Au jour le jour

En suivant Emma Goldman, anarchiste et féministe américaine (2)

Quoi qu’elle fasse, Emma était arrêtée, encore et encore. Il suffisait seulement qu’elle parle en public. À Chicago en 1908, la police l’arracha de la tribune. Un journaliste du Daily Tribune rapporta le dialogue suivant : « Alors, t’es venue foutre la merde, hein ? dit le capitaine […] — Un peu de tenue, lui lança Mme Goldman. Parlez comme un être humain, même si vous êtes un policier. »

Durant un seul mois de 1909, la police interrompit onze de ses meetings. À San Francisco, elle parla du patriotisme devant cinq mille personnes, la foule contenant la police jusqu’à ce que celle-ci se retire. À San Diego, Ben Reitman fut enlevé par des hommes de main, emmené en dehors de la ville, passé au goudron et aux plumes et on lui marqua les fesses du sigle « IWW » [1]. Mais l’un et l’autre, avec un courage qui force l’estime, retournèrent plus tard à San Diego pour qu’Emma tienne sa conférence.

La liberté sexuelle d’Emma est peut-être allée suffisamment loin pour autoriser une brève relation érotique avec une femme à New Kensington (Pennsylvanie). Elle s’appelait Almeda Sperry. Alors que celle-ci n’est pas mentionnée dans l’autobiographie d’Emma, je suis tombé sur un paquet de lettres d’Almeda à Emma dans les collections particulières de la bibliothèque universitaire de Boston. Almeda était quelqu’un d’extraordinaire, une femme de la classe ouvrière qui vendait son corps quand elle avait besoin d’argent, qui aimait le théâtre et l’opéra, et qui avait monté un groupe socialiste à New Kensington.

Les lettres d’Almeda Sperry à Emma sont remarquables pour leurs déclarations passionnées d’affection, la conscience sociale aiguë dont elles témoignent, leur acuité à dire le quotidien d’une femme se battant pour survivre, et l’amour fou pour l’opéra, le théâtre et la littérature. En les lisant, je savais que je devais, d’une manière ou d’un autre, faire vivre Almeda dans ma pièce, même si ce n’était qu’au travers d’une seule de ses lettres, comme celle où elle décrivait une rencontre avec Ben Reitman. Voici un extrait d’une autre lettre :

« Je me demande si quelqu’un est aussi possédé que moi par le théâtre. […] J’ai bien failli me suicider lors de la dernière venue de Sarah Bernhardt parce que j’étais fauchée, mais Fred m’a donné un dollar et j’ai trouvé une place au paradis. Voix d’or, limpide, et quelle élocution ! Je me suis entraînée devant la glace à rejouer sa colère dans La Tosca. […] Ne serait-ce pas fantastique, Emma, si le gouvernement gérait les théâtres et laissait les gens y aller pour rien ? […] Si je pouvais assister tous les soirs à une bonne représentation, je travaillerais juste pour la bouffe et de quoi me fringuer et je serais gentille avec tout le monde. »

Reitman et Emma ont passé ensemble dix années tumultueuses, durant lesquelles Emma, malgré l’état de confusion de ses sentiments, a maintenu un extraordinaire niveau d’activité politique, qui a culminé avec l’opposition à l’entrée des États-Unis dans la Première Guerre mondiale, en 1917. Cet événement signa également leur rupture. Si Reitman avait fait preuve de courage sur bien des points, il n’avait aucune envie de risquer sa liberté en s’opposant trop frontalement à la guerre.

À jamais camarades, Emma et Alexander Berkman défièrent la loi en dénonçant la conscription et la guerre. Emprisonnés en 1918, ils ne furent relâchés à l’issue du conflit que pour être expulsés, en même temps que plusieurs autres radicaux, dans la vague de répression féroce qui accompagna la fin de la guerre. Au début de son infâme carrière de fanatique, J. Edgar Hoover lui-même supervisa leur déportation, sur un navire en partance pour la Russie, où ils étaient nés.

Ce n’était plus alors la Russie tsariste mais l’Union soviétique, où Lénine avait dissout l’assemblée constituante, qui rassemblait diverses tendances politiques, pour établir le pouvoir des bolcheviks. Rencontrant Lénine et Trostski, témoins de l’emprisonnement des dissidents, de la répression des manifestations et finalement de l’écrasement sanglant de la révolte des marins de Kronstadt devant Petrograd, Emma et Sasha ne purent se résoudre à rester en Union soviétique.

Ils passèrent leurs dernières années dans divers pays d’Europe, en particulier sur la côte méditerranéenne française, correspondant sans fin (de nombreuses lettres ont été préservées dans la collection de Richard et Anna Maria Drinnon), restant au fait des événements en Europe et aux États-Unis, prêtant leurs noms et leur soutien à toutes les grandes causes qui les touchaient. Emma se rendit en Espagne durant la guerre civile et s’adressa à des foules immenses à Barcelone, enclave anarchiste éphémère – décrite avec éclat par George Orwell dans son Hommage à la Catalogne. Gravement malade, Berkman mit fin à ses jours en 1936.

Grâce à Frances Perkins, le progressiste ministre du Travail de Roosevelt, Emma eut l’autorisation de faire un voyage exceptionnel aux États-Unis en 1940. La condition étant de ne parler que de théâtre, elle donna une série de conférences sur Ibsen, Shaw, Strindberg et Tchekhov. Lors d’un bref séjour au Canada, elle tomba malade et mourut. Elle avait soixante et onze ans.

