Au jour le jour

Malheureux comme Orwell en France (III) L’affaire de la « liste noire » (3)

En 1998, le dernier volume des œuvres complètes d’Orwell donne le contexte d’établissement de sa liste « des cryptocommunistes et des compagnons de route » ainsi que de la nature ses relations avec l’Information Research Department :

« Le 6 avril 1949, Orwell demande à Richard Rees, depuis le sanatorium de Cranham, de lui envoyer “un carnet quarto avec une couverture en carton bleu pâle” qui doit être dans sa chambre : “Il contient une liste de cryptocommunistes et de compagnons de route que je veux mettre à jour [1].” Shelden décrit cette liste comme “en grande partie basée sur de pures spéculations” et dont il est “douteux que certains des noms qui s’y trouvent méritent d’y être, mais [Orwell] les a mentionnés d’une façon ou d’une autre car il s’était engagé dans la recherche permanente de personnes sincères et insincères”.

» Ce projet d’Orwell est évoquée dans deux lettres de Tribune, les 17 et 31 janvier 1947, où il répond aux protestations d’innocence de Konni Zilliacus. En été 1946, dans une de ses “Lettres de Londres à Partisan Review”, Orwell avait écrit : “Je crois que Zilliacus est un sympathisant fiable du parti communiste et qu’on peut compter sur lui pour soutenir sa politique dans tous les domaines importants. Je crois que son principal allié est l’URSS et que, lorsque les intérêts soviétiques et britanniques s’opposeront, il soutiendra les intérêts soviétiques [2].” Orwell avait notamment parlé de “crypto-communistes” et de “compagnons de route”, précisant : “Il est évident que la combinaison de communistes déclarés comme Arthur Homer à la tête de syndicats importants, de ‘sous-marins’ comme Zilliacus au Parlement et de ‘sympathisants’ comme Priestley dans la presse populaire pourrait se révéler très dangereuse [3].” Si ces personnes “pouvaient infiltrer le parti travailliste en tant qu’organisation, elles pourraient causer d’énormes dégâts [comme] faire revenir les conservateurs”. Cependant, Orwell était totalement opposé à la suppression du parti communiste : “Aujourd’hui ou à n’importe quel moment où il ne menace pas de façon flagrante la survie de la nation, ce serait désastreux [4].” 

» Le 2 mai 1949, dans une lettre ultérieure à Rees, Orwell discute de la position politique de plusieurs des personnes figurant sur sa liste et conclut : “Toute la difficulté est de décider de la position de chacun, et il faut traiter chaque cas individuellement.” Le même jour, il envoie à Celia Kirwan (qui travaillait alors pour le Foreign Office sur le communisme mondial) une liste de 35 noms, en déclarant : “Ce n’est pas une mauvaise idée de disposer d’une liste de personnes qui ne sont probablement pas fiables.”

» Dans une lettre à Ian Angus, en juin 1967, Rees décrit son échange de noms avec Orwell comme “une sorte de jeu auquel nous avons joué : découvrir qui était un agent payé pour quoi et estimer jusqu’à quel point nos bêtes noires préférées pourraient pousser la traîtrise” [5].

» Le 13 septembre 1994, la bibliothèque et le département des archives du Foreign & Commonwealth Office ont informé l’éditeur [des œuvres complètes] d’Orwell qu’il avait été occasionnellement consulté par son département de recherche (IRD). Celui-ci avait été “créé en janvier 1948 principalement pour donner ‘un soutien et de la visibilité aux éléments véritablement progressistes et réformistes qui résistent aux percées du communisme’ au moyen d’une nouvelle politique de publicité anticommuniste basée sur des informations relatives à la politique, aux tactiques et à la propagande communistes” [6].

» Orwell était trop malade pour contribuer personnellement mais il était en contact avec l’IRD – comme en témoigne le numéro de téléphone de Celia Kirwan au Foreign Office dans son carnet d’adresses.

