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Retour sur le génocide des Tutsis au Rwanda et la responsabilité de l’État français

Auteurs de L’État français et le génocide des Tutsis au Rwanda, Raphaël Doridant et François Graner répondent aux questions de L’Émancipation syndicale et pédagogique sur l’histoire et l’actualité politique de ces événements.

L’Émancipation : Dans votre ouvrage, vous indiquez que l'opposition entre Hutus et Tutsis, qui débouchera sur le génocide de ces derniers, est largement liée à la colonisation. Pourriez-vous expliciter ? Par ailleurs le Rwanda a été colonisé par la Belgique, quelle est le rôle de la puissance française dans ce contexte ?

Raphaël Doridant & François Graner : Dans le Rwanda pré-colonial, trois groupes se distinguaient par leurs activités sociales : l’agriculture pour les Hutus, l’élevage des bovins pour les Tutsis, la chasse et la poterie pour les Twas. Ces activités n’étaient pas exclusives : des Hutus élevaient aussi des vaches, et des Tutsis étaient aussi agriculteurs et agricultrices. Ajoutons que l’appartenance à l’un ou à l’autre de ces groupes n’était qu’un élément de l’identité sociale, au même titre que l’appartenance régionale, la profession et l’appartenance à un clan ou à un lignage. L’aristocratie était essentiellement tutsie, mais elle ne concernait qu’une minorité de l’ensemble des Tutsis. D’autre part, des Hutus, riches en bétail et proches du roi ou d’un chef, pouvaient devenir tutsis.

Les rapports sociaux entre Hutus et Tutsis s’étaient cependant durcis à la fin du XIXe siècle, au moment de l’arrivée des colons allemands puis belges. Ceux-ci ont greffé sur la situation rwandaise les théories raciales européennes sur l’inégalité des races humaines, soutenues notamment par le Français Gobineau. À partir d'une distinction sociale accordant une prééminence a une minorité de Tutsis, ils ont construit une distinction raciale, les Tutsis devenant une « race » supérieure apparentée à la « race » blanche.

Pour gouverner, la Belgique et l'Église s'appuient pendant un demi-siècle sur l’élite tutsie, jusqu'à ce que cette dernière réclame l'indépendance. Autour de 1960, les Belges et l'Église organisent alors une indépendance sous leur contrôle via la prise de pouvoir par l’élite hutue. La France soutient la politique belge à l’ONU. Ce n'est qu'ensuite qu’elle tente de supplanter la Belgique en prenant pied au Rwanda par étapes.

Le génocide des Tutsis est déclenché en avril 1994, l’impérialisme français procède à une intervention militaire directe en juin sur la base d'une résolution de l'ONU : l'« opération Turquoise ». Est-ce la première intervention militaire de la France au Rwanda ? Pourquoi parlez-vous d’« habillage humanitaire » ?

— Turquoise est l’une des plus grosses interventions de la France en Afrique depuis la décolonisation. Mais ce n'est pas la première intervention militaire de la France au Rwanda. Il y avait déjà eu une intervention longue (d’octobre 1990 à décembre 1993), avant le génocide : l’opération Noroit. C'était une opération de soutien au régime du président Habyarimana, qui paraissait assez classique de la part des Français. Censée durer quelque semaines, pour aider à contrer une attaque des rebelles du Front patriotique rwandais (FPR), en grande majorité tutsis, et protéger les ressortissants français, elle a en fait duré trois ans.

La France est donc devenue le principal soutien du régime rwandais. Paris n’a rien trouvé à redire aux premiers massacres de Tutsis couverts ou organisés par le pouvoir, prémices du génocide à venir. Les soldats français ont combattu aux côtés de l'armée rwandaise alors qu'ils n'étaient pas censés le faire. Ils l'ont fait le plus discrètement possible, mais ils ont eu un impact direct sur l’issue des combats.

