Au jour le jour

La dialectique du changement dans l’immobilité

Au cours de l’été, un journaliste de La Liberté posait à l'auteur du Petit Bourgeois gentilhomme une série de questions sur le rôle des classes moyennes. La dernière portait sur « la précarité de la profession de journaliste, elle aussi pleine de contradictions dans son rapport au pouvoir et aux classes dominantes. Qu'auriez-vous envie de dire aux journalistes, et à leurs employeurs et aux patrons de groupes de presse, aujourd'hui ? »  Il nous a paru intéressant de reproduire ci-dessous la réponse donnée par Alain Accardo à cet entretien finalement non publié.

Si je devais m’adresser, en qualité de sociologue, à un public de journalistes (étudiants, employés ou cadres de presse – ce que j’ai déjà eu l’occasion de faire ailleurs), je leur répéterais, à très peu près, ce que je dirais à n’importe quelle autre composante de ce qu’il est convenu d’appeler la classe moyenne.

Rien de ce que je pourrais leur dire (ou de ce que pourrait dire tout autre sociologue sérieux), à des journalistes comme à tous nos autres concitoyens, n’est de nature à provoquer quelque changement fondamental que ce soit dans une situation dont la genèse historique n’a jamais été décrétée mais a obéi aux besoins objectivement grandissants en matière de formation et d’information (spécialement depuis le XVIIIe siècle en Europe occidentale), du système capitaliste.

Cela ne signifie pas que la profession de journaliste (ou d’enseignant ou d’autres corporations de producteurs symboliques) n’a pas connu de changements notables, de toute nature, mais cela signifie que ces changements, pour autant qu’ils étaient systémiques, n’ont fait que concrétiser diversement (comme, par exemple, la différenciation en presse écrite nationale puis régionale, puis audio-visuelle et enfin numérique) certaines potentialités du capitalisme. Ces actualisations se sont donc intégrées « normalement » à la logique de la reproduction sociale de sorte qu’on a pu dire à la fois que « les choses sont en train de changer » et que « plus ça change, plus c’est la même chose ».

Après tout, il n’y a apparemment plus grand-chose de commun entre la salle de rédaction d’un grand groupe de presse d’aujourd’hui et une rédaction parisienne du temps de Balzac. Cela n’empêche pas les Lucien (et Lucienne) de Rubempré d’être légion dans les médias, et la numérisation de l’information n’a rien ôté de leur pouvoir aux financiers affairistes du type Nucingen, au contraire.

La dialectique du changement dans l’immobilité – vraisemblablement liée au fait que la réalité historique et sociale a une structure feuilletée et que chaque couche du mille-feuilles possède une temporalité propre – entraîne que l’histoire se fait à tous les niveaux à la fois, avec des répercussions de chaque niveau sur tous les autres, chacun avec ses modalités et ses rythmes spécifiques. En tant qu’individus nous sommes enclins à nous laisser obnubiler, c’est compréhensible, par les miroitements incessants de la « nouveauté », qui est aussi le niveau préféré de la plupart des journalistes et du grand public, mais pas nécessairement celui où se jouent les grands changements structurels qui exigent beaucoup plus de temps et de forces.

Plus les couches sont profondes, et plus il est difficile de produire des changements efficaces et durables. La France rurale et provinciale du XIXe siècle a quasiment disparu. Pourtant le bovarysme est bien vivant, et même il est plus répandu aujourd’hui qu’hier, sous sa forme individualiste narcissique. La société vue sous l’angle impressionniste du fait divers ne coïncide pas avec celle vue sous l’angle de l’écloserie des types sociaux.

Il s’ensuit qu’il n’appartient pas aux seuls journalistes, mais à tous les citoyens, de rendre l’information plus démocratique : par exemple, on peut localement, dans une entreprise, se donner un fonctionnement autogestionnaire, ça provoquera pas mal de changements dans les procédures, les trajectoires ou les stratégies individuelles, mais il est douteux que ça aille beaucoup plus loin. Le journalisme se sauvera, ou au contraire sombrera, solidairement avec les autres corporations salariées du monde capitaliste, et il est plus que douteux qu’aucune société capitaliste actuelle parvienne seule à résoudre ses problèmes.

À fléau planétaire il faut des remèdes universels (même avec des étapes particulières). Ce qui est en cause, c’est la production d’un nouveau genre humain, un nouveau type d’homme, dont la grande affaire sur Terre ne soit plus l’enrichissement économique, seul ou en bandes organisées. Le tohu-bohu incessant de notre époque est précisément celui d’une période historique de prédation (pluriséculaire et même millénaire si on périodise à partir de la sortie du néolithique), où le monde est en train de se délivrer, dans les douleurs et les convulsions de l’agonie, de l’homo œconomicus, rejeton né infirme du fait de son hérédité animale et de sa soumission à la loi de la jungle.

Avec les frémissements de l’écologie, nous pressentons l’arrivée de son successeur, l’humain accompli, rationnel et sensible, dont nos religions et nos philosophies ont si longtemps rêvé en vain, ou plutôt de façon prématurée ou mystifiée. Les temps mûrissent, irrésistiblement. La corporation des journalistes s’honorerait à devenir massivement un facteur de maturation et un accélérateur au sein de ce mouvement historique. Seule une minorité d’entre eux a eu jusqu’ici le mérite, insigne, de le faire. Le combat pour l’émancipation leur doit beaucoup.

