Au jour le jour

Relégation urbaine, stigmatisation scolaire : un enchaînement inextricable (1)

De la relégation urbaine à la stigmatisation scolaire En octobre 2010, à l’initiative de la revue Diversité, un séminaire se tenait au siège de la Délégation à la politique de la ville et à l’insertion sociale de la Ville de Paris. L’intitulé de ce séminaire laissait toutefois quelque peu perplexe, « La ville et l’école : les conséquences de la crise ». En dépit de l’article qui la définit, en effet, on pouvait se demander de quelle crise il s’agissait.

Sagissait-il de la crise financière (spéculation boursière et bancaire, déficit budgétaire) ? de la crise économique (chômage et sous-emploi) ? de la crise écologique (pollution, épuisement des ressources naturelles, réchauffement climatique) ? d’une crise sociale plus générale (de la « démocratie », de l’absence avenir, des valeurs) ? ou même d’une crise urbaine (« violences urbaines », crise du logement, etc.) ? voire de la crise de l’école elle-même ?…

Pour lever l’ambiguïté des significations attachées au signifiant « crise », sans aller se perdre dans des explications étymologiques, on se reportera à la définition proposée par le Petit Robert, « Moment périlleux et décisif ». Or, le moins qu’on puisse en dire est que l’état des choses auquel on accole le qualificatif de « crise » n’a rien de momentané. « La crise » dure, en effet, depuis la fin des Trente glorieuses soit bientôt quarante ans. Du moins si l’on s’en tient aux discours officiels qui s’accordent à laisser dans l’ombre la restructuration du système capitaliste, la mise en place de l’accumulation flexible et le retour en force du libéralisme économique. Ladite « crise » faisait d’ailleurs suite à une autre, beaucoup plus ponctuelle, plus localisée et d’ordre politico-idéologique : Mai 68, où certains observateurs discernèrent une « crise de régime ».

Pour en revenir à l’actualité, peut-on parler ensuite d’un « moment périlleux » ? Tout bien considéré, il ne semble qu’il y ait péril en la demeure, sauf, au sens propre du terme, pour les gens sans abri, ceux vivant dans un habitat insalubre, dangereux ou surpeuplé, ou qui sont menacés d’être jetés à la rue faute de pouvoir payer les loyers et les charges, ou rembourser leurs crédits. Si, d’une manière plus générale, la situation des couches populaires ne cesse de se détériorer, dans le domaine du logement comme dans les autres, les classes possédantes et dirigeantes semblent, elles, fort bien s’en accommoder. Leur pouvoir n’est pas menacé. C’est pourquoi le troisième critère qui définit une crise, le caractère « décisif » du moment auquel elle correspond, ne s’applique pas non plus à la situation présente : la « crise », quelle que soit les aspects sous lesquels elle est censée se manifester, n’est pas susceptible d’ébranler la domination bourgeoise.

Quoiqu’il en soit, si l’on s’en tient à la crise à laquelle l’« école » et, plus précisément, l’enseignement primaire et surtout secondaire doivent aujourd’hui faire face, un constat peut servir de point de départ : la concomitance de la ségrégation urbaine et de la ségrégation scolaire. Quels liens établir entre les deux ?

Selon qu’on met l’accent sur la ségrégation urbaine ou sur la ségrégation scolaire, les analyses et les solutions proposées vont différer. Pour les spécialistes en recherche urbaine, ce sera : quelle politique urbaine (urbanisme, logement, politique dite de la ville, etc.) pour réduire les inégalités territoriales entre établissements scolaires ? Pour les spécialistes en sciences de l’éducation, la question sera : quelle politique éducative pour compenser les inégalités de l’environnement social ? Avec un même horizon ou idéal : assurer l’égalité des chances.

Le téléscopage entre ces deux problématiques est source de confusion. N’étant pas un spécialiste des sciences de l’éducation, je m’en tiendrai à la relation entre relégation spatiale et stigmatisation scolaire. Par « stigmatisation scolaire », j’entends, non pas la disqualification dont font l’objet les « mauvais élèves » de la part d’un corps professoral et d’un personnel d’encadrement fortement imprégnés par un ethnocentrisme de classe (et dont je ne récuse pas la définition), mais la disqualification a priori ou a posteriori d’établissements où lesdits « mauvais élèves » constituent un part importante des effectifs qu’ils accueillent. Ce qui renvoie à la concentration des familles paupérisées souvent « issues de l’immigration » – bien qu’on en soit souvent à la troisième génération –, dans certaines zones urbanisées. Avec pour effet, la déconsidération par les élèves – pour ne rien dire des parents – de leur établissement et d’eux-mêmes, entraînant un sentiment d’humiliation, à l’origine de réactions agressives de rejet.