» Près d’un demi-siècle après qu’Orwell a établi sa liste, alors que la peur de la puissance soviétique et de la guerre nucléaire relève de l’histoire ancienne, la lecture de ce carnet peut mettre mal à l’aise. Cependant, Orwell avait fait en Espagne l’expérience de l’infiltration des communistes, identifiés comme des alliés peu fiables ; et il ne connaissait que trop bien tout ce que les politiciens et les éditeurs cherchaient désespérément à ignorer (comme la trahison perpétrée par les Soviétiques à Katyn [7]) ; il avait vu clair dans la mascarade des conférences de New York, Paris et Wroclaw [8] ; il avait été témoin de la facilité avec laquelle les gens étaient dupés et les traîtres recrutés ; et, ce qui n’est pas le moindre, le coup d’État tchèque a clairement montré comment une société démocratique pouvait être subvertie [9]. »

Les éditeurs précisent que cette réponse à ses inquiétudes politiques était ancienne puisque Orwell avait déjà surveillé « ceux qui pourraient “passer aux nazis si les Allemands conquièrent l’Angleterre”, dont il dit pouvoir “dresser au moins une liste préliminaire” ».

Après une description méticuleuse du carnet et de la manière dont la liste est établie, celle-ci est donnée, dans l’ordre alphabétique original : 135 noms, dont 35 ont été retenus par Orwell pour l’IRD, mais les éditeurs ne savent alors pas encore lesquels ni comment ils ont été présentés. Nous n’avons pas reproduit ici cette longue liste : il en est déjà largement assez dit par ailleurs dans ce dossier. Signalons seulement que, jusqu’à la déclassification des archives de l’IRD et sa parution en 2003, tous les commentateurs qui citent quelques-uns des (38 et non) 35 noms confondent la liste privée et celle transmise à Celia Kirwan.

« Celia Kirwan, qui est la sœur jumelle de Mamaine, l’épouse d’Arthur Koestler, a rencontré Orwell pour la première fois lorsqu’elle voyageait avec lui et [son fils] Richard dans le nord du Pays de Galles pour passer Noël 1945 avec les Koestler.

» Orwell lui a proposé de l’épouser et (comme elle l’a précisé), bien qu’elle l’ait “gentiment éconduit”, ils “sont restés très proches” (Daily Telegraph, 13 juillet 1996). Kirwan a travaillé pendant un certain temps comme assistante de rédaction à Polemic [10], mais lorsque la revue a coulé, elle est partie à Paris travailler pour Occident, un magazine trilingue – auquel elle demandera à Orwell de contribuer. En février 1949, lorsqu’elle retourne en Angleterre, Kirwan écrit aussi à Orwell. Désormais employée par l’IRD, elle était toutefois, dans la mesure de leur relation, davantage une amie proche d’Orwell qu’un fonctionnaire du gouvernement.

» La plupart des informations que nous donnons ici sont basées sur les dossiers du Foreign Office publiés par le Public Record Office en juillet 1996 dans le cadre de la “politique de transparence du gouvernement”.

» L’IRD (Information Research Department) fut mis en place par les Affaires étrangères en 1948. “Sa création fut provoquée par le désir des ministres du gouvernement travailliste de Mr Attlee de trouver des moyens de contrer la propagande communiste, qui s’était alors lancée dans une importante campagne pour miner le pouvoir et l’influence de l’Occident. La volonté britannique de créer une contre-offensive efficace contre le communisme fut avivée par le besoin de réfuter une campagne implacable inspirée par les Soviétiques, qui cherchait à miner les institutions britanniques, une campagne qui incluait des attaques personnelles contre le Premier ministre et les membres du cabinet ainsi que des critiques de la politique du gouvernement dont le but était de semer la discorde.”

» Parmi les activités de l’IRD se trouvait la commande d’articles spéciaux, de livres et de journaux qui devaient être diffusés dans les postes appropriés à l’étranger. Ainsi, Tribune, du fait de sa position antistalinienne, était largement diffusé. Une lettre confidentielle du 4 mars 1949 fut envoyée à soixante-six missions et consulats britanniques avec des exemplaires de Tribune au motif qu’elle combinait “la dénonciation résolue du communisme et de ses méthodes avec la défense constante des objectifs généralement soutenus par les sympathisants de gauche” [11].

