Au jour le jour

Infinitif présent (II) Conjugaison des temporalités

Avec ce livre, JMarc Rouillan accomplit sa « conjugaison des temporalités pour obtenir une symbiose entre le quotidien pénitentiaire et le passé qui resurgit en imposant des présences viscérales au milieu de l’absence radicale ». C’est ainsi qu’il emprunte et relie presque tous les thèmes et les genres qu’il a déjà explorés : récits (plus ou moins théâtralisés) de l’univers carcéral, mémoires du militant tissées d’icônes révolutionnaire, souvenirs d’enfance, soliloques et analyses politiques.

C’était une fin d’après-midi d’hiver, dans une librairie près de la place du Martroi. On avait garé la Peugeot dans une rue discrète qui remonte des quais de la Loire. Sous les arcades de la rue Royale, les vitrines illuminent les plages d’or bordant les caniveaux. Joëlle me précède de quelques pas lorsqu’on entre sur la place où Jeanne d’Arc caracole sur son piédestal. La Pucelle est revêtue de son armure de bronze, Joëlle de son éternel imperméable. Sur de grands panneaux, le long du trottoir de la poste centrale, placardées quelques jours plus tôt, des affiches « RECHERCHE » s’alignent. Au-dessous de deux photos : « Nathalie Ménigon, 29 ans, 1 m 70, corpulence mince, cheveux châtains mi-longs ou courts, yeux marron clair, teint clair. Joëlle Aubron, 27 ans, 1 m 68 environ, corpulence mince, yeux couleur vert orangé, cheveux châtains. Attentats terroristes. Une récompense allant jusqu’à un million de francs est proposée à toute personne qui apportera des renseignements permettant l’arrestation des auteurs des attentats. » Sur certaines, les visages sont barbouillés de moustaches en crochet et de cercles noirs imitant des lunettes ; d’autres sont en partie arrachées.

Le dimanche précédent, on se pressait sur un interminable quai du métro parisien. Des insultes vulgaires côtoyaient des encouragements tracés d’une écriture malhabile sur la partie la plus claire de l’affiche. Nat s’arrête pour décrypter le message sous sa photo. « Nathalie, je t’aime. Appelle-moi au… », me lit-elle en riant.

« Note le numéro. C’est peut-être le prince charmant. On ne sait jamais… »

    

À la deuxième librairie, je dégotte enfin ce que je cherche : un « Pompidou », comme on l’appelait à Toulouse, du nom de l’un des auteurs.

Les familles de réfugiés ne s’en séparaient jamais. Le vieil Alberto tirait ses lunettes rondes de la poche intérieure de sa veste usée et saisissait le dictionnaire sur l’étagère au-dessus de l’antique téloche Pathé-Marconi.

« Ma, poutain, coument tou dis ça ? »

Il s’asseyait et reposait le livre sur ses cuisses serrées. Il s’humectait généreusement le bout de l’index entre chacun des gestes théâtraux avec lesquels il le feuilletait.

« “Imprescindible”, tou vois, ils né le tradouisent pas. Imprescindible, c’est imprescindible. Et non pas tout simplament “indispensablé” ! » Il soulevait son béret en se grattant le crâne. « Quand yé té dis “imprescindible”, tou mé coumprends ? Si o no ?

— Bien sûr !

— Toi, tou es bien francès ? »

Je lui répondais par l’affirmative en haussant les épaules d’impuissance.

« Alors porqué tou ne dis pas comé “imprescindible” se dit en francès ! »

Dans le bureau de la ferme de Vitry-aux-Loges, je traduis des heures durant les textes en castillan de groupes révolutionnaires : d’interminables revendications d’action et des analyses de la conjoncture internationale. Comme les textes traduits de l’italien ou de l’anglais, ce travail alimente la communication clandestine des diverses organisations. Lorsqu’on se rencontre, on se refile des paquets de documents.

Je les tape sur de vieilles machines à écrire achetées d’occasion. Par prudence, tous les trimestres, on les détruisait avant de se débarrasser de leurs carcasses démantibulées dans une décharge.

Nat bosse à sa table de travail sur la mezzanine. Chaque mois, elle épluche des dizaines de revues militaires et financières, découpant des articles, vérifiant dans des dossiers déjà constitués et sur les bottins administratifs.

Quand elle vit avec nous, Joëlle travaille dans la pièce indépendante. Elle traduit les textes anglais et tape le tout sur des pages de papier pelure. Dans sa ferme, à quelques kilomètres de Loches, Antoine traduit les textes allemands.

   

« En plus du dictionnaire et du pull, qu’est-ce que tu as gardé de cette époque ? »

Sa voix est amusée.

« Un polaroïd de Nat.

— De la ferme ?

