Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XXV) Patriotes et révolutionnaires (1)

L’Angleterre s’est engagée dans la révolution, un processus qui a démarré, selon moi, vers la fin de 1938. Cependant, le type de révolution dépend en partie de notre capacité à reconnaître à temps les forces réelles à l’œuvre et à ne pas utiliser des phrases tirées d’un manuel du XIXe siècle comme substituts à la pensée.

L’Angleterre a passé les huit premiers mois de la guerre dans un état de sommeil crépusculaire qui ressemble fort à celui des huit années précédentes. Il y a eu un vague mécontentement généralisé, mais aucun défaitisme actif, comme nous l’avons vu lors des élections partielles. Si tant est que la nation a réfléchi à la guerre, c’est en se réconfortant grâce à deux théories stratégiques entièrement fausses, l’une d’elles officielle, l’autre spécifique à la gauche.

La première prédisait que le blocus britannique obligerait Hitler à s’écraser contre la ligne Maginot ; l’autre était que Staline, en acceptant la partition de la Pologne, avait mystérieusement « stoppé » Hitler, lequel serait par la suite incapable de se lancer dans d’autres conquêtes. Elles ont toutes deux été complètement contredites par les événements. Hitler a tout simplement contourné la ligne Maginot et est entré en Roumanie en passant par la Hongrie, ce que toute personne capable de lire une carte aurait pu prédire dès le début. Mais l’acceptation de ces absurdités géographiques était un reflet de l’apathie générale.

Aussi longtemps que la France tenait bon, notre pays ne se sentait pas en danger d’être conquis et, par ailleurs, la victoire facile que devaient nous procurer nos moyens « économiques » et qui laisserait Chamberlain au pouvoir, et tout le reste exactement comme avant, n’inspirait pas vraiment l’enthousiasme. Nul doute que la plupart d’entre nous auraient préféré une victoire pour les hommes d’affaires britanniques à une victoire de Hitler, mais il n’y avait pas là de raison de se laisser aller au lyrisme. L’idée que l'Angleterre ne pourrait gagner la guerre qu’après être passée par la révolution avait à peine été évoquée.

Vinrent alors les ahurissants désastres de mai et de juin [1]. Bien qu’ils n’aient pas été marqués par des bouleversements politiques, quiconque savait se servir de ses yeux et de ses oreilles pouvait s’apercevoir que l’opinion publique virait à gauche. La population britannique avait subi la secousse dont elle avait besoin depuis des années. Elle avait eu droit à une démonstration magistrale du délabrement de sa classe dirigeante, de l’inefficacité du capitalisme privé, du besoin urgent d’une réorganisation économique et de la destruction des privilèges.

Si la gauche avait eu de véritables dirigeants, on ne peut douter que le retour des troupes de Dunkerque aurait pu signifier le début de la fin du capitalisme britannique. À ce moment-là, l’acceptation du sacrifice et des changements radicaux ne touchait pas seulement la classe ouvrière mais également toute la classe moyenne, où le patriotisme, en cas de besoin, est plus fort que le sentiment de son intérêt personnel.

On sentait parfois, là où on l’attendait le moins, qu’on était à la lisière d’une société nouvelle d’où auraient disparu en grande partie la cupidité, l’apathie, l’injustice et la corruption. Mais il n’y avait pas de direction adéquate, le moment stratégique est passé, et le pendule est reparti de l’autre côté.

L’invasion attendue n’a pas eu lieu et, bien que les raids aériens aient été terribles, ce n’était rien en comparaison de ce qu’on avait craint. Depuis le mois d’octobre [1940] environ, la confiance est revenue et, avec la confiance, l’apathie. Les forces de la réaction n’ont pas tardé à contre-attaquer et à consolider leur position, laquelle avait été durement secouée pendant l’été, quand on avait pu croire qu’elles allaient devoir chercher de l’aide chez les gens ordinaires.

Le fait que, contrairement à toutes les attentes, l’Angleterre n’ait pas été conquise avait d’une certaine façon donné raison aux classes dirigeantes, et la chose avait été scellée par la victoire de Wavell en Égypte. Immédiatement après Sidi Barrani, Margesson est entré au Cabinet – une claque évidente et publique à toutes les nuances de l’opinion progressiste. Il n’était pas possible de sortir Chamberlain de sa tombe, mais la désignation de Margesson était ce qui y ressemblait le plus. 2

Cependant, les défaites de l’été avaient fait ressortir quelque chose de bien plus important que la tendance, normale dans presque tous les régimes, à virer à gauche dans les moments de désastre et à droite dans les moments de sécurité. Ce qui était apparu était l’intégrité du sentiment national britannique. Après tout et malgré tout, les gens ordinaires étaient patriotes. Il est immensément important d’accepter ce fait et de ne pas tenter de s’en débarrasser à l’aide de formules toute faites.

Il est sans doute vrai que « les prolétaires n’ont pas de patrie ». Ce qui nous concerne, cependant, est le fait que les prolétaires, en tout cas en Angleterre, sentent qu’ils ont une patrie, et agiront en conséquence. L’idée classique marxiste selon laquelle « les travailleurs » se fichent éperdument de savoir si leur pays est conquis ou non est aussi fausse que l’idée du Daily Telegraph 3 selon laquelle tous les Anglais se sentent pris d’émotion chaque fois qu’ils entendent Rule Britannia.

