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Soixante-dix ans après Orwell (XXXIV) Pourquoi la démocratie ne peut se passer de la vérité

Les liens entre démocratie et vérité semblent rompus depuis longtemps. C’est bien pourquoi des auteurs comme George Orwell et Bertrand Russell, auxquels on peut joindre Julien Benda, ont souvent un air bien désuet. Dans ses Essais sceptiques, Russell parlait ironiquement de la « doctrine subversive » selon laquelle il n’est pas souhaitable de croire une proposition quand on n’a aucune raison que ce soit de supposer qu’elle soit vraie. Il semble aujourd’hui que notre conception courante de la démocratie soit plus sensible aux penseurs qui proposent carrément de nous débarrasser de la notion même de « vérité ». Invoquer la vérité semble à bon nombre de démocrates de nos jours une simple manière de la nier, tant on est convaincu que c’est là une forme de dogmatisme intolérable.

C’est un dilemme familier : comment s’en remettre à la vérité et au savoir dans les décisions politiques sans passer pour un dogmatique autoritaire ? et comment s’en remettre aux choix démocratiques sans quelquefois sacrifier le savoir et la vérité ?

On associe pourtant à juste titre la démocratie au droit qu’ont les individus d’avoir des opinions et de les exprimer, mais aussi à celui de pouvoir être en désaccord avec les opinions des autres. Toutefois, la possibilité d’être en désaccord suppose celle d’avoir raison ou tort, et par là même suppose que, si deux individus s’opposent sur une certaine opinion, l’un l’affirmant et l’autre la niant, si l’un a raison l’autre à tort. Que se passerait-il si l’on maintenait cette possibilité de désaccord tout en rejetant les propriétés usuelles du concept de vérité, à commencer par celle de correspondance aux faits ?

Commençons par le cas le plus radical. Imaginons une société – appelons-la « Obriena » – dans laquelle ce qui rend une opinion correcte tient, non pas au fait qu’elle soit vraie, mais au fait qu’elle soit énoncée par ceux qui ont du pouvoir. Tout le monde a en tête la scène fameuse de 1984 dans laquelle le représentant du parti, O’Brien, parvient à faire affirmer (et apparemment à faire croire) à Winston que 2 plus 2 font 5. Supposons qu’il y parvienne pour l’ensemble des Obrieniens, et que ceux-ci viennent à accepter que ce soit le sens ordinaire du mot « vrai ».

Les habitants d’Obriena sont-ils dépourvus du concept de vérité ? Ils croient tout ce que disent les détenteurs du pouvoir parce que ce sont les détenteurs du pouvoir qui le disent. Donc, si un puissant dit que P, ils croient que P, s’il dit que Q, ils croient que Q, etc. Mais croient-ils par là même que ce que disent les détenteurs du pouvoir est vrai ? Il semble bien que oui, car croire que P, c’est croire que P est vrai. Mais il est douteux que cela permette de leur attribuer la possession du concept de vérité, puisqu’ils semblent penser qu’il suffit que les autorités disent que P pour que P soit le cas, et que les autorités ne peuvent pas se tromper. Or, avoir le concept de vérité, c’est avoir le concept de la distinction entre ce qui est le cas et ce qui n’est pas le cas, et donc celui d’erreur.

Dans quelle mesure la conception de la vérité d’Obriena relève-t-elle de l’expérience de pensée ? Le ministère de la Vérité de 1984 n’est pas terrifiant parce qu’il conduit les gens à croire des mensonges mais parce qu’il entreprend de détruire le concept de « vérité » en lui faisant perdre son sens même [1].

Orwell a passé son temps à dénoncer les mensonges de la politique de son époque [2]. Mais le mensonge est une atteinte à la véracité, c’est-à-dire au respect du dire-vrai, pas une atteinte à la vérité elle-même, bien qu’il la présuppose.

