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Sénateur Obama, choisissez mieux vos lectures

Que ce soit par hasard ou pour signaler aux électeurs un certain niveau d’accomplissement intellectuel, le sénateur Barack Obama s’est laissé photographier, il y a quelques semaines, avec le livre de Fareed Zakaria, The Post American World (Le Monde post-américain). Selon toute vraisemblance, M. Obama prend ce jeune et brillant auteur très au sérieux puisque, sur cette photo, on peut constater qu’il a déjà parcouru un bon tiers de son livre. Ce jour-là le sénateur se trouvait dans le Montana et on pouvait penser qu’il s’agissait d’embrasser quelques nourrissons et de débiter les sempiternelles banalités sur le « changement » avant de revenir à la formulation de pensées profondes sur l’inquiétante situation mondiale.

Il se trouve que j’ai également lu ce livre. Et comme je dispose de plus de temps que M. Obama, je lui propose une brève note de lecture.

Sénateur, jusqu’à aujourd’hui, la production des jeunes et brillants experts en politique étrangère était d’ordinaire parfaitement prévisible. Chaque élection étrangère, chaque accès de fièvre inflationniste et chaque ralentissement de la productivité étaient ramenés à un même scénario obligé : le pays X devait adopter le « libre échange » ; Y avait des syndicats trop puissants ; et Z devait baisser les impôts et mener une politique de déréglementation.

M. Zakaria rassemble astucieusement ces dadas favoris d’experts en y ajoutant un autre : le déclin américain. Selon lui, le problème n’est pas que les autres pays doivent apprendre le laissez-faire mais plutôt qu’ils l’ont trop bien appris ; qu’ils y sont meilleurs que nous et que « l’essor du reste du monde » (entendez la Chine et l’Inde) menace de poser quelques problèmes à la précieuse « primauté » des États-Unis.

Les faits invoqués à l’appui de cette thèse ont une étrange tendance à élever la taille au rang de principal critère explicatif. Le plus haut building du monde est à Taiwan, écrit-il ; l’homme le plus riche du monde est Mexicain ; et la Chine possède les plus grandes usines, les plus grands centres commerciaux et le plus grand casino.

Mais ne craignez rien, sénateur, car en suivant ce raisonnement on pourrait également affirmer que le système de santé britannique est le meilleur au monde puisque le plus haut hôpital du monde est Londonien. Ou que les Phalangistes espagnols ont incarné la piété même puisque le généralissime Franco a fait construire le plus grand crucifix du monde. Ainsi, quand M. Zakaria nous informe que le plus grand avion du monde « se fabrique en Russie et en Ukraine » (de fait, autant que je sache, il s’agit d’un avion-cargo construit à l’époque soviétique et il n’en existe qu’un), on pourrait, suivant sa logique, démontrer que les Soviétiques sont les vrais vainqueurs de la guerre froide.

Au cas où on vous interrogerait là-dessus, sachez, monsieur le sénateur, que la marque de fabrique du style Zakaria est la méditation nonchalante à travers l’histoire du monde. Il se demande pourquoi l’Ouest a fini par l’emporter sur l’Est ; il exprime son étonnement devant des choses relativement insignifiantes comme la manière dont des populations fort éloignées de nous adoptent certaines coutumes occidentales et pas d’autres ; ou sur le fait que certains pays « forgent [parfois] d’eux-mêmes des liens avec d’autres » pays sans demander d’abord leur avis aux États-Unis. Il affirme même qu’« il est aujourd’hui difficile de se souvenir de ce qu’était la vie aux jours sombres des années 1970, quand l’information n’était pas immédiatement relayée ».

En revanche, sur les sujets d’importance, Fareed Zakaria est parfaitement dans le coup, en particulier lorsqu’il il s’agit de vanter la parfaite vertu des marchés. À partir des années 1990, tout le monde a admis, selon lui, « qu’il n’y avait qu’une seule approche fondamentale capable de structurer l’économie d’un pays ». Cette approche, bien sûr, c’est celle du type laissez-faire, telle qu’elle fut mise en pratique par les fameux « Chicago Boys » et les rois de l’économie comme, par exemple, Jeffrey Sachs.

Aux yeux de M. Zakaria, les vrais Américains éclairés, ceux qui comprennent l’ordre naissant, sont apparemment les Goldman Sachs, McKinsey et autres chefs d’entreprise. Quand il écrit que les dirigeants des pays du tiers-monde « ont entendu les patrons occidentaux leur expliquer où résidait l’avenir », il ne s’agit pas d’une critique sarcastique vis-à-vis de ces patrons mais bel et bien d’un hommage rendu à leur sagesse.

En revanche, les Américains moyens lui tapent sur les nerfs avec leur ignorance crasse des modes de vie étrangers et leur suspicion à l’égard du libre-échange. Selon lui, ce comportement a ouvert « un fossé grandissant entre la véritable élite américaine des affaires et la classe cosmopolite d’un côté et la majorité du peuple américain de l’autre ».

Attention, sénateur, ce n’est pas là le genre d’idée qui vous fera apprécier des citoyens du Montana, de l’Ohio ou de Pennsylvanie. Si vous décidiez de l’intégrer dans vos discours de campagne, vous pourriez aussi bien livrer les clefs des quartiers sud de Chicago à votre adversaire, John McCain.

Une autre raison de se garder d’idolâtrer autant le marché : c’est que cette idolâtrie est une erreur. Considérons la composante de cette « nouvelle ère » que Fareed Zakaria admire le plus : la « libre circulation du capital », les prêts et les investissements internationaux qu’il vénère et considère comme la « mécanique céleste de la mondialisation pour imposer la discipline ». Il est pourtant certain que l’essor de la Chine et de l’Inde (pays que notre expert prend pour paradigme) n’a été possible que parce que ces deux pays ont soigneusement évité les marchés mondiaux de crédits commerciaux au cours des années 1970 ; ce qui leur permit d’échapper à la crise du taux d’intérêt du début des années 1980.

Comment je le sais ? Parce que tout cela est expliqué dans le livre bien plus intéressant de James K. Galbraith, The Predator State (L’État prédateur). Lors de votre prochaine séance photo, j’espère, monsieur le sénateur, que vous en aurez lu au moins la moitié.

Thomas Frank

Wall Street Journal, 4 juin 2008

Thomas Frank écrit pour Le Monde diplomatique des analyses sociales et politiques de la situation américaine. Ses livres paraissent en français aux éditions Agone : Pourquoi les riches votent à gauche, 2018 ; Pourquoi les pauvres votent à droite, [2008], 2013 ; Le Marché de droit divin, 2003.