Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XXXII) Le monde tend vers le totalitarisme

Le 18 mai 1944, Orwell répondait à un certain Noel Willmett, simple lecteur de ses chroniques de presse, qui lui demandait « si le totalitarisme, le culte de la personnalité, etc., sont vraiment en train de croître » et s'il faisait « état du fait qu’ils ne croissent apparemment pas dans ce pays-ci ni aux États-Unis »…

Je dois dire que je pense, ou que je crains, que si on examine le monde en entier, ces choses-là croissent. Nul doute qu’Hitler ne tardera pas à disparaître, mais ce sera aux dépens d’un renforcement de (a) Staline, (b) les millionnaires anglo-américains et (c) toutes sortes de Führers mineurs dans le genre de de Gaulle. Tous les mouvements nationaux de partout, même ceux dont l’origine est la résistance à la domination allemande, semblent prendre des formes non démocratiques, se regroupent autour d’un quelconque Führer surhumain (Hitler, Staline, Salazar, Franco, Gandhi, De Valera en sont des exemples divers) et adoptent la théorie selon laquelle la fin justifie les moyens.

Partout le monde semble prendre la voie d’économies centralisées qui peuvent « fonctionner » au sens économique, mais qui ne sont pas organisées démocratiquement et qui finissent par établir un système de castes. Tout cela est accompagné par les horreurs du nationalisme émotionnel et par une tendance à ne pas croire à l’existence d’une vérité objective parce que tous les faits doivent correspondre aux mots et aux prophéties de quelque Führer infaillible.

Déjà, dans un sens, l’histoire a cessé d’exister, c’est-à-dire qu’il n’existe pas d’histoire de notre temps qui puisse être reconnue universellement, et les sciences exactes sont mises en danger dès que la nécessité militaire cesse de tenir les gens au courant. Hitler peut bien dire que les Juifs ont commencé la guerre et, s’il survit, cela deviendra l’histoire officielle ; il ne peut pas dire que 2 et 2 font 5 parce que, pour les besoins de, disons, la balistique, il faut bien qu’ils fassent 4. Mais si, j’en ai peur, le monde qui nous menace voit le jour, un monde de deux ou trois superpuissances incapables de se conquérir l'une l'autre, 2 et 2 peuvent faire 5 si le Führer en décide ainsi. C’est là, en ce qui me concerne, la direction dans laquelle nous allons, bien que, naturellement, ce processus soit réversible.

Quant à l’immunité relative de la Grande-Bretagne et des États-Unis. Quoi qu’en disent les pacifistes, etc., nous ne sommes pas encore passés au totalitarisme, et c’est là un symptôme très rassurant. Je crois très profondément, comme je l’ai expliqué dans mon livre Le Lion et la Licorne, au peuple anglais et à sa capacité à centraliser son économie sans détruire en même temps la liberté. Mais il ne faut pas oublier que la Grande-Bretagne et les États-Unis n’ont pas vraiment été mis à l’épreuve, ils n’ont pas connu la défaite ni de très graves souffrances, et il existe quelques symptômes négatifs pour contrebalancer les bons symptômes. Pour commencer, il y a l’indifférence générale devant le déclin de la démocratie. Vous rendez-vous compte, par exemple, qu’aucun de ceux qui ont moins de 26 ans en Angleterre n’a le droit de vote et que, d’après ce que l’on peut voir, la grande masse des gens de cet âge s’en fiche complètement ?

Deuxièmement, il y a le fait que les intellectuels ont un point de vue plus totalitaire que la masse populaire. Dans l’ensemble, l’intelligentsia anglaise s’est opposée à Hitler mais, en contrepartie, elle a dû accepter Staline. La plupart d’entre eux sont tout à fait prêts pour les méthodes dictatoriales, la police secrète, la falsification systématique de l’histoire, etc., tant qu’ils ont l’impression que c’est dans « notre » camp. En fait, lorsque l’on affirme qu’il n’y a pas, en Angleterre, de mouvement fasciste, cela signifie simplement qu’en ce moment les jeunes cherchent leur Führer ailleurs. On ne peut pas être certain que cela ne va pas changer, pas plus qu’on ne peut être certain que dans dix ans, la masse populaire ne pensera pas comme l’intelligentsia. J’espère que ce ne sera pas le cas, j’irais même jusqu’à dire que j’ai confiance en eux, mais ce sera au prix d’une lutte. Si l’on se contente de proclamer que tout va pour le mieux sans indiquer les symptômes sinistres, on ne fait qu’aider le totalitarisme à se rapprocher.

Vous me demandez aussi pourquoi, étant donné que je pense que le monde tend vers le totalitarisme, je soutiens la guerre. C’est un choix entre deux maux – je dirais que presque toutes les guerres sont ainsi. Je connais suffisamment bien l’impérialisme britannique pour ne pas l’aimer, mais je le soutiendrais contre l’impérialisme nazi ou japonais, car c’est le moindre des maux.

De même, je soutiendrais l’URSS contre l’Allemagne parce que je pense que l’URSS ne peut complètement échapper à son passé et qu’elle a conservé suffisamment d'idées originales de la Révolution pour être un phénomène plus encourageant que l’Allemagne nazie. Je pense, et c’est ce que j’ai pensé depuis que la guerre a commencé, plus ou moins en 1936, que notre cause est la meilleure, mais nous devons continuer à en faire une meilleure cause, ce qui nécessite des critiques constantes.

Sincèrement vôtre Geo. Orwell

Extrait d'Une vie en lettres. Correspondance (1903-1950), Agone, 2014

Sur notre nouvelle traduction de 1984, lire :
— Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ;
— Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ;
« Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis » (BlogAgone, 27 avril 2019) ;
« L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019)
— Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).