» Cependant, l’IRD a eu du mal à “concurrencer les publications subventionnées de la maison d’édition soviétique en langues étrangères en publiant des livres sur la social-démocratie comme une alternative au communisme”. Il est donc d’autant plus surprenant que, si Orwell a rédigé pour l’IRD une liste impressionnante de projets de traductions, sa demande d’une aide financière pour publier une version russe d’Animal Farm n’ait pas abouti – et qu’il l’ait lui-même financée. L’idée d’en éditer en Égypte une version en langue arabe a suscité un plus grand enthousiasme. Le 4 avril 1949, Ernest Main, de l’Information Department de l’ambassade britannique au Caire, informe Londres que le personnel égyptien de l’ambassade est “très enthousiaste à cette idée”, déclarant le jour même à Ralph Murray que l’idée était “particulièrement bonne pour Arabie parce que les porcs et les chiens sont des animaux impurs pour les musulmans”.

» À la demande de l’IRD, Celia Kirwan rend visite à Orwell, le 29 mars 1949, à Cranham, rédigeant ce rapport le jour suivant [12] :

Hier je suis allée voir George Orwell, qui se trouve dans un sanatorium, dans le Gloucestershire. Je lui ai parlé de certains aspects de notre travail avec beaucoup de confiance, il a été enchanté d’être mis au courant et a exprimé son approbation entière et enthousiaste de nos objectifs. Il m’a dit qu’il ne pouvait pas accepter d’écrire lui-même un article en ce moment, ni même d’en réécrire un, parce qu’il est trop malade pour entreprendre le moindre travail littéraire ; également parce qu’il n’aime pas écrire « sur commande », car il sent que ce n’est pas ainsi qu’il travaille le mieux. Je lui ai néanmoins laissé du matériel, et je lui enverrai des photostats de certains de ses articles sur le thème de la répression soviétique des arts, dans l’espoir qu’il puisse se sentir inspiré quand il irait mieux et les reprendre.

Il a suggéré divers noms d’écrivains que nous pourrions recruter et qui écriraient pour nous et a promis d’y réfléchir, a dit qu’il en trouverait d’autres en temps utile et qu’il nous les communiquerait. Ceux auxquels il a pensé pendant que j’étais avec lui étaient :

Darsie Gillie, le correspondant à Paris du Manchester Guardian qui, dit-il, est un opposant sérieux au communisme et un expert sur la Pologne tout autant que sur la politique française ;

Le scientifique C. D. Darlington. Mr Orwell considère que l’affaire Lyssenko devrait être documentée de façon exhaustive et a suggéré que Darlington acceptera peut-être de s’en charger ;

Le professeur allemand Franz Borkenau qui, outre une histoire du Komintern, a récemment écrit quelques articles pour l’Observer.

Mr Orwell a dit qu’il ne faisait aucun doute que Gollancz serait l’homme qui publierait la série de livres à laquelle nous pensions. Il aurait volontiers joué le rôle d’intermédiaire s’il avait été en meilleure santé ; pour l’instant, il va essayer de penser à quelqu’un qui le ferait, et il a suggéré qu’un coup d’œil à la liste des écrivains de Gollancz nous rappellerait probablement quelqu’un qui pourrait nous être utile. Il dit cependant que Gollancz ne voit que dans une seule direction et qu’à présent il est sur la piste des réfugiés arabes, de sorte que ce serait sans doute une bonne idée de lui permettre de sortir d’abord tout ça de son système avant d’essayer de l’intéresser à notre plan. Il a dit que les livres de Gollancz se vendent toujours bien, qu’ils sont bien exposés et qu’ils ont une grande couverture publicitaire.

Comme Mr Orwell a passé deux ans [13] dans la police indienne en Birmanie, et comme il a dirigé un service de la BBC pour les Indiens pendant la guerre, je lui ai demandé quelle était son opinion sur la meilleure façon pour nous de servir nos objectifs en Inde et en Birmanie. Il a dit que, quelle que soit la meilleure façon, la pire serait certainement des émissions radio, car très peu d’indigènes possèdent une radio et ceux qui en ont une (qui sont pour la plupart des Eurasiens) n’écoutent en général que les radios locales. Il pense qu’un avion rempli de brochures aurait plus d’effet que six mois d’émissions.

