capitalisme » : « Pas moi, vous. Moi, c’est trop tard. » Lui, il est « né en 1957. Génération comblée ». Son père est né « en 1920. Génération écrasée ». Son « premier enfant, est né en 1984. Génération incertaine » [1]. C’est un livre qui s’adresse aux générations futures. Voilà pourquoi il n’interpelle les plus de cinquante ans que dans la mesure où ceux-ci peuvent convaincre les moins de cinquante ans qui les entourent de sortir du capitalisme. Sachant que l’ensemble des postes de pouvoir, économiques et politiques, sont essentiellement tenus par les plus de soixante ans, on peut regretter que cette adresse aux « générations incertaines » limite l’efficacité du message. Car Hervé Kempf s’est donné les moyens toucher « le maximum de gens possible », d’abord grâce à la puissance de diffusion de son éditeur et ensuite par ses choix d’auteur : une sorte de « récit » enlevé, à la première personne, où il parle beaucoup de lui. C’est « grand public » : écrit gros, court (150 pages) et sans note – mais l’auteur donne en fin d’ouvrage une liste de dix-huit pages de bibliographie à toutes fins utiles pour celles et ceux qui voudraient se faire une idée un peu précise des sujets survolés. Difficile de prendre Hervé Kempf en défaut : il ne rate pas une vague. Anti-nucléaire, anti-consumériste, implacable avec l’individualisme, l’égoïsme, le fétichisme et la « névrose de marchés », il déplore la « perte du lien social » et la « privatisation de l’espace public » ; il y est dubitatif devant le « mirage de la croissance verte » mais conspue vertement les producteurs pétrolier et les destructeurs de forêt ; enfin, il en appelle à la coopération contre le despotisme. Surtout, il prend la peine de distinguer le capitalisme, qui « veut tuer la société », du libéralisme, qui « vise à émanciper les personnes ». Avec l’économie de marché, tout allait bien jusqu’à ce que, devenue la seule façon d’exprimer les relations sociale, elle participe au « processus d’aliénation généralisée ». Par exemple dans la grande distribution. Quel est la nature du problème auquel l’auteur propose de s’attaquer ? Dans les supermarchés, « on tend à remplacer les caissiers et caissières par des machines. Ainsi sera supprimé l’ultime vestige du caractère essentiel de l’échange mercantile – deux personnes qui se parlent. [2] » Prions que les supermarchés où Le Seuil peut vendre en masse ses livres (grâce aux accord signés depuis 2007 entre son distributeur et celui d’Editis) aient gardés leurs caissiers et leurs caissières. Afin qu’ils puissent parler entre eux et avec les clients des conseils d’Hervé Kempf pour qu’ils sortent, toutes et tous, enfin, du capitalisme.

Ce n’est pas le premier brûlot anticapitaliste qu’Hervé Kempf confie au Seuil, maison désormais propriété du groupe Chanel comprenant, entre autres, les couverts Guy Degrenne, les montres Bell & Ross, les fusils de chasse Holland & Holland et les maillots de bain Eres. Son précédent avait pour titre Comment les riches détruisent la planète. La famille Wertheimer est bien libérale de le laisse publier de telles insanités dans un groupe éditorial dont elle possède la plus grande partie du capital.

Au Seuil, le libéralisme de toujours, c’est un peu l’esprit maison. Et le directeur de collection qui édite le meilleur des œuvres d’Hervé Kempf en est l’emblème : Jean-Claude Guillebaud n’a-t-il pas initié, en 1984, « Vive la crise ! » ? Cette série télévisuelle – qui aurait aussi bien pu s’appeler « Entrons dans le capitalisme » – s’inspirait du Pari français de Michel Albert (édité par le même Guillebaud dans la même collection du Seuil) et Yves Montand en était le porte-voix. Il s’agissait d’accompagner l’électoral français dans la conversion du socialisme de gouvernement au « capitalisme libéral » [3].

Au moins Guillebaud et consort assurent-ils la continuité des lignes politiques au-delà des dernières grandes mutations de l’édition française. Au moins depuis 1978, année depuis laquelle l’écrivain, essayiste et journaliste (au Nouvel Observateur) Jean-Claude Guillebaud remplit les fonctions de conseiller littéraire et de directeur de collections. Même si le mot de « capitalisme », précédé d’« anti » ou suivi de « libéral » peut donner l’impression qu’il s’agit d’une tendance dans les modes saisonnières plutôt que d’un concept issu de l’économie marxiste et nommant l’autre antagoniste de la lutte des classes.

En 1940, George Orwell évoquait « une importante découverte psychologique faite par les nazis – ou en tout cas qu’ils ont appliquée : qu’on peut sans danger prêcher des politiques contradictoires aussi longtemps qu’on dit aux gens ce qu’ils ont envie d’entendre [4] ».

Thierry Discepolo

Version initiale d'un extrait de La Trahison des éditeurs (Agone, 2011)

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Notes