Au jour le jour

Le relativisme qui fait pschitt (3)

N’assistons-nous pas à un triomphe du relativisme, dans la mesure où la relativité de presque tout (science, art, morale) à un contexte – linguistique, historique, géographique, culturel, etc. – semble une banalité ? En fait c’est loin d’être clair.

De même que l’argument selon lequel on doit énoncer une vérité toujours selon une perspective ou un point de vue n’implique en rien qu’il n’y ait pas de vérité « en dehors » d’un point de vue, l’argument selon lequel nos énoncés ne sont vrais que relativement à des « paramètres » (de lieu, de temps, de situation) n’entraîne en rien que nos énoncés ne puissent pas être vrais. « Il fait beau ici » n’est vrai que si l’on spécifie le lieu, le temps et l’énonciateur de cette phrase. Mais une fois qu’on a fixé les paramètres, il n’y a aucun obstacle à dire que cet énoncé est vrai. Il ne l’est pas pour moi, ou pour le lieu (la Californie) où je me trouve, ou pour le temps (vendredi 27 octobre 2017) où je le prononce. Il est vrai tout court.

Le relativiste pourrait ici tenter la manœuvre usuelle : on ne peut jamais spécifier tous les paramètres, et chaque usage d’une phrase relève de paramètres implicites et inspécifiables, donc il n’y a pas de vérité « absolue ». Mais cela reviendrait à soutenir qu’il n’y a jamais quoi que ce soit que nos énoncés puissent dire, puisque le sens devrait toujours dépendre d’un ensemble inspécifiable d’états du monde. Cela constituerait une forme de scepticisme peu plausible (même le sceptique a besoin de soutenir que nos énoncés ont un sens et des conditions de vérité). Il est donc loin d’être évident que l’on puisse tirer le relativisme généralisé du contextualisme. Dans le meilleur des cas, le relativiste devra soutenir la thèse de la relativité locale de certains fragments de discours. Mais cela ne conduira pas à du protagorasisme généralisé. Et si le relativisme revient à dire qu’il y a un certain nombre de prédicats qui sont relatifs à divers standards (ceux de goût, ou attributifs, peut-être aussi les prédicats vagues tels que « chauve » qui donnent lieu à ces arguments sorites qu’affectionnaient les sophistes de l’Antiquité), alors il est à la fois trivial et très limité.

J’ai indiqué déjà que le relativisme quant à la vérité conduit à miner l’idée d’un désaccord entre des locuteurs sur un sujet donné. Si tout jugement ou toute assertion dépend d’un point de vue, et est « juste » un point de vue, comment est-il possible de s’engager dans des activités rationnelles courantes aussi bien dans la science que dans la vie quotidienne, la pratique du débat démocratique et bien entendu dans les controverses dont on dit quelles sont l’essentiel de la démarche scientifique ?

Le relativiste est par nature l’adversaire des philosophies qui, comme celle de Habermas, font de la communication et du dialogue l’alpha et l’oméga de la raison, mais aussi de toutes les formes de philosophie qui revendiquent l’usage de l’argument. Comment pourrait-on donner des arguments s’il n’y avait aucun moyen de les évaluer comme corrects, et de les mesurer à des standards objectifs ?

Un chapitre récent de la philosophie contemporaine porte sur l’épistémologie du désaccord : à quelles conditions peut-il y avoir un désaccord entre des pairs, c’est-à- dire des gens qui sont supposés savoir à peu près la même chose que vous, et être également rationnels? Il est évident que le relativisme contemporain, non seulement ne peut pas rendre compte de ce genre de situations, mais également qu’il les rend impossibles. Une bonne partie de son attrait tient au fait qu’il prédit qu’il peut y avoir des désaccords non seulement profonds, mais inévitables, qui condamnent toute tentative pour évaluer des énoncés et des théories comme vraies et comme fondées sur des raisons. Que cette situation soit, quand on considère l’histoire et la politique, indéniable, et quelle participe du profond scepticisme qui imprègne notre époque n’implique pas qu’on doive en conclure qu’il est impossible de jamais rechercher une vérité quelconque ou des raisons objectives pour nos croyances.

