Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XXIX) Nos colonies nous rapportent-elles quelque chose ?

Il y a bien longtemps que la question coloniale clive la gauche. Voilà plus d’un demi-siècle, Orwell constatait que, en fin de compte, alors qu’il fallait affirmer notre devoir est de libérer les peuples assujettis, l’inquiétude que la décolonisation fasse perdre un certain confort aux populations blanches qui en profitent tendait à perpétuer l’impérialisme.

J’ai devant moi un exemplaire du Socialist Commentary, l’organe du Socialist Vanguard Group [1], et un autre du Bulletin, l’organe du Council on Jewish-Arab Co-operation [2].

Au premier, j’emprunte les phrases suivantes : « Le bilan économique entre la Grande-Bretagne et l’Inde ne vient pas vraiment consolider l’hypothèse selon laquelle la Grande-Bretagne exploite l’Inde. […] Une approche uniquement “morale” [des problèmes coloniaux] reste insuffisante tant que de nombreuses personnes sont incitées à croire que l’économie britannique est en grande partie “dépendante” de ses possessions en Inde et dans d’autres colonies. »

Au second, j’emprunte ce qui suit : « Les gouvernements britanniques qui se sont engagés à maintenir l’Empire ont montré et montrent encore qu’il n’y a eu aucune déviation de la politique étrangère, quelle que soit la dénomination politique. […] Le niveau de vie britannique dépend de l’Empire et l’Empire se doit de conserver des installations militaires permanentes en Extrême-Orient. »

Ici, donc, nous avons un écrivain, dans un journal de gauche, déclarant catégoriquement que le niveau de vie britannique dépend réellement de l’exploitation coloniale, et un autre écrivain, dans un autre journal de gauche, affirmant de manière tout aussi définitive qu’il n’y a pas de dépendance. Pour l’instant, je ne m’intéresse pas à savoir lequel des deux a raison, mais j’aimerais analyser pourquoi ils diffèrent de cette façon. Il n’est sans doute pas important que l’un des journaux soit britannique et l’autre américain, puisque celui qui écrit dans le journal britannique est justement un Américain. Il faut remarquer que la question de savoir si nous exploitons l’Inde et celle de savoir si notre prospérité dépend de l’Inde sont différentes. Il se peut fort bien que nous exploitions l’Inde, mais pour le bénéfice d’une petite minorité, sans grands bénéfices pour la nation dans son ensemble. Et, de ces deux questions, la seconde est la plus immédiatement importante.

S’il est réellement vrai que notre confort relatif est simplement un produit de l’impérialisme, que des choses telles que le projet Beveridge [3], des pensions de retraite plus élevées, l’augmentation de l’âge de fin de la scolarité, l’aménagement des quartiers insalubres, une meilleure sécurité sociale et ainsi de suite sont des luxes que nous ne pouvons nous permettre qui si nous avons des millions d’esclaves orientaux travaillant pour nous – il s’agit certainement d’une considération sérieuse. Car, en tant que socialistes, nous désirons un niveau de vie meilleur pour nos concitoyens et, également, en tant que socialistes, nous voulons que justice soit rendue aux peuples des colonies. Les deux choses sont-elles incompatibles ? Quels que soient le pour et le contre de la question, on pourrait au moins penser qu’on lui trouverait une réponse faisant autorité. Les faits, qui sont principalement des faits statistiques, doivent être vérifiables. Pourtant, il n’existe pas d’accord sur ces chiffres. Les deux affirmations contradictoires reproduites plus haut sont typiques de centaines d’autres que je pourrais tout aussi bien citer.

Je connais des gens qui peuvent me démontrer noir sur blanc que nous irions tout aussi bien, peut-être même mieux, si nous perdions nos possessions coloniales ; et j’en connais d’autres qui sont capables de démontrer que, si nous n’avions pas de colonies à exploiter, notre niveau de vie chuterait de manière catastrophique. Et étrangement cette différence d’opinion découpe les partis politiques en deux. Ainsi, tous les conservateurs sont des impérialistes mais, alors que certains conservateurs affirment que sans notre empire nous serions ruinés économiquement ainsi que militairement, d’autres affirment que l’Empire ne nous rapporte rien et que nous ne le maintenons que pour des raisons d’esprit public.