Seconde intervention, l'opération Amaryllis. L’assassinat du président Habyarimana, dont l’avion est abattu par deux missiles le 6 avril 1994, donne le signal de déclenchement du génocide des Tutsis. Amaryllis débute peu après : elle dure du 8 au 14 avril, officiellement pour évacuer les ressortissants françaises et européennes. Mais elle livre aussi des munitions aux Forces armées rwandaises qui ont pris part au génocide. Elle évacue également des dignitaires rwandais, des Hutus extrémistes qui n'étaient pas du tout menacés, et qui faisaient partie des cercles déclenchant le génocide. Alors que, à quelques exceptions près, Amaryllis n'a pas protégé les Tutsis qui, eux et elles, étaient les victimes. Une fois Amaryllis terminée, Paris continue à accorder un soutien politique et militaire discret au gouvernement intérimaire rwandais qui encadre le génocide des Tutsis.

Troisième intervention, l'opération Turquoise à la fin du génocide (22 juin-22 août 1994). Elle a un habillage humanitaire : officiellement autorisée par l'ONU et par le gouvernement français, elle vise à mettre fin aux massacres. Mais les objectifs de l'Élysée et de l'armée française étaient différents. C'étaient beaucoup plus des objectifs politico-militaires de soutien aux autorités civiles et militaires rwandaises, pourtant en train de commettre le génocide : il s’agissait de les aider à maintenir leur pouvoir au moins sur une partie du Rwanda, afin que la France continue à disposer d'une zone d'influence dans l’Afrique des Grands Lacs.

Au début de Turquoise, ce sont les objectifs politico-militaires qui ont dominé. L'humanitaire était secondaire, ou juste « pour les caméras ». Ensuite, au fur et à mesure que les autorités françaises ont dû prendre acte de la défaite du camp qu'elles soutenaient, et que beaucoup de militaires français sur place prenaient conscience de la réalité du génocide, Turquoise s'est mise à faire beaucoup plus d'humanitaire. Mais elle a aussi favorisé la fuite, l'impunité et le réarmement du camp génocidaire, cette fois hors du Rwanda.

Notons que des militaires français de Turquoise ont protesté contre les ordres qui leur avaient été donnés de réarmer les troupes gouvernementales une fois celles-ci passées au Zaïre.

Dans les choix opérés par le gouvernement français, votre livre pointe notamment le fonctionnement du pouvoir dans le cadre de la Ve République, ainsi que « le poids du groupe de pression militaro-colonial ». Pouvez-vous le préciser ?

— Ce que nous reprochons à la politique française de l'époque, c'est que quelques décideurs ont soutenu le régime rwandais avant le génocide, en connaissance de cause, en sachant ce qui selon toute vraisemblance se préparait ; puis, pendant le génocide, et encore après le génocide, en sachant ce qu’avaient commis nos alliés. Cette politique a été décidée par un petit groupe de personnes. Il y a trois responsabilités à pointer. La première est la responsabilité écrasante du président Mitterrand que nous développons beaucoup dans le livre : son rôle dans la création, le maintien et la progression de la « Françafrique », le système néocolonial destiné à perpétuer la zone d'influence française sur ce continent. La complicité dans le génocide des Tutsis du Rwanda est le cas extrême de ce que Mitterrand a fait : la défense de cette zone d'influence, quel que soit le prix que paient les populations locales.

C’est un rôle primordial de Mitterrand, permis par le fonctionnement de la Ve République, qui fait qu’un seul homme peut avoir tous les leviers du pouvoir pour imposer une politique criminelle. Des ministres de la défense ont été opposés à cette politique française, tout comme des militaires, des membres du PS, etc. Beaucoup de gens ont essayé de s'opposer à cette politique. Mais comme l'Élysée a tous les leviers, il n'y a pas de garde-fou.

C’est le second élément de compréhension. C'est très « Ve République » comme genre de fonctionnement, et cela ne s'est pas amélioré avec les présidents successifs. C'est un problème d'institutions, et les leçons n'ont pas été tirées depuis le Rwanda. Emmanuel Macron n'est pas Mitterrand, mais il dit toujours comme Mitterrand que la France est attachée à la stabilité des États même si nous ne partageons pas les mêmes valeurs que les régimes en question. C'est presque du Mitterrand mot pour mot.