— Non, du quai des Orfèvres, juste avant de quitter la Crim. Un inspecteur me l’a glissée dans la poche. Se doutant du sort qui m’était promis, il m’avait dit à l’oreille : “Je t’ai fait une photo de Nathalie.” »

C’était une autre époque. D’ailleurs, il m’avait annoncé quelques heures plus tôt sa mutation en province. Il n’était pas en accord avec les transformations en cours. « Je ne corresponds plus à l’esprit maison. »

Les flics de la Crim disaient « Nathalie ». Sans haine, ils nous appelaient par nos prénoms. Il est vrai qu’ils nous connaissaient depuis si longtemps. Rien à voir avec les flics de l’antiterrorisme qui jouent les matamores de série télé.

Arrivé à Fresnes, j’avais encore la photo sur moi quand ils ont débloqué les menottes dans mon dos.

« Videz vos poches. »

Les polaroïds étaient interdits. Avant que je puisse la regarder, elle atterrit dans la petite valise de carton mâché étiquetée à mon nom et au nouveau numéro d’écrou. Huit ans se sont écoulés avant que je puisse la regarder enfin, en débarquant à Lannemezan. Depuis, je l’ai conservée malgré les baluchonnages*.

Nat est assise dans un bureau de la Crim. Elle porte des menottes et la veste qu’on avait achetée à Orléans sous les arcades de la rue Royale.

Plus bas dans la même galerie, Joëlle avait acheté un tailleur strict, de style et de couleur militaires. Jusque-là on s’habillait dans les boutiques de démarque ou avec des fringues récupérées d’une façon ou d’une autre – comme dans les valises trouvées au fond du coffre d’une voiture volée pour une action.

On est tombés une fois sur des cannes à pêche. « Saisies par la révolution ! », s’empressa de décréter Nathalie. Certaines après-midi, elle allait pêcher dans l’étang derrière la maison, rapportant parfois une musette de carpes et de gardons. La chatte qu’elle avait recueillie avec ses deux petits patientait près d’elle en attendant son dû, des poissons-chats noirs et visqueux.

       

Minuit. J’ai dormi deux heures d’un sommeil lourd et sans rêve. Je me lève. Deux pas vers le frigo sous la télé, je sors la bouteille de Vichy et m’en sers un grand verre que j’ingurgite d’un trait.

Avant d’entrer en prison, je ne buvais jamais d’eau minérale, ou très rarement. Jusque-là, ces bouteilles étaient liées à la maladie d’un proche ou à la naissance d’un bébé. Je me souviens de l’apparition de l’eau d’Évian au chevet d’un moribond dans la chambre misérable d’une ferme gasconne, la commode couverte de médicaments (des « poutingues » comme on disait), boîtes et fioles annonciatrices de la mort prochaine.

L’été en Catalogne, vu l’état déplorable de l’eau potable, on buvait parfois de la gaseosa, une sorte de limonade, moins sucrée que celle de chez nous.

Je me suis réveillé en pensant à la prison. À peine dressé, les pieds nus sur le carrelage froid, je me suis ébroué. Mais le cauchemar continue de m’envelopper.

Je me suis réveillé dans la fausse nuit carcérale avec l’idée que je devais me débarrasser des trois reliques : le pull, le dictionnaire et la photo.

Le matin, je me réveille fidèle à ma promesse nocturne. Demain, sinon la semaine prochaine au plus tard, je m’en débarrasserai. Promis juré. Fidèle à ma vie au présent de l’infinitif (« sans indication de personne », définit le Petit Robert).

Je glisse la photo dans l’énorme livre à couverture jaune. Puis j’extrais le pull du placard. Mais je revois aussitôt la tête de Wolfgang. Alors je jette son pull dans un coin de la cellule et pose mon sac de linge sale dessus.

Wolfgang est en sueur, son visage auréolé d’une luminosité blonde de fin d’après-midi d’été. Dans un pré, on a disputé un match de foot, RAF* contre AD. On a beaucoup ri et trop couru. On tombe d’épuisement, les bras en croix, sur l’herbe tiède et odorante. Un désordre gueulard a entraîné la fin prématurée de la partie. Il n’y aura pas de seconde mi-temps. Wolfgang nous a claqué une rafale de buts. Il est vrai qu’on s’est mal défendus. Sur notre aile gauche, Joëlle, emmaillotée dans un short trop grand, a galopé derrière un ballon insaisissable. Les autres n’ont pas été meilleurs. Sauf Antoine qui, hors de lui, nous criait dessus en allemand. En réponse, j’ai hurlé à tue-tête : « Restez groupir, groupir… » Cette évocation de la Septième Compagnie n’a évidemment été saisie que par les autochtones, qui ont encaissé un nouveau but en rigolant.