Les années 1960 ont été marquées aux États-Unis par un regain d’intérêt pour l’anarchisme. L’une des raisons en fut la violente hostilité envers le gouvernement américain, qui, depuis près d’un siècle, collaborait notamment au maintien de la ségrégation raciale dans le Sud. Cette situation ne prit vraiment fin (du moins légalement) qu’à partir du moment où les Noirs descendirent dans la rue en Géorgie, en Alabama, dans le Mississippi et dans d’autres États du Sud, perturbant l’image de la nation aux yeux du monde entier.

Le même gouvernement menait une guerre brutale dans le Sud-Est asiatique, le plus long conflit de toute l’histoire du pays. Et le retrait ne s’amorça que face à la résistance acharnée au Vietnam et au puissant mouvement anti-guerre aux États-Unis.

Les radicaux des années 1960 n’étaient pas, à la différence de ceux des années 1930, liés au mouvement communiste ni en admiration devant l’Union soviétique. Ils s’appelaient eux-mêmes la « Nouvelle Gauche » et étaient, tant idéologiquement qu’affectivement, très liés à l’anarchisme – même si le terme même n’était pas beaucoup utilisé. Outre la suspicion envers tous les gouvernements, leur lien avec l’anarchisme s’exprimait dans la croyance en ce que les étudiants du SDS 2 et d’autres groupes appelaient « démocratie participative ».

Les mouvements sociaux des années 1960 semblaient avoir incorporé le principe anarchiste d’organisation décentralisée, qu’ils opposaient à la discipline de parti de la « Vieille Gauche ». Le SNCC [2], par exemple, était composé de petits groupes de jeunes, pour la plupart noirs, qui travaillaient dans les zones les plus dangereuses du Sud profond, se fondant dans les communautés du coin et ne gardant que des liens occasionnels avec le bureau national à Atlanta. Le mouvement féministe de ces années-là, sans faire non plus référence à l’anarchisme, agissait lui aussi suivant le principe d’organisation décentralisée, travaillant au jour le jour sur la base de petits groupes de femmes à travers tout le pays. Et si, de temps à autre, ces militantes se rassemblaient ou organisaient nationalement une manifestation au nom de l’égalité des sexes, elles n’étaient soumises à aucun leader charismatique.

Une idée encore reliait le mouvement social des années 1960 à la tradition anarchiste, celle d’« action directe » : le fait que le changement social ne passerait pas par l’accession au gouvernement d’un parti politique mais par les citoyens auto-organisés et agissant directement contre les sources de leur oppression.

Historiquement, quand il ne fut pas sous la coupe d’une organisation nationale conservatrice, le mouvement ouvrier s’est toujours engagé dans ce type d’action – la journée de huit heures fut remportée par des grèves menées directement contre les employeurs. On ne pouvait compter en rien sur le gouvernement pour œuvrer en faveur de la classe ouvrière. Il était contrôlé par les riches et les puissants, lié au pouvoir des entreprises. Aussi les ouvriers devaient-ils faire le travail eux-mêmes.Le mouvement pour les droits civiques dans le Sud utilisait le mot d’ordre « action directe non violente » pour décrire ses campagnes de sit-in et ses freedom rides. Et quand l’activisme anti-guerre bloqua les rues de Washington DC, assiégea le Pentagone et occupa les bureaux de conscription, il pratiquait l’action directe. Les diverses formes de désobéissance civile menées par les dissidents, défiant les lois et le gouvernement, étaient en accord avec les conceptions anarchistes – que les participants le sachent ou non [3].Très influent à la fin du XIXe et au début du XXe siècle en Europe et aux États-Unis, l’anarchisme comme philosophie politique avait été éclipsé, après 1917, par le mouvement communiste et sa sujétion à l’URSS. Mais les mouvements sociaux des années 1960 ont changé cela. Une approche anti-autoritaire et anti-étatique, de même que la culture de la liberté dans la musique, le sexe et la vie en communauté ont conduit à un regain d’intérêt pour l’anarchisme. Après des décennies d’oubli, Emma Goldman redevenait une figure importante, particulièrement pour le mouvement des femmes, mais aussi pour d’autres mouvements politiques.

(À suivre…)

Howard Zinn

Deuxième partie de l'avant-propos de l’auteur à En suivant Emma. Pièce historique sur Emma Goldman, anarchiste & féministe américaine, trad. Julie David, Agone, 2007.

Du même auteur chez le même éditeur, Le Pouvoir des oubliés de l’histoire. Conversation sur l’histoire populaire des États-Unis, trad. Laure Mistral, à paraître le 18 octobre 2020.

Notes
  • 1.

    Le syndicat d’action directe Industrial Workers of the World (lire Howard Zinn, Une histoire populaire des États-Unis, Agone, 2002, chap. XVII). [ndlr]

  • 2.

    Participant à toutes les luttes de la Nouvelle Gauche qui agitèrent la décennie 1960, les Students for a Democratic Society ont joué un rôle primordial dans la naissance des mouvements féministes, écologistes et antidiscrimination. L’un des manifestes du groupe réclamait l’établissement d’une société qui assure « l’autonomie, l’unité et l’unicité de la personne ». [ndlr]

  • 3.

    À la désobéissance civile et à l’action directe non violente comme pratiques politiques en rupture tant avec l’activisme traditionnel qu’avec la vision dominante de la démocratie (y compris « à gauche »), Howard Zinn a consacré les chapitres V et VIII de son livre Désobéissance civile et démocratie. Sur la justice et la guerre (Agone, 2004) ; lire également son autobiographie, L’Impossible Neutralité. Autobiographie d’un historien et militant (Agone, 2013), où il rend compte en acteur et en historien de ces pratiques et théories, notamment dans le mouvement pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam. [ndlr]