Troisième responsabilité, celle du groupe de pression militaro-colonial. Mitterrand avait autour de lui un petit groupe essentiellement piloté par trois militaires : son conseiller militaire le général Quesnot, l’amiral Lanxade chef d'état-major des armées, et le général Huchon dirigeant la coopération militaire. Le prédécesseur de Huchon, le général Varret, s'était opposé à la politique française. 11 s'est fait limoger et remplacer par Huchon qui, lui, faisait partie de ce “lobby militaro-colonial” : des héritiers à la fois d'une structure militaire et d'une structure de pensée venant de la colonisation. Un lien fort subsiste entre colonialisme et néo-colonialisme. En commençant l'écriture de notre livre, nous en avions bien conscience déjà, mais le fait de rédiger les choses nous a bien montré que le mot “colonial” a un sens et marque l'imaginaire de ces hommes ainsi que leur manière de penser, par exemple à travers la célébration de la bataille de Camerone au sein de la Légion étrangère, ou encore la référence à celle de Dien Biên Phu [1].

Il n'y a pas forcément chez eux de racisme anti-Tutsi au sens strict, mais la volonté de maintenir la zone d'influence française, en premier lieu en Afrique, parce que la grandeur de la France en dépendrait... C'est cela l'imaginaire colonial. Pour l'un de ces militaires, le général Tauzin, la colonisation était une « œuvre d'amour ». Tauzin a de manière indirecte dirigé l’armée rwandaise en février-mars 1993 et supervisé la participation des soldats français aux combats. Il revient avec l'opération Turquoise et sa présence est une preuve de son aspect militaire plutôt qu'humanitaire. Il appartient aux forces spéciales. Les défenseurs du rôle de l'armée française peuvent certes souligner les côtés positifs de son action. Nous étudions aussi ce qu'ont fait les forces spéciales, en même temps, avec leur politique propre, leur chaîne de commandement autonome et leur ordres distincts.

Concernant les suites du génocide, vous mettez en évidence le rôle négatif de l'État français, allant jusqu'à parler de « négationnisme » et de « récit falsifié ». Pour quelles raisons ?

— La politique africaine de la France fait clairement partie du domaine réservé du président de la République. La cohabitation entre Mitterrand et le gouvernement de droite d’Édouard Balladur, à partir de mars 1993, ne modifie pas la politique menée au Rwanda. Au moment de Turquoise, Balladur essaie de jouer un rôle modérateur face à Mitterrand. Mais ce, sont les dirigeants politiques de l’époque, de gauche et de droite, qui ont assumé de fait le soutien aux auteurs du génocide. C'est pour cela que des politiciens français actuels sont solidaires pour défendre l'action de la France au Rwanda. Or pour cela il leur faut modifier l'histoire du génocide, suggérer qu’il n’était ni planifié ni prévisible.

L'étape suivante consiste à affirmer que si les extrémistes hutus que la France soutenait ont certes commis des choses très condamnables, le FPR lui aussi. Ainsi ces politiciens français font bloc contre le FPR. Finalement ils réécrivent l'Histoire de bout en bout, quitte à reprendre en grande partie le discours des génocidaires, qui, eux, nient complètement ce qu'ils ont fait. Parmi ceux qui essaient de défendre la mémoire mitterrandienne, on trouve Hubert Védrine qui était secrétaire général de l’Élysée en 1994. Védrine était complètement informé de ce qui se passait : il transmettait toutes les informations et tous les ordres, il était au cœur de la machine d’État.

De même l’ancien ministre des affaires étrangères de l’époque, Alain Juppé, continue aujourd’hui encore à défendre la politique française. Autour d'eux, à des leviers clefs de l'État, des gens défendent un discours falsifié. Ce n'est pas un négationnisme d'État comme en Turquie à propos du génocide arménien, c'est un négationnisme « au cœur de l'État », c'est-à-dire de la part de gens qui ont des leviers de pouvoir. Par exemple, des visas sont accordés à des Rwandais soupçonnés de génocide. Et ceux qui ne peuvent avoir de visa car leur rôle présumé dans le génocide est trop grave ne sont pas expulsés. L’administration et la justice font souvent preuve d’une inertie particulière dans leurs dossiers, qui leur permet de demeurer tranquillement dans notre pays.

