Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XXIV) Le bon sens libéral en temps de guerre

Au début de la Seconde Guerre mondiale, Orwell évaluait le « point de vue hédoniste », pour conclure que « la plus grande partie de ce qui se passe aujourd’hui n’a aucun sens »…

Mr Joad est un bon libéral [1]. Ce qui revient à dire, à un moment comme celui-ci, qu’il est un anachronisme impuissant. Il représente le point de vue du « bon sens », qui accepte l’hédonisme de l’animal humain et qui, en conséquence, interprète l’histoire contemporaine en termes de motifs qui, pour un très grand nombre d’êtres humains, ont tout simplement cessé de fonctionner.

L’hypothèse qui sous-tend tout ce que pense Mr Joad est que les êtres humains désirent le confort, la sécurité, l’hygiène, des jeux, des promenades à la campagne, une vie sexuelle heureuse, un minimum de liberté – et très peu d’autres choses.

Il est évident que ces choses-là sont aisément à la portée de tous, et il semblerait s’ensuivre qu’au lieu de nous battre les uns contre les autres nous devrions nous mettre d’accord et organiser le monde selon une base plus raisonnable. Mais pourquoi ne le faisons-nous pas ?

Cherchant des raisons autour de lui, Mr Joad se fixe sur cette monstrueuse idole, l’État national, qui a fait son temps, n’est plus d’aucune utilité et massacre des millions d’hommes pour des bêtises telles que des drapeaux et des frontières. Nous devons donc abolir l’État souverain, y substituer une union fédérale – mais cette fois-ci une véritable union, sans armée nationale, sans barrières douanières ou autres choses de ce genre –, et les hommes pourront alors oublier leurs haines imbéciles et leurs fausses loyautés pour vivre heureux à jamais.

Comme presque toutes les autres solutions proposées par des libéraux, c’est simplement une affirmation des objectifs sans aucune indication des moyens. Le problème avec Mr Joad et avec tous ceux qui sont comme lui, c’est qu’ils essayent de s’occuper d’émotions qu’ils n’ont jamais connues et qu’ils ne comprennent donc pas.

Depuis les années 1920, l’atmosphère particulière des pays de langue anglaise a permis à l’intelligentsia de se débarrasser du patriotisme, et à partir de là elle a affirmé que le patriotisme n’existait pas. Entre-temps, toute l’histoire contemporaine la contredit.

En fait, la plupart des hommes accepteront plus volontiers de mourir « pour leur pays » qu’ils ne feront grève pour une augmentation de salaire. N’est-il pas possible, en conséquence, qu’il y ait quelque chose d’erroné dans le point de vue hédoniste de « bon sens » ?

Mr Joad rapporte six entretiens avec six personnes représentatives : un patriote ordinaire honnête, deux patriotes d’un genre plus déplaisant, un pacifiste individualiste, un communiste et un pacifiste religieux. La seule personne qu’il comprenne vraiment sur cette liste est la quatrième, justement celle qui, n’étant pas touchée par le fanatisme, n’a aucune importance.

Ce doit être désolant, en temps de guerre, d’avoir un esprit comme celui de Mr Joad – tellement alerte, raisonnable, scrupuleux et d’humeur égale –, tout en étant incapable de saisir ce qui se passe. Car l’avenir, en tout cas l’avenir immédiat, n’appartient pas aux hommes « raisonnables ». L’avenir appartient aux fanatiques, et ceux qui perdent leur talent à montrer qu’un fanatisme est presque aussi mauvais qu’un autre rendent simplement plus facile le triomphe des pires fanatiques.

George Orwell

Texte paru le 8 juin 1940 dans Time and Tide au titre de recension de Journey Through the War Mind, de C .E. M. Joad (trad. fr., Bernard Hoepffner, Écrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels & la démocratie, Agone, 2009, p. 130-132).

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984(dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 »(BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas »(En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Note de la rédaction

Notes
  • 1.

    Philosophe de tendance rationaliste, membre du prestigieux Birbeck College (Londres), C. E. M. Joad (1891-1951) a notamment animé, sur la BBC, l’émission de radio The Brains Trust (littéralement « Le groupe d’experts »), diffusée à partir de 1941, au cours de laquelle un panel d’« intellectuels » répondait aux questions des auditeurs. En 1943, cette émission était écoutée en moyenne par plus de dix millions d’auditeurs.