Étendu sur l’herbe, je grignote des pétales de trèfle. La camarade allemande allongée à mes côtés tire une première conclusion : « Si on considère les récompenses des affiches de recherche, il y a autant de fric sur cette pelouse que dans une honnête équipe de professionnels.

— Certainement, mais c’est pas une raison pour jouer comme des brêles.

— C’est quoi, des “brêles” ? »

   

[… Vingt-cinq ans après, au téléphone, sa voix n’a pas changé. Je demande :…]

« Tu te souviens de la bande des bosses à la tête ?

— Oh oui, oui. Enfin, rappelle-moi l’histoire plus précisément… »

Déformée par la douleur, sa voix est presque inaudible.

« C’était à peu près à la même époque…

— Laquelle ?

— L’été 1980. Avant l’amnistie. »

Les roues crissent sur le pavé. On quitte la rue du Docteur-Finlay. Au carrefour, le feu est passé au vert avant que Nat n’ait à freiner. Elle donne alors toute la puissance du moteur. Les gens se retournent à notre passage sur la chaussée des quais. Au loin, la deuxième voiture chargée de camarades file en direction de Javel. Une tache brune à peine visible sur l’horizon de goudron.

La mitraillette en mains, je guette le croisement qu’on vient de quitter. L’arme dégage un parfum de poudre cramée. Mon instinct me dit que les véhicules de police ne sont pas loin. Sur leurs fréquences radio, ils ont indiqué notre direction de fuite. « Ouest de Paris par les quais… TNZ1 à toutes les patrouilles, en chasse derrière une Renault 14 bleue, trois individus à bord, dont deux femmes… une brune cheveux courts, une blonde cheveux longs… Attention, ces individus sont extrêmement dangereux et fortement armés… TNZ1 plan Barri sur l’ensemble de la capitale et les Hauts-de-Seine, TNZ1… 14 heures 12… »

Depuis les premiers coups de feu, on a baissé les vitres à l’avant et à l’arrière. Une consigne devenue un réflexe en cas d’affrontement armé. L’air s’engouffre furieusement dans l’habitacle. On ne parle pas, on hurle. Pour me faire entendre, je me penche en avant, entre leurs deux têtes. La chevelure de Belette me fouette le visage.

« Ne les perds pas, ne les perds pas ! »

Je tends le bras vers le bout du quai.

« T’inquiète, t’inquiète… »

On répète les messages comme des marins par gros temps. Nat est calme. Elle accélère, pied au plancher. Je retourne à mon poste de vigie, le canon du PM* sur le dossier de la banquette arrière.

Je jette un coup d’œil au compteur kilométrique par-dessus l’épaule de la conductrice. L’aiguille est bloquée tout en bas à droite. J’estime la vitesse à 140 km/heure, voire plus. Le trottoir défile telle une bande continue.

Juste avant d’arriver à hauteur de l’hôtel Nikko, la Renault décolle sur un dos d’âne. L’impression de voler m’emplit tout entier, pris par un sentiment d’éternité : le désir de ne jamais retrouver le tarmac qu’on vient de quitter. D’ailleurs, on ne voit plus la Seine mais seulement les façades des grands immeubles qui la bordent. Le vol plané se prolonge. Un silence surnaturel s’est installé dans l’habitacle. Même le moteur s’est tu. Et la tornade a cessé.

Nat caresse délicatement le volant devenu superflu.

Un terrible fracas ponctue notre retour sur le plancher des vaches. Pareille à un lourd insecte qui tente de reprendre son envol, la Renault rebondit en trois nouvelles tentatives. À chaque soubresaut, nos têtes frappent violemment contre le toit à peine protégé d’un tissu en plastique. Je tente de me protéger la tête. Mais c’est trop tard. Notre vaisseau s’est stabilisé. Et comme il a perdu de la vitesse, on roule à l’allure d’un départ en week-end. Nat se laisser bercer l’espace d’un instant puis accélère vers la voiture des camarades, garée en travers, au milieu de la montée qui rejoint le pont. Le visage de Pascal en dit long sur le spectacle auquel il vient d’assister : les yeux ronds et la bouche entrouverte, il suit notre approche, le canon de la Sten à la portière.

On traverse la Seine pour s’enfoncer dans le quartier du Ranelagh. En attendant qu’un feu passe au vert, on accoste nos camarades. Je me penche vers eux : « Notre caisse est grillée. Ils ont balancé le numéro à la radio. On passe devant. »

Les cinq acquiescent d’un signe de tête, comme des chiens mécaniques sur les plages arrière des voitures des pauvres gens.

La dégaine de l’un d’eux me provoque un fou rire. Enfoncé dans la banquette jusqu’aux oreilles, sa perruque courte et bouclée de traviole, on dirait une drag-queen rescapée d’une sévère beuverie.