D’ailleurs il ne pense pas qu’il y ait de grandes possibilités de propagande en Inde et au Pakistan, où le communisme a un sens tout à fait différent de celui qu’il a en Europe – il signifie, dans l’ensemble, l’opposition à la classe dirigeante –, et il pense que nous produirions de meilleurs résultats en maintenant des liens très serrés avec ces pays, à travers le commerce et les échanges d’étudiants. Il pense que ce dernier aspect des relations anglo-indiennes est très important et, selon lui, nous devrions offrir beaucoup plus de bourses à des étudiants indiens et pakistanais.

En Birmanie, il pense que la propagande devrait éviter les récits d’« atrocités », car les Birmans ont “plutôt tendance à admirer ce genre de choses” ou, si en fait ils ne les admirent pas, à penser : « Si les communistes sont comme ça, mieux vaut ne pas s’opposer à eux. »

À propos, il a dit que le commandant Young [14], dont l’épouse s’est suicidée l’autre jour, est un communiste, et il est l’équivalent naval, à une échelle plus modeste, du Doyen de Canterbury [15] – c’est-à-dire qu’on lui demande de confirmer le point de vue des Soviétiques pour tout ce qui concerne la Navy. En outre, son épouse était tchèque ; et Mr Orwell se demande s’il n’existe pas un lien entre ces deux faits et le suicide de Mrs Young.

Le 6 avril 1949, Orwell lui répond [16] :

Chère Celia,

Je n’ai pas écrit plus tôt parce que j’ai été vraiment mal en point, et je ne peux pas utiliser la machine à écrire, même maintenant, et j’espère donc que tu seras capable de te débrouiller avec mon écriture.

Je n’ai pas pu trouver d’autres noms à ajouter à ta liste potentielle d’écrivains excepté Franz Borkenau (l’Observer doit connaître son adresse), dont je crois que je t’ai déjà donné le nom, et Gleb Struve (il est en ce moment à Pasadena, en Californie), le traducteur et critique russe. Naturellement, il y a des hordes d’Américains, dont on peut trouver les noms dans le New Leader (New York), dans le mensuel juif Commentary et dans Partisan Review. Je pourrais aussi, si cela a la moindre valeur, te donner une liste de journalistes et d’écrivains qui sont, selon moi, des cryptocommunistes, des sympathisants ou des gens qui ont cette tendance et à qui il ne faudrait pas faire confiance comme propagandistes. Mais pour cela il faudrait que je me fasse envoyer un carnet de notes que j’ai à la maison, et si je te donne une telle liste, elle est strictement confidentielle, car j’imagine qu’il est diffamatoire de décrire quelqu’un comme étant cryptocommuniste [17].

Je viens d’avoir une idée pour la propagande, non pas à l’étranger, mais dans ce pays. Un de mes amis à Stockholm [Michael Meyer] me dit que, comme les Suédois ne produisent pas eux-mêmes beaucoup de films, on voit là-bas beaucoup de films allemands et russes, et certains de ces films russes, qui bien sûr ne seraient jamais projetés dans notre pays, sont de la propagande anti-britannique incroyablement calomnieuse. Il faisait référence particulièrement à un film historique sur la guerre de Crimée. ”Puisque les Suédois peuvent recevoir ces films, je suppose que nous le pouvons aussi : ne serait-ce pas une bonne idée de les projeter dans ce pays, tout particulièrement au profit de l’intelligentsia [18] ?

J’ai lu l’article ci-joint avec intérêt, mais il me semble bien plus antireligieux qu’antisémite. Je ne sais pas si mon avis a une quelconque valeur, mais je ne pense pas que l’anti-antisémitisme soit une carte importante à jouer pour une propagande anti-russe. L’URSS est certainement en pratique un peu antisémite, car elle s’oppose à la fois au sionisme à l’intérieur de ses frontières et d’autre part au libéralisme et à l’internationalisme des Juifs non sionistes, mais un État polyglotte de ce type ne peut pas être officiellement antisémite à la manière nazie, exactement comme l’Empire britannique ne peut pas l’être. Si vous essayez de lier communisme et antisémitisme, il leur sera toujours possible, en réaction, d’indiquer des personnes telles que Kaganovitch [19] ou Ana Pauker [20], ainsi que le grand nombre de Juifs dans les partis communistes ailleurs. Je pense aussi que c’est une mauvaise politique que de chercher à gagner la faveur de vos ennemis. Partout, les Juifs sionistes nous détestent et considèrent que la Grande-Bretagne est l’ennemi, plus encore que l’Allemagne. Évidemment, cela se fonde sur un malentendu, mais tant que les choses n’auront pas changé, je ne pense pas qu’il soit dans notre intérêt de dénoncer l’antisémitisme des autres nations.