L’hypothèse qui prévaut parmi les sociologues et les géographes urbains est que la ségrégation à l’école est d’abord imputable à la ségrégation urbaine. Selon ces spécialistes, le bas niveau de réussite scolaire dans certains établissements et les désordres qui y règnent résultent d’abord de la relégation urbaine, c’est-à-dire de la spécialisation de certains quartiers dans l’accueil de populations économiquement et culturellement démunies. Des processus négatifs cumulatifs en découlent, telles la fuite résidentielle ou les stratégies de contournement des parents qui le peuvent, enseignants en tête, pour scolariser leurs enfants ailleurs. Des pratiques qui se sont intensifiées depuis la suppression de la carte scolaire. Le résultat est une ghettoïsation accrue des établissements et des quartiers. Peut-on freiner ce processus, à défaut de l’inverser ?

Il faudrait, pour ce faire mettre fin à la ségrégation urbaine. Mais on sait, même s’il est de bon ton de feindre de l’ignorer, que l’inégale distribution des catégories sociales au sein des agglomérations urbaines comme aux alentours n’est que l’inscription spatiale inévitable de la division de la société en classes. Un terme peut résumer le phénomène : la « polarisation ». À savoir la tendance à la concentration volontaire – ou agrégation voulue – des riches (on parle de « catégories aisées), et involontaire – ou ségrégation subie – des pauvres (euphémisés comme catégories « modestes » ou « défavorisées) dans certains secteurs plus ou moins éloignées les uns des autres. D’un côté les « beaux quartiers» ou les banlieues « résidentielles », de l’autre les quartiers populaires anciens ou les « zones urbaines sensibles ». Entre des deux, les classes dites moyennes qui se répartissant de manière un peu plus uniforme dans l’espace urbain.

Au cours des dernières décennies, la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse. ont accentué ces clivages socio-spatiaux. En 2009, par exemple, plus d’un tiers des habitants des 751 zones urbaines sensibles (ZUS) répertoriées survivaient au-dessous du seuil de pauvreté. Pourcentage qui s’élevait à 44 % pour les moins de 25 ans. La misère ne touchait pas d’ailleurs seulement les jeunes écoliers, stagiaires ou chômeurs « à capuche » qui défraieront à nouveau la chronique des violences urbaines lors des semaines de manifestation contre la « réforme » des retraites à l’automne 2010. Durant les années récentes, les trentenaires ayant terminé leurs études avec un diplôme, mariés avec enfants, ont souvent perdu leur emploi. D’où, outre le « mauvais exemple » que leur situation offrait à leurs cadets, un ressentiment et une colère qui explique la solidarité implicite des aînés avec les « racailleux » lors des émeutes de novembre 2005, des affrontements avec la police à Villiers-le-Bel deux ans plus tard ou à la Villeneuve de Grenoble en juillet 2010. Au point que certains élus locaux en sont venus à poser la question qui fâche : peut-on continuer à parler d’émeutes alors que l’on a bel et bien affaire à une révolte sociale ? Le maire (PS) de Clichy-sous-Bois, Claude Dilain, exposait clairement les termes de l’alternative : « Veut-on que les banlieues soient calmes ou veut-on résorber les ghettos ? » Encore faudrait-il, au préalable, résorber la pauvreté, alors que celle-ci ne cesse de s’accroître. Car la pauvreté n’affecte pas que les ZUS : elle s’étend socialement et se répand géographiquement [1]. Dans les interstices des métropoles ou au sein villes moyennes, voire dans le périurbain et même dans les zones rurales ou semi-rurales, des « espaces de précarité » ont fait leur apparition, non couverts par la soi-disant « politique de la ville ». Et c’est là que réside la majorité des ouvriers et des employés ballottés entre activité et chômage.

Des politiques de diversification sociale ont été mise en œuvre dans les « quartiers en difficulté » – mais pas dans les quartiers chics ni les banlieues huppées) – pour (r)établir la « mixité sociale », inévitablement invoquée par les « décideurs » et les « chercheurs » affidés, pour (re)construire des liens entre groupes sociaux de plus en plus éloignés tant socialement que spatialement. Un slogan aussi inepte que consensuel sert de cri de ralliement : « Vivre ensemble ». Leitmotiv repris récemment lors de la grand messe sécuritaire de l’AMGVF – association des maires des grandes villes de France –, célébrée en septembre 2010 : « Faire ville ensemble » [2]. Où l’on a eu droit au credo attendu sur un « développement urbain équilibré dans une métropole solidaire pour renforcer la cohésion sociale ».