Il est tout à fait vrai que la classe ouvrière, contrairement à la classe moyenne, n’a aucun sentiment impérialiste et n’aime pas la grandiloquence patriotique. Presque tous les travailleurs comprennent immédiatement le sens équivoque de « votre courage, votre entrain, votre fermeté nous procureront la victoire ». Mais il suffit qu’on croie un instant que l’Angleterre est sur le point d’être conquise par une puissance étrangère et tout cela se renverse.

Il y a eu un moment pendant l’été [1940] où tous nos alliés nous avaient désertés, où notre armée avait été lourdement défaite et avait tout juste réussi à échapper après avoir perdu tout son équipement et où l’Angleterre, à l’intérieur de ses frontières, était presque sans défense. C’était alors ou jamais qu’aurait dû apparaître un mouvement chantant fin-à-la-guerre sur l’air de « L’ennemi est dans notre propre pays », etc. Eh bien, c’est exactement le moment où la classe ouvrière britannique s’est lancée dans un énorme effort pour augmenter la production d’armements et empêcher l’invasion. Après l’appel lancé par Eden pour la création des Local Defence Volunteers 4, un quart de million de recrues se sont présentées le premier jour et un million pendant les semaines suivantes ; j’ai des raisons de croire qu’un plus grand nombre aurait pu être atteint.

Qu’on se souvienne qu’à ce moment-là on s’attendait à ce que l’invasion ait lieu immédiatement, et les hommes qui s’étaient engagés pensaient qu’ils allaient devoir se battre contre l’armée allemande avec des fusils de chasse et des bouteilles d’essence. Il est sans doute encore plus significatif que, au cours des six mois depuis cette date, la Home Guard – des hommes qui s’entraînent après leur travail et plus ou moins sans paie – n’a pas vraiment vu ses forces diminuer, sinon du fait de la mobilisation de ses plus jeunes membres.

Comparons maintenant les chiffres des membres de la Home Guard avec ceux des partis politiques qui pensent que les gens ordinaires ne sont pas patriotes. Le parti communiste, l’ILP 5, l’organisation de Mosley 6 et le PPU 7 ont peut-être tous ensemble 150 000 adhérents, un chiffre qui ne cesse de fluctuer. Lors des élections partielles qui se sont déroulées depuis le début de la guerre, un seul candidat fin-à-la-guerre a réussi à conserver son cautionnement électoral. La conclusion n’est-elle pas évidente, sauf pour ceux qui sont incapables d’accepter les faits ?

Cependant, la révélation du patriotisme de la classe ouvrière coïncidait avec le revirement d’opinion dont j’ai parlé plus haut, la perception soudaine que l’ordre social existant était pourri. Les gens comprenaient vaguement – et pas toujours vaguement, à en juger par quelques conversations que j’ai entendues dans les pubs à l’époque – que nous avions le devoir à la fois de défendre l’Angleterre et de nous transformer en une véritable démocratie.

L’Angleterre est d’une certaine façon arriérée au plan politique, les slogans extrémistes ne circulent pas comme ils le font dans les pays du continent, mais les sentiments de tous les vrais patriotes et de tous les vrais socialistes sont au fond réductibles au slogan « trotskiste » : « La révolution et la guerre sont inséparables. » Nous ne pouvons pas battre Hitler sans passer par la révolution, ni consolider notre révolution sans battre Hitler.

Inutile de prétendre, avec les communistes, qu’on parviendra à se débarrasser de Hitler en se rendant à lui. Inutile d’imaginer, avec le Daily Telegraph, qu’on peut vaincre Hitler sans troubler le statu quo. Une Grande-Bretagne capitaliste ne peut vaincre Hitler ; ses ressources potentielles et ses alliés potentiels ne peuvent être mobilisés. Hitler ne pourra être vaincu que par une Angleterre qui peut faire participer les forces progressistes du monde – une Angleterre qui se bat en conséquence contre les péchés de son propre passé.

Les communistes, et d’autres encore, se disent persuadés que la défaite de Hitler ne signifie rien d’autre qu’une stabilisation renouvelée du capitalisme britannique. Ce n’est qu’un mensonge destiné à propager la désaffection, pour le plus grand intérêt des nazis. En fait, comme les communistes eux-mêmes auraient pu le dire il y a un an, c’est le contraire qui est vrai : le capitalisme britannique ne peut survivre qu’en prenant position par rapport au fascisme. Soit nous transformons l’Angleterre en une démocratie socialiste, soit, d’une façon ou d’une autre, nous devenons une partie de l’empire nazi ; il n’y a pas de troisième possibilité.

(À suivre…)

George Orwell

Première partie d’un texte paru en janvier 1941 dans The New Left (trad. fr., Bernard Hoepffner, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, p. 119-133).

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984 (dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes de la rédaction

Notes
  • 1.

    . Menacé d’encerclement par l’avancée rapide de l’armée allemande sur le territoire français à partir du déclenchement de l’offensive du 10 mai 1940, le corps expéditionnaire britannique est évacué dans des conditions dramatiques. Entre le 27 mai et le 4 juin 1940, 200 000 Anglais et 130 000 Français embarquent vers l’Angleterre à partir des plages et du port de Dunkerque, pilonnés par l’aviation allemande.