Je suis désolé de ne pas pouvoir écrire une meilleure lettre, mais je me suis vraiment senti très mal ces derniers jours. Peut-être qu’un peu plus tard j’aurai des idées.

Toute mon affection

George

PS. Je t’ai bien suggéré Darsie Gillie(Manchester Guardian), n’est-ce pas ? Il y a aussi un homme nommé Chollerton(spécialiste des procès de Moscou), qui pourrait être contacté par l’intermédiaire de l’Observer [21].”

» Dans un mémorandum daté du 21 avril, en réponse au rapport de Celia Kirwan, Adam Watson, assistant à l’IRD, a déclaré : “Le point concernant l’antisémitisme est en partie correct, en partie confondu avec les opinions antisionistes de Mr Orwell.” Deux jours plus tard, Watson ajoute : “Mrs Kirwan devrait certainement demander à Mr Orwell la liste des crypto-communistes. Elle la ‘traiterait en toute confiance’ et la renverrait après un ou deux jours. J’espère que la liste donne des raisons ‘dans chaque cas’.” Le 30 avril, elle lui écrit que la suggestion que Chollerton soit contacté a été particulièrement bien accueillie et elle a demandé sa liste de “compagnons de route et de crypto-journalistes” (bien qu’Orwell ait utilisé le terme “crypto-communistes”).

» Le 2 mai 1949, Orwell lui écrit qu’il serait heureux de la voir à nouveau (le 8 mai) et lui joint une liste d’environ trente-cinq noms. Une carte a été placée dans le dossier contenant la correspondance Orwell-Kirwan, indiquant qu’un document a été retenu par le ministère des Affaires étrangères – vraisemblablement cette liste de noms. Orwell a écrit que “ce n’est pas une mauvaise idée d’avoir une liste de personnes qui ne sont probablement pas fiables” ; et il a attiré l’attention sur Peter Smollett qui, bien que chef du département russe au ministère britannique de l’Information (et qui a reçu le prix de l’OBE pour ses services) est probablement un agent soviétique. Orwell avait probablement à l’esprit l’influence exercée en juin 1944 par “un fonctionnaire important du ministère de l’Information” pour que Cape refuse de publier Animal Farm parce qu’il pourrait offenser les Soviétiques. Il se peut qu’il ait soupçonné que ce “fonctionnaire important” était Smollett.

» La lettre d’Orwell a été publiée par le Public Record Office et a fait sensation dans certains journaux, notamment The Guardian, The Times, Evening Standard (11 juillet 1996) et The Independent on Sunday (14/07/96). Bien qu’une description du carnet d’Orwell contenant les noms de crypto-communistes et de compagnons de route ait été publié plusieurs années auparavant, avec une douzaine de photographies de ceux qui y étaient mentionnés (Sunday Telegraph, 20/10/91), il a surpris les journaux qui ont publié l’histoire et certains de leurs lecteurs. […] Le Telegraph a ignoré cette “nouvelle” et publié à la place une excellente interview de Celia Kirwan par Caroline Davies (13/07/96). Cette interview, ainsi que le récit de Bernard Crick, un partisan du parti travailliste et le biographe d’Orwell (The Independent on Sunday, 14/07/6), replacent cette lettre dans son contexte. Certains politiciens du parti travailliste ont profité de l’occasion pour exprimer leur surprise face aux relations d’Orwell avec les services secrets (Michael Foot, The Guardian, 11/07/96), pour regretter qu’Orwell ait “cédé” (Tony Benn, MP, The Independent on Sunday, 14 juillet 1996), ou même déclarer qu’“il est écœurant de constater qu’Orwell lui-même traquait ceux dont les pensées ne coïncidaient pas avec les siennes” (Gerald Kaufman, MP, Evening Standard, 11 juillet 1996). Un historien, Christopher Hill (dont Orwell avait critiqué le travail en 1940 et en septembre 1944), est allé plus loin : “J’ai toujours su que c’était un faux-jeton, déclare le professeur Hill. Il y avait quelque chose de louche chez Orwell. Cette affaire m’attriste et me peine, elle confirme mes pires soupçons à son sujet” (The Independent, dimanche 14/07/96). Pour un correspondant de l’Evening Standard, il s’agissait “d’une révélation sur un héros anglais [qu’il] pouvait à peine croire” ; et, selon lui, “il vaut peut-être mieux ne pas savoir certaines choses sur les grands personnages du passé, même si elles sont vraies” (S. Jarrett, 15/07/96). Bien que cela ne soit pas nécessaire pour les politiciens et les historiens, il serait peut-être souhaitable, pour tous ceux qui ne connaissent pas bien la période (et en particulier les tentatives soviétiques d’influencer d’autres pays), de rappeler brièvement les inquiétudes d’Orwell et le contexte dans lequel il écrivait à Celia Kirwan et lui donnait sa liste de noms.