Toutefois, Orwell a aussi vu que la vérité était menacée par quelque chose de pire encore que le mensonge, à savoir la tentative pour éliminer purement et simplement le concept même de vérité objective. Il se référait aux régimes totalitaires et aux intellectuels de son époque, mais qu’aurait-il dit s’il avait connu les intellectuels français de la fin du XXe siècle pour lesquels « vrai » pouvait avoir le même sens que « Lacan dit que P » ou « Heidegger dit que P » ? Qu’aurait-il dit s’il avait pu connaître la capacité des médias contemporains, Internet en tête, non seulement à mentir mais à transformer même notre conception de ce qu’est une information ? Le président de la plus importante chaîne de télévision française suscita un scandale quand il déclara, il y a quelques années, que son seul objectif était d’occuper le maximum de temps des cerveaux. Mais il n’y avait rien de cynique dans son propos car tout le monde à présent admet que les médias ne sont pas là pour produire une information véridique mais pour manipuler et bourrer le mou. Il s’exprimait de la façon la plus littérale et la plus franche qui soit, avec une sorte de naïveté de professionnel.

Quelqu’un qui aurait l’usage du mot « vrai » mais tiendrait, comme les Obrieniens, ce mot comme signifiant « correct parce que les autorités le disent » n’aurait pas de concept de vérité parce qu’il se méprendrait sur la raison d’être même de ce concept – qui est, pour paraphraser Aristote, de pouvoir dire ce qui est le cas quand c’est le cas et de dire que ce n’est pas le cas quand ce n’est pas le cas. Sans possibilité d’exprimer son désaccord sur un jugement, ou de dire que ce que croit quelqu’un est faux, nous ne pouvons pas faire usage du concept de vérité. Ce concept présuppose qu’on puisse affirmer que ce que disent les autorités est incorrect. Les concepts mêmes de croyance et d’assertion présupposent une norme de correction, qui n’est autre que la vérité : une croyance et une assertion sont correctes si et seulement si ce qui est cru ou dit est le cas.

En fait, sans le concept de vérité, l’idée même de démocratie est un non-sens [3]. La démocratie présuppose que, non seulement on ait certaines opinions et certaines croyances, mais qu’on puisse les exprimer librement en les affirmant et en les soumettant à la discussion. Or la notion même d’assertion présuppose la possibilité d’avoir objectivement raison ou tort. Avoir un concept de vérité, c’est avoir le moyen de distinguer ce qui est correct de ce qui ne l’est pas ; et avec le concept de correction, c’est avoir la capacité à distinguer entre ce qui est le cas et ce que ceux qui ont le pouvoir croient que c’est le cas.

Pascal Engel

Extrait de Manuel rationaliste de survie, à paraître le 22 octobre 2020 aux éditions Agone

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984 (dès à présent disponible en souscription) lire : — Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire 1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis » (BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) — Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    . Richard Rorty a donné sa propre lecture d’Orwell, selon laquelle la scène en question ne dit rien quant à la vérité mais, plutôt, quant à la cruauté. Cette lecture parfaitement spécieuse est analysée par James Conant. Toutefois, quand ce dernier nous dit que le pragmatisme doit « nous immuniser contre toute tentation réaliste » et « désarmer » le réalisme, l’objectivité, de la vérité et autres thèses associées, on voit mal comment cela ne revient pas à rendre les armes à Rorty et à lui accorder que la vérité n’a plus de base. (Richard Rorty, Contingence, ironie et solidarité [1989], Armand Colin, 1997 ; James Conant, Orwell ouLe pouvoir de la vérité [2000], Agone, 2012, p. 25 et 42 ; lire aussi Jean-Jacques Rosat, Chroniques orwelliennes, Collège de France, 2013.)

  • 2.

    Lire notamment George Orwell, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels et la démocratie, Agone, 2009 ; également ses Essais, articles et lettres [1968], Ivrea-Encyclopédie des nuisances, 4 volumes, 1995-2001.

  • 3.