Des socialistes de l’extrême gauche tels que les membres de l’ILP 4 sont en général persuadés que la Grande-Bretagne serait plongée dans la pauvreté la plus sombre si nous cessions de piller les peuples de couleur, tandis que d’autres, pas vraiment très à droite de ces derniers, déclarent que si les peuples de couleur étaient libérés ils évolueraient plus rapidement et leur pouvoir productif croîtrait, ce qui serait tout à notre avantage. On trouve les mêmes différences d’opinion chez les nationalistes d’Asie. Ceux qui sont les plus violemment antibritanniques déclarent que, lorsque la Grande-Bretagne aura perdu l’Inde, les Britanniques mourront de faim, tandis que d’autres affirment qu’une Inde libre et amicale serait un bien meilleur client pour la production britannique qu’une dépendance hostile et arriérée. Et pourtant, comme je l’ai dit plus haut, cette question n’est certainement pas insoluble. Les chiffres qui pourraient régler ceci une fois pour toutes doivent exister, mais il faudrait savoir où les trouver.

Toutefois, il n’est pas automatiquement nécessaire que l’une ou l’autre de ces opinions soit correcte. La personne qui dit « Oui, la Grande-Bretagne dépend de l’Inde » pense le plus souvent que, si l’Inde était libérée, le commerce entre la Grande-Bretagne et l’Inde cesserait sur-le-champ. La personne qui dit « Non, la Grande-Bretagne ne dépend pas de l’Inde » pense le plus souvent que, si l’Inde était libérée, le commerce de la Grande-Bretagne avec l’Inde continuerait comme auparavant, sans période de bouleversement. Mon propre point de vue a toujours été (a) que pendant une longue période nous avons résolument exploité, c’est-à-dire pillé, nos possessions coloniales, (b) que, jusqu’à un certain point, l’ensemble de la nation britannique en a profité, au sens économique, et (c) que nous ne pouvons pas faire de restitution aux peuples coloniaux sans abaisser notre niveau de vie pendant au moins quelques années. Le point vraiment essentiel, presque jamais mentionné quand ce thème est débattu, est le facteur temps. Il est fort probable qu’il serait à notre avantage de mettre fin à l’impérialisme, mais pas tout de suite. Il pourrait y avoir d’abord une longue et inconfortable période de transition. C’est une idée peu agréable, et je crois bien que c’est parce qu’on l’évite plus ou moins consciemment que presque tous les débats autour de ce thème restent étrangement irréels.

Lors des élections générales, par exemple, il était étonnant de voir à quel point les questions coloniales étaient évitées. Lorsqu’on mentionnait un tant soit peu les affaires étrangères, c’était presque toujours en référence à l’URSS ou aux États-Unis. Je ne crois pas avoir entendu un seul orateur, quel que soit son parti, mentionner l’Inde spontanément. Une ou deux fois, lors de meetings travaillistes, j’ai tenté l’expérience de poser une question sur l’Inde, et j’ai obtenu des réponses qui ressemblaient un peu à ceci : « Le parti travailliste est évidemment tout à fait en accord avec les aspirations du peuple indien pour son indépendance, question suivante, s’il vous plaît. » Et la chose en restait là, sans le moindre frisson d’intérêt de la part de l’auditoire. Le manuel publié pour les orateurs travaillistes comptait deux cents pages, dont une seule, très peu informative, sur l’Inde. Et pourtant l’Inde a une population presque dix fois plus grande que celle de la Grande-Bretagne ! Les sujets qui, selon mon expérience, provoquaient une passion réelle étaient le logement, le plein-emploi et la sécurité sociale. Qui aurait pu deviner, d’après la manière dont ces sujets étaient débattus, qu’ils étaient le moins du monde liés à nos possessions coloniales, qui nous procurent des matières premières et des marchés sûrs ?

