Au jour le jour

Malheureux comme Orwell en France (III) L’affaire de la « liste noire » (4)

En 1999 paraît le premier livre à charge cité par Annie Lacroix-Riz, seul traduit en français (en 2003) et consacré à la CIA et à culture de guerre froide : Frances Stonor Saunders y traite en trois pages de l’affaire de la « liste noire » d’Orwell dans un chapitre intitulé « Les furies de garde » (formule qui donne assez bien le ton général acrimonieux de l’ouvrage). Nous en donnons de larges extraits ici :

» Isaac Deutscher se souvient personnellement qu’Orwell “vivait dans les “conspirations”, et que son raisonnement politique me semblait être une sublimation freudienne de la manie de la persécution”. Inquiet du “manque de sens historique et de perspicacité psychologique de la vie politique” d’Orwell, Deutscher met en garde : “Il serait dangereux de nous aveugler sur le fait qu’à l’Ouest des millions de gens peuvent avoir tendance, à cause de leur angoisse et de leur peur, à fuir leurs propres responsabilités envers l’avenir de l’humanité et à décharger leur colère et leur désespoir sur le gigantesque épouvantail et bouc émissaire que le 1984 d’Orwell a tant fait pour leur mettre sous les yeux. […] Pauvre Orwell, aurait-il jamais pu imaginer que son livre deviendrait un élément si important dans le programme de la semaine de la haine [1] ?”

» Mais Orwell lui-même n’était pas entièrement innocent de ce genre de manipulations de la guerre froide. Il avait, après tout, remis une liste de présumés compagnons de route à l’IRD en 1949, liste qui dénonçait trente-cinq personnes comme compagnons de route (ou « CR » en « orwellangue »), hommes de paille présumés ou “sympathisants” – dont Kingsley Martin, rédacteur en chef du New Statesman and Nation (“Libéral pourri. Très malhonnête”), Paul Robeson (“Très anti-Blanc. Partisan de Wallace”), J. B. Priestley (“Ferme sympathisant, a peut-être un lien avec une organisation. Très anti-USA”) et Michael Redgrave (ce qui est ironique, étant donné le rôle qui lui sera confié ensuite dans 1984[2].

» Soupçonnant pratiquement tout le monde, Orwell avait depuis plusieurs années un registre bleu format in-quarto toujours à portée de la main. En 1949, il contenait cent vingt-cinq noms et était devenu une sorte de “jeu” auquel il aimait jouer avec Koestler et Richard Rees, chacun estimant “jusqu’à quel point nos bêtes noires préférées pourraient pousser la traîtrise” [3]. Les critères d’inclusion semblent avoir été très larges, comme dans le cas de Stephen Spender, dont Orwell juge “la tendance à l’homosexualité” digne d’être notée (il le dit aussi “très peu fiable” et “influençable”). Le réaliste américain John Steinbeck figure uniquement parce que c’est un “faux écrivain, pseudo-naïf”, alors qu’Upton Sinclair a droit à “complètement idiot”. George Padmore (pseudonyme de Malcolm Nurse) est dépeint comme un “Nègre [4], d’origine (peut-être) africaine ?” qui est “anti-Blanc” et probablement l’amant de Nancy Cunard. Tom Driberg essuie un feu nourri, car il est tout ce qu’Orwell abhorre : “homosexuel”, “généralement considéré comme faisant partie d’un mouvement clandestin” et “Juif anglais” [5].

» Mais cette sorte de jeu (comme il l’appelait) prend une nouvelle dimension sinistre quand Orwell remet de sa propre initiative sa “petite liste” au Département de recherche de renseignements [IRD], bras secret (comme il le savait) du Foreign Office. Même si Adam Watson, dudit département, déclare par la suite que “son utilité immédiate fut que ces gens-là ne devaient pas écrire pour nous”, il révèle aussi que “[leurs] relations avec des organisations soutenues par les Soviétiques pouvaient avoir à être révélées ultérieurement” [6]. En d’autres termes, une fois entre les mains d’un service du gouvernement dont les activités ne sont pas ouvertes à l’inspection, la liste d’Orwell perd toute l’innocence qu’elle peut avoir eue en tant que document privé. Elle devient un dossier potentiellement capable de porter atteinte à des réputations et à des carrières.