» Peu importe qu’Orwell ait été très malade ; son cerveau était pleinement actif et il était tout à fait déterminé : il savait ce qu’il faisait. Il a écrit à une époque où la menace communiste pour l’Occident ne fait aucun doute. Berlin était bloqué par les Soviétiques depuis plus de neuf mois et un important pont aérien a été mis en place par l’Occident pour ravitailler le secteur ouest de la ville. Le blocus n’est levé que le 12 mai 1949, dix jours après qu’Orwell a envoyé à Celia Kirwan sa liste d’environ trente-cinq noms.

» Lors de son séjour en Espagne, Orwell avait été témoin de la trahison d’hommes et de femmes de bien par des communistes d’inspiration soviétique qui étaient ostensiblement leurs alliés. Et peu de temps avant l’époque où il écrit à Celia Kirwan, la presse de gauche s’était illustrée par son comportement honteux en minimisant [les exactions dont l’URSS était responsable]. Orwell est également bouleversé par le comportement des gouvernements britanniques successifs qui ont dissimulé la culpabilité de l’Union soviétique [dans plusieurs massacres dont Katyn [22]]. Orwell considérait que la trahison de la presse et du gouvernement était due, au moins en partie, à l’influence soviétique. […]

» Orwell se méfiait profondément de l’intelligentsia et surtout des intellectuels de gauche qui avaient transféré leur loyauté à une puissance étrangère comme l’URSS ; il ne partageait pas “la haine de l’intellectuel anglais moyen à l’égard de son propre pays” ; et il n’était pas consterné, comme eux, par une victoire militaire britannique. Ces gens, écrivait-il, voient l’URSS comme leur patrie et estiment qu’il est de leur devoir de justifier la politique russe et de faire avancer les intérêts russes à tout prix.

» À l’inverse, Orwell faisait confiance aux citoyens britanniques ordinaires. Son texte sur “Le peuple anglais” (1944) se conclut ainsi : “D’ici dix ans nous saurons si oui ou non l’Angleterre doit survivre en tant que grande nation. Et il appartiendra aux gens du peuple que la réponse soit ‘oui’ [23]” ; un sentiment qui se retrouve dans 1984 : “S’il y a un espoir, il est chez les proles [24].” Pour Orwell, “Ce qui importe, c’est de savoir quels individus sont honnêtes et lesquels ne le sont pas, or, une fois tout le monde mis dans le même sac, la chose devient encore plus difficile” [25].

» À la lumière de la menace soviétique pour la démocratie, et en particulier de son influence malveillante sur le parti travailliste et le socialisme en Grande-Bretagne, ainsi que de l’influence insidieuse des Soviétiques en haut lieu, Orwell voyait son devoir envers son pays de manière simple et directe. Il connaissait bien le “jeu” auquel jouait la Russie soviétique, dont il avait fait l’expérience.

Avant de conclure par l’affirmation qu’« Orwell n’était que trop conscient de la menace que certaines membres de l’intelligentsia représentaient pour son pays et les gens ordinaires qu’il aimait tant », la défense des éditeurs britanniques cite la lettre de Denzil Jacobs (qui avait connu Orwell à la Home Guard en 1940), publiée par l’Evening Standard en réponse à l’article critique de Gerald Kaufman, où il définit l’écrivain comme un patriote et un homme de gauche anti-stalinien qui « détestait la dictature, qu’elle soit fasciste ou communiste ».