À long terme, éviter la vérité finit par coûter cher. Une des choses qui nous coûte de plus en plus cher est notre échec à expliquer à la population britannique que sa prospérité dépend en partie de facteurs extérieurs à la Grande-Bretagne. Les extrémistes de droite comme de gauche ont énormément exagéré les avantages de l’impérialisme, tandis que les optimistes qui se trouvent entre eux donnaient l’impression que le contrôle militaire de nos marchés et de nos sources de matières premières était sans importance. Ils pensent qu’une Inde libérée resterait notre cliente, sans se demander ce qui se passerait si l’Inde passait aux mains d’une puissance étrangère, sombrait dans l’anarchie, développait une économie fermée, ou était dirigée par un gouvernement nationaliste dont la politique serait de boycotter les produits britanniques.

Ce que nous aurions dû dire pendant les vingt dernières années est quelque chose comme : « Notre devoir, en tant que socialistes, est de libérer les peuples assujettis, et à long terme ceci sera à notre avantage. Mais seulement à long terme. À court terme nous allons devoir tenir compte de l’hostilité de ces peuples, du chaos dans lequel ils vont sans doute sombrer, et de leur terrible pauvreté, laquelle va nous obliger à leur donner des produits de diverses sortes afin de les remettre en selle. Si nous avons beaucoup de chance, notre niveau de vie ne souffrira pas de la libération des colonies, mais il est bien plus probable que nous en souffrirons pendant des années, voire des décennies. Il faut choisir entre la libération de l’Inde et un peu de sucre supplémentaire. Que préférez-vous ? »

Que dirait la femme ordinaire qui fait la queue chez le poissonnier si on lui parlait de la sorte ? Je n’en suis pas certain. Mais ce qui importe, c’est que personne ne lui a jamais parlé de cette façon, et si, au moment de la crise, elle se décide pour le sucre supplémentaire – ce qu’elle fera peut-être –, ce sera parce que les questions n’ont pas été débattues complètement auparavant. Au lieu de ça, nous avons les deux affirmations contradictoires que j’ai citées plus haut, toutes deux en fin de compte correctes, et toutes deux, de manières différentes, tendant à perpétuer l’impérialisme.

George Orwell

Texte paru en mars 1946 dans Tribune (trad. fr., Bernard Hoepffner, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, p. 313-319).

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984 (dès à présent disponible en souscription) lire : — Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 »(BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) — Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas »(En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes de la rédaction

4. Fondé en 1893 par le syndicaliste James Keir Hardie, Independent Labour Party compte 50 000 membres en 1895 et participe en 1906, comme affilié, à la création du Labour Party, le parti travailliste. Dans les années 1920, il se montre très critique à l’égard des gouvernements travaillistes, dont il juge la politique beaucoup trop timide – ses effectifs vont vite fondre au profit Labour, du parti communiste ou des groupes trotskistes.

Notes
  • 1.

    Créé en 1931, le Socialist Vanguard Group est initialement la section britannique de l’Internationale Sozialistische Kampfbund, la ligue internationale des disciples du philosophe socialiste allemand Leonard Nelson. Ses membres adhèrent au parti travailliste en 1941 et, après la guerre, Socialist Commentary devient la principale revue intellectuelle de la droite du parti.

  • 2.

    Ce bulletin sioniste de gauche, publié à New York et largement rédigé par le linguiste Zellig Harris et sa femme Bruria, plaidait pour un État bi-national et insistait sur « les possibilités d’une action politique indépendante des ouvriers en tant que classe, sans faire confiance aux décisions de l’une ou l’autre des grandes puissances », comme l’explique Chomsky, qui a reconnu sa dette envers ce groupe et les personnalités qui lui étaient liées (Noam Chomsky, Peace in the Middle East ? Reflections on Justice and Nationhood, Vintage Books, p. 64 et 89 – cité par Robert Barsky, Noam Chomsky, une voix discordante, Odile Jacob, 1998).

  • 3.

    Par son plan de réforme des assurances sociales (1941) et son livre Du travail pour tous dans une société libre (1944), l’économiste William Beveridge fut l’un des inspirateurs de la mise en place d’un État providence par le gouvernement travailliste à partir de 1945.