Il est assez clair qu’il n’y a pas qu’une espèce de relativisme, mais des variétés de relativisme, qui commencent toutes à partir du moment où l’on doute de l’objectivité de la vérité, et qui sont davantage un syndrome de notre culture qu’ils n’en sont les symptômes. Il est comme le sparadrap du capitaine Haddock, on ne s’en débarrasse pas aisément.

Mais il y a sans doute des formes plus ou moins radicales, plus ou moins nocives et offensives de relativisme, tout comme il y a des virus plus ou moins offensifs.

Le relativisme extrême ou généralisé du « Tout est relatif » est assez clairement incohérent, même si montrer cette incohérence est un travail de longue haleine. Il y a aussi toutes sortes de dimensions du relativisme, selon les domaines : culturel ; quand on soutient que nos pensées sont relatives à des cadres culturels ; linguistique, quand on soutient que notre pensée est relative à nos langues ; social, esthétique, moral, etc. Toutes ces formes ne sont pas également absurdes. Elles ne le deviennent que lorsqu’elles généralisent : tout est social, culturel, linguistique, etc., ou quand elles concluent, comme Feyerabend, à une incommensurabilité des théories et une irrationalité radicale des méthodes de la science.

Le relativisme est toujours à la fois plausible et intenable. Entre la position d’une vérité et d’une justification rationnelle absolues d’une part, et une conception de la vérité et de la justification en archipel, voire une forme de scepticisme complet, il y a certainement des nuances. Mais dès qu’on essaie de formuler des versions « raisonnables » de relativisme, on se heurte à des problèmes insurmontables.

Par exemple, plusieurs auteurs, parmi lesquels Crispin Wright et Michael Lynch, ont défendu ce qu’ils appellent un « pluralisme quant à la vérité ». Il y aurait un concept générique de vérité (défini par un ensemble de platitudes telles que l’équivalence de « Il est vrai que p » et de « p ») mais se distribuant, selon les divers domaines où il peut s’appliquer (mathématiques, physique, objets ordinaires, éthique, etc.) en divers concepts de vérité.

Ainsi la vérité pourrait-elle être la correspondance en physique, mais la cohérence en éthique. Cette thèse ne serait pas du relativisme aléthique, au sens où le concept de vérité serait systématiquement ambigu selon le domaine dont on parle, mais pluraliste, au sens où un seul et même concept de vérité s’appliquerait différemment selon les domaines.

C’est une idée séduisante, qui rend compte de certaines des intuitions relativistes, et peut être aussi de cette mystérieuse idée foucaldienne qui séduit tant, selon laquelle il y aurait divers « régimes de vérité ». Mais comment pourrait-on pluraliser ainsi la vérité sans admettre qu’il ne s’agit plus, d’un domaine à un autre, du même concept de vérité ? L’absolutisme s’impose. Il ne se formule pas nécessairement comme la thèse, souvent invoquée caricaturalement par les relativistes, selon laquelle il n’y a qu’une seule sorte de vérité, absolue, intemporelle, et nécessairement inaltérable, mais sous la forme de l’idée qu’il existe un ensemble de traits minimaux de la vérité, parmi lesquels il y a l’objectivité.

Même s’il ne pouvait pas, il y a trente ans, prévoir toutes les formes que prendrait le relativisme, Larry Laudan a fait, dans son livre clair et efficace sur Science et relativisme, un diagnostic très salubre des principaux arguments qui rôdent dans les parages de cette thèse anguille, qui infeste toutes nos conceptions intellectuelles. Son « pragmatisme » historicisant est certainement l’une des meilleures tentatives pour formuler une version raisonnable de la relativité du vrai à des contextes permettant de sauver cette notion et celle de progrès. Mais on peut penser aussi qu’il aurait mieux conjuré le spectre, toujours renaissant, du relativisme, s’il avait, sur la base d’une théorie de la vérité, cherché à formuler une version réaliste de cette thèse un peu meilleure que celles qu’il avait alors à sa disposition.

Notre époque, et bien d’autres avant, a traité la plupart du temps le relativisme comme la position par défaut dans toute analyse de la science, de la culture, et de l’art. Ne serait-il pas temps de traiter le réalisme, épistémologique et aléthique, comme la véritable position par défaut ?

Pascal Engel

Extrait de sa préface au livre de Larry Laudan, Science et relativisme, Matériologiques, 2020

Du même auteur, Manuel rationaliste de survie, à paraître aux éditions Agone le 22 octobre 2020