» Cinquante ans plus tard, le biographe officiel d’Orwell, Bernard Crick, prend vigoureusement la défense de l’écrivain, lequel n’aurait pas agi “différemment des citoyens responsables d’aujourd’hui qui fournissent à la brigade antiterroriste des renseignements sur des personnes de leur connaissance qu’ils croient être des plastiqueurs de l’IRA [7]”. Cette ligne de défense est reprise par ceux qui veulent à tout prix perpétuer le mythe d’un groupe d’intellectuels rassemblés par leurs liens avec Moscou, et unis dans une tentative séditieuse pour préparer le terrain au stalinisme en Grande-Bretagne.

» Il n’existe aucune preuve que les personnes figurant sur la liste d’Orwell (dans la mesure où celle-ci a été rendue publique) aient pris part à des actions illégales, et certainement rien qui puisse justifier la comparaison avec des terroristes de l’IRA. “Homosexuel” était alors la seule accusation susceptible d’entraîner des poursuites judiciaires, mais cela ne semble pas avoir dissuadé Orwell d’user de ce terme. La loi anglaise n’interdisait pas l’appartenance au parti communiste, ni le fait d’être juif, ou bien sentimental, ou encore stupide. “En ce qui concerne la droite, Orwell ne peut rien faire de mal, écrit Peregrine Worsthorne. Ses avis en la matière sont acceptés les yeux fermés. Alors, s’il pensait que la guerre froide justifiait qu’un écrivain veuille carrément en balancer un autre, eh bien, c’est comme ça. Un point c’est tout. Mais ce ne devait pas être comme ça. Un acte déshonorant ne devient pas honorable uniquement parce qu’il a été commis par George Orwell [8]”.

» Cela ne revient pas à dire qu’Orwell avait tort de se préoccuper de ce qu’il appelait l’“effet pernicieux du mythe russe sur la vie intellectuelle anglaise [9]”. Lui entre tous savait ce que coûtent l’idéologie et la déformation des faits perpétrée en son nom par “les libéraux qui redoutent la liberté et les intellectuels qui veulent faire des saloperies à l’intellect [10]”. Mais par ses actions il a démontré qu’il avait confondu le rôle de l’intellectuel avec celui du policier. En sa qualité d’intellectuel, Orwell pouvait convaincre le public du bien-fondé de ses attaques contre la russomanie britannique en croisant ouvertement le fer avec ses adversaires dans les colonnes de Tribune, de Polemic et d’autres revues et journaux. En quoi la cause de la liberté était-elle servie en répondant à la (prétendue) malhonnêteté intellectuelle par le subterfuge ?

» “Si je devais choisir une citation pour me justifier, ce serait le vers de Milton : ‘Par les règles connues de l’ancienne liberté’”, écrit Orwell dans la préface à La Ferme des animaux. La formule, explique-t-il, renvoie à sa foi ardente dans la “tradition profondément enracinée de la liberté intellectuelle […] sans laquelle notre culture occidentale spécifique n’aurait qu’une existence douteuse”. Il poursuit avec une citation de Voltaire : “Je déteste ce que vous dites ; je défendrai jusqu’à la mort votre droit à le dire [11].”

» Quelques mois avant sa mort, Orwell semblait dire : “Je déteste ce que vous dites, je défendrai votre droit à le dire ; mais pas dans toutes les circonstances.” Commentant ce qu’elle juge être son virage à droite, Mary McCarthy observe qu’il est heureux qu’Orwell soit mort jeune. »

Il est remarquable qu’avant cette condamnation sans appel Stonor Saunders rende compte (sur le même ton acerbe, mais cette fois en défense) du traitement post-mortem d’Orwell, dont la CIA a enrôlé les œuvres dans la guerre froide en en déformant lourdement le sens et en en détournant les intentions :

« Peu après la mort de George Orwell en 1950, Howard Hunt [ancien de l’OSS (l’agence de renseignement américaine Office of Strategic Services)] avait expédié des intermédiaires en Angleterre pour rencontrer la veuve d’Orwell, Sonia. Ils n’étaient pas venus la consoler de sa perte mais l’inviter à leur céder les droits cinématographiques de La Ferme des animaux. Ce qu’elle fit en bonne et due forme, non sans avoir d’abord obtenu la promesse qu’ils lui feraient rencontrer son héros, Clark Gable. “De cette visite, écrit Howard Hunt, est sorti le dessin animé La Ferme des animaux d’Orwell, financé et distribué dans le monde entier par la CIA [12].”