Je préviens mes deux camarades du spectacle. Au feu suivant, lorsqu’ils se garent à nouveau à nos côtés, elles explosent de rire.

(Un quart de siècle plus tard, je ris encore à l’évocation de cette scène. D’autant plus qu’aujourd’hui, après avoir été journaliste, il a été éditeur puis membre d’un fameux club citoyen « de gauche » !…)

On abandonne la Renault dans la cité entre le boulevard de Clichy et la piscine de la Joncquière. En nous dépassant pour filer vers le haut de Montmartre et la rue Lepic, les camarades nous lancent des saluts fraternels.

Je démonte la titine, enfourne les pièces dans le sac et, en file indienne, on remonte sur un trottoir le long de la petite ceinture. Dans la cité blanche, de l’autre côté des voies, la mère de Nat a été concierge. Elle nous désigne les fenêtres de son ancien appartement. Joëlle aussi a vécu à quelques rues de là. Originaires du même quartier, les Épinettes, elles en connaissent chaque coin de rue, chaque passage discret.

On entre dans les jardins du square Navier. Cette promenade paisible élimine l’overdose d’adrénaline qui nous coulait dans le sang. Nos tempes vibrent de moins en moins au tam-tam d’hémoglobine. On ralentit pour mieux profiter de la soudaine quiétude. Maintenant on se fout pas mal du plan Barri et des patrouilles lancées à la poursuite d’une brune, d’une blonde et de leur compagnon. On n’est plus concernés. Plus du tout. Le but de notre promenade est le rendez-vous de sécurité, dans une heure, en haut de la rue Saint-Vincent, près du cabaret du Lapin agile. On a tout notre temps. On fera une halte au bar-tabac de la rue Caulaincourt. Puis on prendra par l’escalier et on s’installera tout au fond, à la table près du billard. Enfin on commandera des gin-tonics pour apaiser nos gorges sèches.

      

« Ah… la cérémonie du gin-tonic, chuchote Joëlle. Ça me rappelle un jour à Bruxelles, en terrasse, au bord d’un lac en l’hiver. Il y avait de la glace… Dis-moi, c’était où ?

— Attends, attends. Je revois l’endroit. Mais son nom ne me revient pas. Je crois que c’était près du lac d’Ixelles, un vieux bar chic, un lieu de rendez-vous pour retraités. Et je revois les canards qui patinaient maladroitement sur l’eau gelée…

— Qu’est-ce qu’on faisait là ? J’imagine qu’on si on était venu boire des gin-tonics, c’est qu’on venait de frapper.

— Certainement. Le sucre et l’alcool entraînent une chute du taux d’adrénaline… »

Elle rigole : « La bonne excuse !… Continue.

— Je crois qu’on venait de taper un siège de banque entre l’ambassade américaine et le bâtiment du contre-espionnage. On avait filé par l’avenue qui conduit à la gare du Luxembourg. Puis on avait changé de voiture près de la chaussée de Wavre, enfin par là, ou plus près du parc Léopold.

— Les noms me disent quelque chose… Attends. Attends… C’est Félix qui conduisait ?

— Je ne crois pas. »

Le nom du camarade est sur le bord des lèvres mais je me tais.

« Qu’importe ! Je ne revois que l’ambiance thé dansant de ce bar au bord d’un lac. La soudaine tranquillité. Le temps qui semblait s’être arrêté. Nos rires. On y est restés longtemps ?

— Oui. Au moins une heure. Les barrages de police ne semblaient pas décidés à se lever. On pensait qu’ils savaient que c’était nous.

— Ah bon… Et le jour de la fusillade en juin à Paris, tu es sûr qu’on a bu un gin-tonic à Caulaincourt ?

— Non, pas tout à fait. Je ne revois qu’une scène, après qu’on a laissé la Rabbi Jacob. Quand on traversait le square Junot pour rejoindre l’allée des Brouillards. »

   

Devant nous, dans l’allée, Nat se frotte le sommet du crâne.

« Ouh là ! j’ai une belle bosse », dit-elle en se retournant.

Joëlle vérifie à son tour : « Moi aussi… deux, oh ! comme des cornes de veau.

— De génisse ! », précise Nat.

De ma main libre, j’ausculte le sommet de mon crâne. Mes deux compagnes attendent ma réponse avec des regards espiègles. À ma grimace, elles comprennent.

Nat imite la voix grésillante de la fréquence policière : « TNZ1, TNZ1 à tous les véhicules, mettre sous surveillance trois individus portant des bosses sur le crâne… Je répète mettre sous surveillance la bande des bosses à la tête. »

Je la pousse dans le dos : « Allez, avance, haridelle ! »

Jann Marc Rouillan

Extrait d'Infinitif présent, vient de paraître (Agone, mai 2020).