Extrait de The Complete Works of George Orwell, édition établie par Peter Davison, avec Ian Angus et Sheila Davison, Secker and Warburg, Londres, 1998, vol. XX, annexe 9, n° 3732, p. 240-259 et 318-327– traduit de l’anglais par Thierry Discepol.

Troisième annexe à l’article « Qui veut tuer son maître l’accuse de la rage »

1. Les « compagnons de route [fellow-travellers] » sont l’équivalent du « poputchik » russe, par lequel Trotsky qualifiait les écrivains sympathisants de la révolution qui n’étaient pas membres du parti communiste. Pour plusieurs auteurs, c’est Willi Münzenberg (un exilé politique allemand vivant à Paris après 1933) qui « a inventé le “compagnon de route”, une nouvelle catégorie qui devait avoir un grand avenir, surtout pendant la période du front populaire ». Münzenberg était le chef de l’agitprop du Komintem pour l’Europe occidentale. Arthur Koestler, qui travaillait avec lui à cette époque, l’appelait « l’éminence rouge du mouvement antifasciste international » et le jugeait capable de « produire des comités internationaux, des congrès et des mouvements comme un prestidigitateur sort des lapins de son chapeau ». Mystérieusement assassiné dans le Sud de la France en 1940, Münzenberg avait quitté le PC en 1937 après s’être querellé avec ses maîtres.

Notes
  • 1.

    Notes

  • 2.

    George Orwell, « Deux lettres au directeur de Tribune », Ivrea-Encyclopédie des nuisances, vol. IV, 2001, p. 233-236. [ndlr]

  • 3.

    . Ibid., p. 229. [ndlr]

  • 4.

    George Orwell, « La lutte pour la domination mondiale », art. cité, p. 388. [ndlr]

  • 5.

    Ayant participé à la compilation de la liste d’Orwell, Richard Rees a soutenu que, bien qu’Orwell ait pris très au sérieux l’infiltration des crypto-communistes et des compagnons de route, il s’agissait aussi d’un jeu. Ainsi est mentionné un membre (inconnu) du « département des impôts sur le revenu », dont on peut imaginer, connaissant l’humour sarcastique d’Orwell, qu’il s’agissait de son propre inspecteur des impôts.

  • 6.

    Pour expliquer qu’un parti de la classe ouvrière comme les travaillistes érige l’URSS en ennemi, citons Eric Hobsbawm (qu’on peut difficilement soupçonner d’anticommunisme), lorsqu’il rappelle l’époque où le Komintern, face au « danger du national-socialisme en Allemagne, mène une politique d’isolement sectaire en décidant que son principal ennemi est le mouvement syndical des partis sociaux-démocrates et travaillistes (qualifiés de « sociaux-fascistes) » ; tandis qu’en 1945 « les communistes britanniques [sur ordre de Moscou] se sont opposés à l’éclatement de la coalition menée par Churchill, c’est-à-dire à la campagne électorale qui devait mener le gouvernement travailliste au pouvoir » (L’Ère des extrêmes. Histoire du court XXe siècle (1914-1989), Agone, 2020, p. 153 et 247).

  • 7.

    En 1940, dans la Pologne occupée par la Russie soviétique à la suite du pacte de non-agression avec l’Allemagne nazie, 22 000 soldats polonais sont abattus dans la forêt de Katyn par l’Armée rouge sur ordre de Staline. Le charnier est découvert en 1943 par les Allemands, qui en sont rendus responsables. Si les États-Unis ont tout de suite été informés de la responsabilité des Soviétiques, ils attendront 1952 pour livrer, en pleine guerre froide, leur rapport final. Les faits ont été reconnus par l’URSS de Mikhaïl Gorbatchev en 1990. [ndrl]

  • 8.

    Face aux tensions de la guerre froide et à la crainte d’un conflit atomique, le « Bureau international de liaison des intellectuels », constitué à Wrocław (Pologne) en août 1948, lance un appel pour la tenue à Paris d’un « Congrès mondial des partisans de la paix » (1949). Malgré un certain succès international, ces initiatives semblent être toutefois restées sous le contrôle du Bureau d’information communiste (Kominform). [ndlr]

  • 9.

