Au jour le jour

Les imbéciles et les irresponsables

Le 4 novembre dernier, l’AFP a diffusé la dépêche suivante, immédiatement reprise par l’ensemble des rédactions : « Édouard Philippe a fustigé lundi la “petite bande d'imbéciles et d'irresponsables” qui a pris pour cible samedi des policiers et un chapiteau de cirque lors d'une soirée de violences urbaines à Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), condamnées par l'ensemble de la classe politique. »

Le Premier ministre aurait déclaré, en marge d'un déplacement en Seine-Saint-Denis : « Nous déplorons évidemment ces actes imbéciles et violents. […] Je crois qu'en vérité il s'agit d'une petite bande d'imbéciles et d'irresponsables qui pensent que tout casser est une façon de faire avancer les choses. »

Alors là, Monsieur le Premier ministre, comme tous nos concitoyens encore doués de raison, je vous crie bravo et merci ! Bravo pour ces paroles énergiques et courageuses qu’on n’a pas souvent l’occasion d’entendre en ces temps de politiquement correct où on n’ose plus appeler chat un chat.

Résultat : nous sommes tyrannisés toujours davantage par des minorités violentes qui s’en prennent impunément à nos droits les plus fondamentaux. Ah, vous ne leur avez pas envoyé dire : « Imbéciles et irresponsables ! » Vous leur avez expédié ça, raide comme balle, en pleine poire, une vraie grenade lacrymogène. Assurément, il en faudrait davantage des comme vous, avec le même punch.

Du coup, puisque l’occasion s’en présente, je m’en vais vous aider à faire le ménage, en attirant respectueusement votre attention, Monsieur le Premier ministre, non pas seulement sur le fait que les violences « imbéciles et irresponsables » sont commises par des sauvageons, sur lesquels vous avez cent fois raison d’appeler les foudres gouvernementales, mais aussi et surtout sur le fait qu’en l’occurrence, imbécillité et irresponsabilité sont les deux béquilles de votre République.

L’exemple vient de haut : celui d’un establishment éperdu de vanité, d’arrogance et de convoitise, un monde sans droite ni gauche, sans Dieu, ni Diable, mais tout entier asservi à l’Argent. Cette oligarchie tend à régenter toute la sphère sociale et à transformer la planète en un vaste emporium où tout s’achète et tout se vend, à l’exception de quelques irréductibles, qui vont jusqu’à invoquer le droit d’insurrection, les innocents !

Car enfin, entre toutes les causes qui ont contribué aux catastrophes en série jalonnant notre histoire, il y a clairement l’imbécillité et l’irresponsabilité des classes dominantes, et plus précisément de leurs fractions possédantes et dirigeantes. De génération en génération, celles-ci ont accaparé tous les pouvoirs après en avoir exclu les classes populaires.

Que voit-on, depuis des décennies, dans les pays les plus avancés du monde dit civilisé, des pays réputés démocratiques, sinon le spectacle de féodalités riches et instruites dont les clans et les lobbies, engagés dans une concurrence meurtrière, n’ont cessé de se faire la guerre de toutes les façons, en vue de monopoliser les ressources de la planète au détriment de leurs concurrents et, de proche en proche, au détriment de tout le genre humain, car tous ces petits et grands stratèges du bizness, de la finance, du management, du commerce, de la spéculation et de la conquête des marchés, n’ont jamais rien compris à la dimension écologique de la condition humaine et à la véritable généalogie de notre espèce. Tous ces adeptes de la méthode « s’enrichir-et-ruisseler » ont omis de noter que ce qui avait ruisselé jusqu’ici, c’était peut-être un peu de l’argent que les riches jetaient par les fenêtres, mais c’était surtout, partout, toujours et sans commune mesure, la sueur et le sang des pauvres.

L’imbécillité des puissants et leur irresponsabilité ont toujours été à proportion de leur insondable avidité. Certes, je vous accorde que cela a commencé bien avant que la Macronie ne s’empare des leviers du pouvoir. Mais force est de constater qu’elle est la digne héritière de ses prédécesseurs de la lamentable gauche de gouvernement, qui elle-même rendait des points à la droite républicaine réputée « la plus bête du monde », qui elle-même… et ainsi de suite depuis des siècles.

Rares sont, tout bien pesé, les pays et les moments où les peuples n’ont pas été gouvernés par des imbéciles et des irresponsables, hier comme aujourd’hui. On n’en finirait plus d’énumérer les fiascos, les nuisances, les souffrances, la misère, le malheur, les effets ruineux de toutes sortes provoqués par les entreprises des puissants. On n’en finirait pas davantage d’évoquer les dénis systématiques de responsabilité, les impunités scandaleuses et l’inépuisable indulgence des puissants envers leurs propres crimes.

Tenez, pas plus tard que ces jours-ci, un rapport officiel a confirmé que le fameux EPR de Flamanville, réacteur nucléaire d’un type nouveau dont la mise en service était programmée initialement pour 2012, ne serait pas opérationnel avant 2022 et qu’il coûterait finalement quatre fois plus cher que prévu, 12,5 milliards au lieu de trois, à cause du surcoût exorbitant d’une soixantaine de soudures à refaire. Ce qui est sûr, c’est que le Trésor public va régler la facture. Quant à savoir qui a pris tout son temps pour rater 60 soudures sur un réacteur nucléaire, quels directeurs de programmes, quels ingénieurs hautement qualifiés, quels chefs de cabinets, quels ministres ont été sanctionnés, quels PDG enfin, de quelles entreprises, ont sous-estimé les devis pour emporter le marché, la discrétion est, comme toujours, de rigueur. De temps à autre, ici ou là, un fusible saute, un patron est immolé sur l’autel de la gouvernance capitaliste et tout rentre dans l’ordre.

N’avez-vous donc jamais, à LREM, le sentiment de participer à un vaste concours international et intergénérationnel pour le titre des élites les plus « imbéciles » et les plus « irresponsables » de la planète, celles qui croient que « tout casser » dans l’État social, c’est ça réformer ?

Alain Accardo

Chronique parue dans La Décroissance en décembre 2019.

Du même auteur, à paraître en janvier 2020, Le Petit-Bourgeois gentilhomme, Agone, coll. « Éléments », troisième édition revue et actualisée.