En fait, si « diversification sociale » il y a, elle se fait « par le haut ». Elle consiste à disperser des pauvres à la lisière des agglomérations, dans l’espace périurbian ou semi-rural, tout en favorisant l’installation de ménages appartenant aux franges inférieures de la néo-petite bourgeoisie dans les quartiers populaires traditionnels, partiellement vidés de leurs habitants précédents. Ainsi en va-t-il des villes ouvrières frappées par la désindustrialisation et les délocalisations prises dans un double mouvement : d’un côté le recyclage des sites les mieux situés, comme dans le cas de la reconversion culturelle et écologique (écoquartiers, équipements hauts de gamme) des friches industrielles ou portuaires pour attirer des gens friqués, parallèlement à la gentrification de l’habitat populaire central ; de l’autre la stagnation et l’appauvrissement des espaces les moins attractifs, dégradés et périphériques qui concentrent les populations les plus pauvres.

En matière de politique urbaine, la priorité est donnée à l’accueil des couches moyennes qui n’ont plus les moyens de se loger au cœur des agglomérations. Dernière mouture en date de la « politique de la ville », la « rénovation urbaine » consiste à démolir des barres et des tours, majoritairement occupées par des familles nombreuses aux revenus peu élevés, pour les remplacer par petits immeubles coquets à l’architecture « innovante » pour attirer des habitants plus aisés et mieux éduqués. Ou encore réhabilitation et « résidentialisation » d’immeubles de logements HLM accompagnées d’une augmentation des loyers. L’effet est le même : éviction des familles « lourdes » (« cas sociaux ») déplacées en périphérie. Cette stratégie de diversification se heurte néanmoins à un obstacle : les parents appartenant aux classes moyennes ne sont pas pressés d’occuper les nouveaux logements par peur que leurs enfants ne soient obligés de côtoyer dans les établissements scolaires du quartier les « voyous » qui continuent à les fréquenter, avec les risques de déclassement et de violence qu’impliquent cette promiscuité. .

On voit ainsi l’origine majeure de la ségrégation scolaire. La ségrégation urbaine a un impact indéniable sur la distribution qualitative des établissements d’enseignement secondaire : lycées ou collèges « cotés » (bons élèves, bons résultats) versus lycées ou collèges « repoussoirs ». La population accueillie par ces établissements reflète la composition sociale des quartiers, voire de communes entières. Les rapports officiels font état d’une tendance lourde à la « ghettoïsation » de certaines zones urbaines, malgré la « politique de la ville »… ou à cause d’elle ; et, par voie de conséquence, à la disqualification des établissements qui s’y trouvent malgré les mesures compensatoires… ou à cause d’elles. Dans les deux cas, en effet, ces classements bureaucratiques concourent à la stigmatisation des lieux et des gens qui les fréquentent ou y résident.

ZUS et ZEP (zone d’éducation prioritaire) relèvent, en fait, d’une discrimination positive inavouée puisqu’elles constituent une entorse à l’égalitarisme républicain. Des quartiers ou des établissements sont dotés de moyens supplémentaires et d’une plus grande autonomie pour faire face à des difficultés d’ordre sociales, en général, et scolaires, en particulier. Le principe est de « donner plus à ceux qui ont moins ». Moins de quoi ? Officiellement : moins de « chances » de bénéficier de conditions de vie – et, s’agissant des nouvelles générations – d’éducation favorables à leur épanouissement. Objectif visé : l’« égalité des chances ». Un mythe ou plutôt une mystification idéologique dans une société structurellement marquée par l’inégalité des conditions sociales, pour ne pas dire de classes.

Jean-Pierre Garnier

Intervention au séminaire de la revue Diversité, « La ville et l’école : les conséquences de la crise », 22 octobre 2010 [à suivre…]

—— Jean-Pierre Garnier a publié aux éditions Agone : Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires (2010).

Notes
  • 1.

    Christophe Noyé et Christophe Guilly,Atlas des nouvelles fractures sociales en France, Autrement, 2004.

  • 2.

    Manifeste « Les maires montent au créneau », 22 septembre 2010.