    À l’issue des premières élections après-guerre, une coalition dominée par les communistes dirige la Tchécoslovaquie. Mais, en 1948, le parti communiste renforce son contrôle sur les médias et les syndicats pour mener une campagne contre les autres partis au pouvoir ; sous la pression de l’URSS, les ministres non communistes sont poussés à la démission. La nomination d’un gouvernement sonne le glas du dernier régime pluraliste à l’Est. [ndlr]

  • 10.

    Éphémère revue de réflexion politique, Polemic est lancée par Hugh Slater en octobre 1945 – Orwell y donna six articles importants. [ndlr]

  • 11.

    Le genre d’articles qui pouvaient effectivement être utilisés aux fins de l’IRD comparaient les syndicalismes britannique et soviétique, réévaluaient le pacte germano-soviétique d’août 1939 ; mais l’IRD a publié aussi une brochure sur le contrôle des partis communistes par l’URSS en dehors de ses frontières ; ou un livre sur le caractère fallacieux des théories de Lyssenko. [ndlr]

  • 12.

    Extrait de George Orwell, Une vie en lettres. Correspondance (1903-1950), Agone, 2014, trad. fr. Bernard Hœpffner, p. 577-579.

  • 13.

    Cinq ans, en réalité : 1922-1927. [nde]

  • 14.

    Orwell avait inclus le commandant Edward P. Young dans sa liste de cryptocommunistes : « Expert naval. Brochures » ; sous « Remarques » : « Compagnon de route ? Actif dans la People’s Convention. Fort probablement un membre clandestin, à mon avis. Épouse (tchèque) s’est suicidée (dans des circonstances très suspectes) 1949. » Mrs Ida Young avait été retrouvée pendue dans leur appartement le 23 mars 1949. [nde]

  • 15.

    Hewlett Johnson (1874-1966) avait acquis le surnom de « Doyen rouge de Canterbury » à cause de son soutien à l’Union soviétique. [nde]

  • 16.

    . Extrait de George Orwell, Une vie en lettres, op. cit., p. 582-584.

  • 17.

    La référence au caractère diffamatoire a été coupée dans la lettre reproduite par le Guardian.

  • 18.

    La référence à l’intelligentsia a été coupée dans la lettre reproduite par le Guardian.

  • 19.

    Cordonnier juif, Lazare Moïsseïevitch Kaganovitch (1893-1991) devient secrétaire du Comité central du parti communiste et gère les transports en commun de l’Union soviétique pendant la guerre. [ndlr]

  • 20.

    Ana Pauker (1893-1960) est la fille d’un boucher juif, colonel de l’Armée rouge et leader du parti communiste roumain lors de l’occupation de la Roumanie par les Soviets en 1944. [ndlr]

  • 21.

    Correspondant du Guardian à Paris, Darsie Gillie (1903-1972) expliqua à Adam Watson (un des collègues de Celia Kirwan) que Chollerton était « un spécialiste de la Russie et pourrait être utile de diverses manières ». A. T. Chollerton était le correspondant du Daily Telegraph à Moscou en 1939, quand l’Union soviétique était l’alliée de l’Allemagne. [nde]

  • 22.

    En 1940, dans la Pologne occupée par la Russie soviétique à la suite du pacte de non-agression avec l’Allemagne nazie, 22 000 soldats polonais sont abattus dans la forêt de Katyn par l’Armée rouge sur ordre de Staline. Le charnier est découvert en 1943 par les Allemands, qui en sont rendus responsables. Si les États-Unis (et sans doute la Grande-Bretagne) ont tout de suite été informés de la responsabilité des Soviétiques, ils attendront 1952 pour livrer, en pleine guerre froide, leur rapport final. Les faits ont été reconnus par l’URSS de Mikhaïl Gorbatchev en 1990. [ndlr]

  • 23.

    George Orwell, « Le peuple anglais » [mai 1944], Essais, articles et lettres, Ivrea-Encyclopédie des nuisances, vol. III, 1995, p. 53.

  • 24.

    George Orwell, 1984, Agone, 2020, p. 119.

  • 25.

    George Orwell, À ma guise. Chroniques 1943-1947, trad. fr. Frédéric Cotton et Bernard Hœpffner, Agone, 2008, p. 296.