» Les droits ayant été acquis, Hunt se mit en quête d’un producteur susceptible d’agir pour le compte de la CIA. […] La production de La Ferme des animaux, qui commença le 15 novembre 1951, [… fut] le film d’animation le plus ambitieux de son temps (80 dessinateurs, 750 scènes, 300 000 dessins en couleur). […] Le Conseil de stratégie psychologique se pencha lui aussi sur le scénario. Selon un mémo du 23 janvier 1952, ses membres n’étaient pas satisfaits, jugeant son “thème un peu déroutant et l’impact de l’histoire telle que l’exprime la séquence animée […] un peu nébuleuse. Même si le symbolisme est apparemment simple, le message n’a pas grande clarté [13]”. […] Les problèmes de scénario furent résolus en modifiant le dénouement. Dans le texte original, les cochons communistes et l’homme capitaliste ne font qu’un dans la fange et la pourriture. Dans le film, cette conformité est soigneusement gommée (Pilkington et Frederick, les personnages centraux qui représentent pour Orwell les classes dirigeantes britannique et allemande, passent quasiment inaperçus) et elle est tout simplement éliminée du dénouement. Dans le livre, Orwell écrit : “Dehors, les yeux des animaux allaient du cochon à l’homme et de l’homme au cochon, et de nouveau du cochon à l’homme ; mais il était impossible de dire lequel était lequel.” Mais dans le film les spectateurs voient un dénouement complètement différent, où c’est le spectacle des cochons qui incite les autres animaux qui les regardent à monter une contre-révolution efficace en prenant la ferme d’assaut. Supprimer les fermiers humains afin de laisser les cochons profiter seuls des fruits de l’exploitation revient à annuler la fusion de la corruption communiste et de la décadence capitaliste.

» Des libertés plus grandes encore sont proposées lorsque la CIA s’intéresse à la dernière œuvre d’Orwell, 1984. Orwell mourut avant de céder les droits d’adaptation, mais ils aboutirent en 1954 entre les mains du producteur Peter Rathvon (grand ami de John Ford et présidant de la RKO jusqu’à son éviction par Howard Hughes en 1949). Cette année-là, il créa la Motion Picture Capital Corporation, dont l’activité était la production et le financement des films. Cette corporation – et Rathvon lui-même – entretenait des relations étroites avec le gouvernement des États-Unis. […] Le film sortit en 1956, avec Edmond O’Brien, Jan Sterling et Michael Redgrave.

» La vision cauchemardesque de l’avenir dans 1984 intéressait les stratèges de la culture à différents niveaux. Les membres de la CIA […] se saisirent de sa démonstration des dangers du totalitarisme sans tenir compte du fait qu’Orwell s’en prenait aux abus que tous les États oppresseurs, de droite comme de gauche, font subir à leurs citoyens. Même si les cibles de 1984 sont complexes, son message général est clair : c’est une protestation contre tous les mensonges, contre tous les artifices pratiqués par tous les gouvernements.

» Mais les propagandistes américains ne tardèrent pas à y voir un pamphlet spécifiquement anticommuniste. […] La manipulation de la parabole d’Orwell pour convenir aux préjugés et hypothèses du réalisateur était, bien sûr, entièrement conforme au parti pris de la guerre froide culturelle. Et celui qui contribua à structurer cette interprétation n’est autre que Sol Stein, directeur exécutif du Comité américain pour la liberté de la culture, dont Rathvon sollicita plusieurs fois les conseils pour le scénario. Stein en avait beaucoup en réserve. D’abord, le scénario “doit se référer nettement à la spécificité du totalitarisme actuel. Par exemple, les affiches de Big Brother doivent montrer la photo d’un être humain véritable, pas une caricature de Staline. En d’autres termes, la probabilité de l’existence réelle de Big Brother ne doit pas être diminuée par un rapprochement avec Staline aujourd’hui mort [14]”. Rien dans le film ne doit relever de la caricature, poursuit Stein, “mais seulement approfondir une chose directement observable aujourd’hui”. Par exemple, quand les membres de la Ligue antisexe sont censés porter une écharpe sur la poitrine, Stein s’inquiète que “de telles écharpes ne correspondent à rien dans la vie totalitaire telle que nous la connaissons, mais plutôt aux décorations portées en sautoir par les diplomates dans les cérémonies officielles”. Stein suggère donc qu’ils portent des brassards à la place. De même, là où Orwell a utilisé des clairons dans le roman, Stein souhaite qu’ils soient “éliminés” parce que, pour les Américains, les clairons sont synonymes de grands spectacles historiques. […]