En 2014 avaient lieu les vingtièmes commémorations et le premier procès en France d'un responsable du génocide. Comment jugez-vous les évolutions survenues depuis, concernant la reconnaissance du génocide et du rôle de l'État français ?

— La reconnaissance du génocide et celle du rôle de l'État français sont deux choses très différentes. Pour ce qui concerne le génocide des Tutsis, au niveau institutionnel il y a eu un progrès clair, très positif. Au niveau des institutions, aujourd’hui elles ont presque toutes reconnu la réalité du génocide des Tutsis : l'Élysée avec, en 2019, l’institution d’une journée nationale annuelle de commémoration le 7 avril, l'Assemblée nationale dès 1998, la justice pénale depuis 2014, avant elle la justice administrative depuis 2009, il y a une volonté de l'enseigner aux élèves qui s'est partiellement traduite dans les manuels scolaires depuis 2020. Du côté de la justice pénale, il y a eu trois procès de génocidaires depuis 2014. C’est bien peu sur la quarantaine de Rwandais réfugiés en France et visés par des plaintes, et c'est extrêmement tardif. Mais ça va dans le bon sens, il n'y a aucun doute. D’autant plus que les attendus des verdicts des cours d’assises étaient à chaque fois très clairs : reconnaissance du génocide des Tutsis, de,son caractère planifié, de la responsabilité des Rwandais en question... Certes, des réticences à reconnaître réellement le génocide des Tutsis se manifestent toujours au Quai d’Orsay et dans l’armée ; on y parle de « génocide rwandais », ou on évite d’employer le mot. Mais ce type de résistance est en recul.

En revanche, sur la reconnaissance du rôle de l'État français, ça « coince » toujours. On sent que de plus en plus les défenseurs du rôle de l'État français sont sur la défensive. Leur rôle diminue tout comme leur poids dans l'opinion. Mais ils restent très puissants, il y a beaucoup à faire, c'est pour cela que nous avons publié notre livre. Nous ne désespérons pas d'obtenir que l'État français reconnaisse son rôle dans le génocide des Tutsis, au bout de trente ans et non de cinquante (comme dans le cas de la Shoah ou de la guerre d'Algérie).

S'il y a cette reconnaissance après cinquante ans cela signifiera que tout le monde sera mort, que les enjeux politiques seront finis, etc. Oui, on se bat pour cette reconnaissance maintenant, l'enjeu est important.

Le président Macron, visiblement sur la défensive, a nommé une commission en partie composée d'historiens pour essayer de tirer au clair le rôle de la France. C'est une façon de reconnaître que la mission parlementaire de 1998 n'avait pas fait complètement son travail, parce qu’elle n’avait pas forcément eu accès à toutes les archives, et parce qu'elle s’était refusé à tirer toutes les conclusions de ce qu'elle avait elle-même mis en lumière.

La commission, présidée par l’historien Vincent Duclert, doit rendre un rapport l'an prochain, et on devrait voir Macron prendre position sur le sujet en avril 2021. Cette commission a affiché sa neutralité, et nous étions prêts à lui faire confiance. Le problème, c'est qu'elle a publié une note intermédiaire à mi-parcours au bout d'un an, au moment des commémorations d'avril 2020. Or c'est une note que nous avons trouvée très partiale, dans la mesure où elle collait à la version officielle concernant les trois opérations militaires menées au Rwanda (Noroît, Amaryllis et Turquoise). Dans ce cas-là, pourquoi est-ce que la commission va fouiller dans les archives, si elle connaît déjà les résultats de ses investigations ?

Entretien réalisé par Quentin Dauphiné

Parution initiale dans L’Émancipation syndicale et pédagogique en octobre 2020

Notes
  • 1.

    La Légion étrangère commémore chaque année la résistance héroïque d'une soixantaine de ses hommes pendant une journée face à l'armée mexicaine à Camerone en 1863. Dien Bien Phu (1953-1954), en Indochine, est une autre défaite où l'armée française glorifie sa résistance héroïque