Il est vrai qu’avec la mondialisation le capitalisme semble toucher aux limites de sa créativité historique, c’est-à-dire, plus précisément, aux limites de sa capacité à inventer des « solutions » à ses contradictions les plus insoutenables, comme l’accroissement fabuleux des richesses et l’explosion des inégalités. Tout le monde sent bien qu’on est arrivé à un moment charnière. Mais à l’échelle de l’histoire structurelle, les charnières peuvent durer longtemps encore (par rapport aux individus). Pour reprendre la formule brechtienne, « le ventre est encore fécond d’où naquit la bête immonde ».

Alors, tout ce que je pourrais dire à des journalistes à qui je voudrais du bien, c’est ce que je dirais à n’importe quel petit ou moyen salarié d’aujourd’hui : la révolution est en marche, elle a même déjà commencé depuis longtemps, mais vos instruments ne l’appréhendent pas à la bonne échelle, qui n’est pas celle des biographies individuelles et des plans de carrière personnels. Donc montrez-vous plus intelligents et moins dociles, et n’allez surtout pas croire les médias institutionnels, ni publics ni privés, qui sont l’un des derniers grands remparts du régime féodal, d’autant plus solides qu’ils passent à fois à l’extérieur et à l’intérieur de nous-mêmes.

Ce qui est sûr, c’est que les états capitalistes ne pourront plus entretenir indéfiniment l’illusion qu’ils travaillent à l’émancipation des peuples en travaillant à l’enrichissement d’oligarchies ploutocratiques qui sont la négation même de la démocratie et qui fascinent les masses abêties. Ce sur quoi j’ai voulu insister, tout au long de mon travail, c’est sur cet aspect politiquement essentiel de la question de la reproduction des rapports de production, et pourtant quasi ignoré par le jeu politique, soi-disant démocratique. Cet aspect, c’est le fait depuis longtemps observé (déjà par les Anciens, mais sans parvenir à en former un concept relativement clair et objectif, comme le concept de « classe »), que toute formation sociale fonctionne comme un moule capable de façonner le type d’agent dont elle a besoin pour se reproduire de façon optimale – en maintenant l’ordre et l’obéissance de la multitude.

Il fut un temps où la fabrique de l’ordre social exigeait la production d’un nombre considérable d’esclaves. Aujourd’hui nous produisons des salariés autodisciplinés auxquels on reconnaît des libertés formelles (droit à ceci, à cela) à condition qu’ils ne s’avisent pas de les tenir pour des droits réels. Pour obtenir ce résultat, il faut produire en même temps que des biens de consommation matériels, des biens de consommation symboliques, dont l’ingestion, jour après jour, depuis l’enfance, fait intérioriser au plus profond des personnalités les dispositions subjectives les plus compatibles avec l’ordre objectif établi à l’extérieur. (Les enfants de familles patriciennes de Rome n’avaient pas d’ENA ni d’IEP pour se former, mais ils allaient faire un séjour d’études à Athènes, comme nos élites dirigeantes vont se faire « graduer » à Harvard ou à la London School of Economics. Les mœurs évoluent, les nécessités structurelles persistent).

Les sociétés capitalistes d’aujourd’hui, comme celles d’hier, ne pourraient pas fonctionner sans le concours actif, zélé et indispensable d’une armée de salariés de condition intermédiaire dont le travail, par délégation patronale, est essentiellement d’« encadrer » (donc aussi d’exploiter) les autres travailleurs. D’où l’existence, en nombre croissant, d’une multitude de positions et de spécialités dont l’ensemble a fini par former une « petite bourgeoisie », plus riche en capital culturel (diplômes principalement) qu’en capital économique, qui est vouée indissociablement à contester le pouvoir de la grande et à lui faire étroitement allégeance.

Le petit-bourgeois, prétendant dépourvu des moyens de ses prétentions, est constitutivement condamné à être écartelé en permanence entre son désir de bourgeoisie, son horreur de l’embourgeoisement et sa crainte de la prolétarisation. Mais quand il faut choisir et trancher, son ambivalence sociologique cesse et il tombe politiquement à droite, pour survivre. La social-démocratie européenne est de nos jours la forme politique institutionnalisée de cet exercice de translation dextrogyre cher à ceux qui ont juste suffisamment gagné pour ne plus désirer qu’une chose : gagner davantage.

Mais le portrait du petit-bourgeois serait incomplet si on gommait si peu que ce soit son autre trait caractéristique, qui est d’être bifront et capable du meilleur comme du pire selon qu’il obéit à sa postulation nombriliste-hédoniste ou à son élan altruiste-solidariste. Lequel l’emportera ? À chacun de parier…

Alain Accardo

Du même auteur, sur les mêmes thèmes, lire notamment Pour une socioanalyse du journalisme (Agone, 2017) et De notre servitude involontaire (Agone, 2013)