» Le film possède en fait deux dénouements, un pour le public américain et un pour le public britannique [… aucune n’étant conforme à celle du roman]. Orwell avait clairement spécifié que 1984 ne devait subir aucune modification : comme par hasard il n’a été tenu aucun compte de ses instructions.

» La Ferme des animaux et 1984 furent tous deux prêts à être distribués en 1956. Sol Stein annonça qu’ils présentaient “un intérêt idéologique pour le Comité américain pour la liberté de la culture” et promit de veiller à ce qu’ils aient “la plus large distribution possible” [15]. Des mesures furent dûment prises pour préparer un accueil favorable, dont “des contact pour obtenir des éditoriaux dans les journaux new-yorkais” et la distribution d’un “très grand nombre de billets à prix réduit”. »

Frances Stonor Saunders

Extrait de Who Paid the Piper? The CIA and the Cultural Cold War, Granta, Londres, 1999 ; trad. fr. Delphine Chevalier, Qui mène la danse ? La CIA et la guerre froide culturelle, Denoël, 2003, p. 306-308 et 301-305.

Quatrième annexe à l’article « Qui veut tuer son maître l’accuse de la rage »

Notes
  • 1.

    Isaac Deutscher, « The Mysticism of Cruelty », cité in Alexander Cockburn, Corruptions of Empire, Verso, Londres, 1987.

  • 2.

    George Orwell, cité in Peter Davison (dir.), The Complete Works of George Orwell, Secker & Warburg, Londres, 1998.

  • 3.

    Richard Rees, cité in Michael Sheldon, Orwell: The Authorized Biography, Heineman, Londres, 1991.

  • 4.

    Le texte original donne « Negro », qu'on traduit en fait par « Noir » ; pour traduire « Nègre», il aurait fallu qu’Orwell écrive « Nigger ». C’est à partir des années 1960, sous l’influence du mouvement pour les droits civiques et du Black Power, que « Negro » a été peu à peu remplacé par « Black » et qu’il est devenu péjoratif. [ndlr]

  • 5.

    George Orwell, cité in Peter Davison (dir.), The Complete Works…, op. cit. Orwell était farouchement antisioniste et croyait que « les juifs sionistes nous haïssent et considèrent la Grande-Bretagne comme l’ennemi par excellence, encore plus que l’Allemagne ». Pour cette raison il déclara à l’IRD que c’était « de mauvaise politique de chercher à gagner la faveur de ses ennemis » et lui déconseilla de juger que « l’antiantisémitisme est une carte maîtresse à jouer dans la propagande antirusse ». George Orwell à Celia Kirwan, 6 avril 1949 (IRD/ FO1110/PRO).

  • 6.

    Adam Watson, entretien téléphonique, août 1998 – c’est moi qui souligne.

  • 7.

    Bernard Crick, Evening Standard, 11 juillet 1996.

  • 8.

    Peregrine Worsthome, The Spectator, 29 juillet 1996.

  • 9.

    George Orwell, « The Prevention of Literature », Polemic, 1945, no 2.

  • 10.

    George Orwell, « The Freedom of the Press » (1944), cité par The New Statesman, 19 août 1995.

  • 11.

    . Ibid.

  • 12.

    E. Howard Hunt, Undercover. Memoirs of an American Secret Agent, Berkeley Publishing Corporation, 1974.

  • 13.

    Richard Hirsch à Tracy Barnes, « Comment on Animal Farm Script », 23 janvier 1952 (PSB/HT).

  • 14.

    Sol Stein à Peter Rathvon, 30 janvier 1955 (ACCF/NYU).

  • 15.

    Sol Stein, mémo au Comité américain pour la liberté de la culture, 11 janvier 1955 (ACCF/NYU).