Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XXII) La responsabilité de la presse dans la guerre

Trois ans avant d'avoir évoqué le peu d'inconvénients vis-à-vis des avantages de la nationalisation de la presse, Orwell analysait le fonctionnement et la fonction d'une presse qui sont encore d'une curieuse actualité…

Parfois, sur le dessus d’une armoire ou au fond d’un tiroir, vous tombez sur un vieux journal et, une fois surmonté votre étonnement devant sa taille phénoménale, vous ne pouvez que rester stupéfait de sa bêtise presque incroyable. Je viens juste de mettre la main sur le Daily Mirror du 21 janvier 1936. Peut-être ne faut-il pas tirer trop de conclusions de ce seul exemplaire parce que le Daily Mirror était à l’époque notre deuxième quotidien le plus stupide (juste après Sketch, bien entendu, qui occupe toujours la première place [1]) et parce que ce numéro est justement celui qui contient l’annonce de la mort de George V. Il n’est, par conséquent, pas tout à fait typique. Il vaut néanmoins la peine de l’analyser comme un exemple extrême du genre de nourriture dont on nous a gavés dans l’entre-deux-guerres.

Si vous voulez savoir pourquoi votre maison a été bombardée, pourquoi votre fils est en Italie, pourquoi votre impôt sur le revenu est de dix shillings par livre et pourquoi vous aurez bientôt besoin d’un microscope pour voir votre ration de beurre, vous avez sous les yeux une partie de la réponse.

Le journal compte vingt-huit pages dont dix-sept sont entièrement consacrées au défunt roi et à la famille royale. On y trouve une biographie du roi, des articles sur ses activités d’homme d’État, de père de famille, de soldat, de marin, de chasseur de gros et petit gibier, d’automobiliste, d’homme de radio et j’en passe, le tout accompagné, bien entendu, d’innombrables photos. Si l’on met à part une publicité et une ou deux lettres, on pourrait conclure de ces dix-sept premières pages qu’aucun autre sujet n’est susceptible d’intéresser les lecteurs du Daily Mirror.

Les premiers sujets sans rapport avec la royauté font leur apparition en page 18 : inutile de dire qu’il s’agit des bandes dessinées. Les pages 18 à 23 sont entièrement consacrées aux guides de spectacles et de loisirs, aux articles humoristiques, etc. À la page 24, quelques informations commencent à filtrer et l’on trouve des articles sur une affaire de grand banditisme, sur un concours de patinage et sur les funérailles prochaines de Rudyard Kipling. Il y a aussi des précisions sur un serpent du zoo qui refuse sa nourriture. Puis, page 26, vient la seule référence de ce numéro du Daily Mirror au monde réel, avec ce gros titre :

« Le Duce promet : fin des bombardements sur la Croix-Rouge »

Sous ce titre et sur une demi-colonne environ, on nous explique que le Duce « déplore » les attaques contre la Croix-Rouge : elles n’ont pas été commises « délibérément ». L’article ajoute que la Société des Nations a rejeté l’appel à l’aide de l’Éthiopie et refusé d’enquêter sur les atrocités dont sont accusés les Italiens.

Revenant ensuite à ses sujets favoris, le Daily Mirror égrène toute une série de meurtres, de morts accidentelles et évoque le mariage secret du comte Russell. En dernière page du journal, on peut lire, en lettres énormes, « Longue vie au roi Edward VIII ». Suivent une courte biographie et une photographie particulièrement avantageuse de celui que le parti conservateur licenciera un an plus tard comme un vulgaire domestique [2].

Parmi les sujets que ce numéro du Daily Mirror n’évoque pas, il y a les chômeurs (deux ou trois millions à l’époque), Hitler, la guerre en Éthiopie, la situation politique agitée en France et les conflits manifestement sur le point d’exploser en Espagne. Il s’agit là d’un exemple extrême, mais la quasi-totalité des journaux de l’époque ressemblaient plus ou moins à cela. Aucune information véritable sur les affaires du jour n’était autorisée à paraître tant qu’on pouvait l’éviter. Le monde – comme on l’enseignait aux lecteurs de la presse à sensations – était un endroit tranquille, dominé par la royauté, le crime, les soins de beauté, le sport, la pornographie et les animaux. Si on se livre aux comparaisons nécessaires, nul ne peut douter que nos journaux soient aujourd’hui bien plus intelligents qu’ils ne l’étaient il y a cinq ans. Pour une part, c’est parce qu’ils sont beaucoup moins épais.

Ils n’ont que quatre pages à remplir, ou à peine plus, et la masse des nouvelles sur la guerre a nécessairement chassé les inepties. Mais il y a aussi une volonté bien plus grande qu’autrefois de s’exprimer de manière responsable, de soulever les questions qui dérangent, et de mettre les informations importantes à la une. C’est un effet de l’accroissement du pouvoir des journalistes face aux annonceurs.

L’insupportable sottise des journaux anglais depuis 1900 environ a eu deux causes principales. L’une est que presque toute la presse est aux mains d’une poignée de gros capitalistes qui ont intérêt au maintien du capitalisme et qui tentent donc d’empêcher les gens d’apprendre à penser. L’autre est qu’en temps de paix les journaux vivent essentiellement des publicités pour les produits de consommation, pour les sociétés de construction immobilière, pour les cosmétiques, etc. ; ils ont donc tout intérêt à maintenir un état d’esprit « le soleil brille » qui incitera les gens à dépenser leur argent. L’optimisme est excellent pour le commerce, et davantage de commerce signifie davantage de publicités. Il faut donc éviter que les gens sachent la vérité sur la situation économique et politique, et détourner leur attention sur les pandas géants, les traversées de la Manche à la nage, les mariages royaux et autres sujets lénifiants.

La première de ces causes opère toujours, mais la seconde a quasiment disparu. Il est aujourd’hui si facile de rentabiliser un journal et le commerce intérieur a tellement diminué que les annonceurs ont temporairement perdu leur influence. Dans le même temps, la censure et l’ingérence gouvernementale se sont certes accrues, mais elles sont loin d’être aussi paralysantes, loin de conduire à cette bêtise absolue. Mieux vaut être contrôlé par les bureaucrates que par les escrocs ordinaires. Pour preuve, il suffit de comparer l’Evening Standard, le Daily Mirror, ou même le Daily Mail d’aujourd’hui avec ce qu’ils étaient autrefois.

George Orwell

Extraits dix-neuvième chronique« À ma guise »,parues dans Tribune le 7 avril 1944 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 127-130).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire :Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis » (BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019)Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes de la rédaction

Notes
  • 1.

    Fondé en 1903 et propriété de lord Rothermere, le Daily Mirror fut, dans l’Angleterre des années 1930, le seul quotidien, avec le Daily Sketch, de format tabloïd, et, comme ce dernier, grossier, populiste et réactionnaire. Progressivement, il adopta à la fois une approche encore plus sensationnaliste de l’information et une position politique populiste de centre gauche, ce qui fit exploser son tirage. En 1944, il talonnait le Daily Express, et sa position pro-travailliste dans la campagne des élections générales de 1945 a été souvent considérée comme une des raisons de l’écrasante victoire des travaillistes.

  • 2.

    À la mort du roi George V, en janvier 1936, son fils aîné monta sur le trône sous le nom d’Edward VIII. Il avait une liaison avec une femme mariée américaine, Wallis Simpson, qui divorça en octobre de la même année dans le but d’épouser le roi. Ni l’Église d’Angleterre ni l’establishment politique n’étaient prêts à accepter ce mariage. La presse britannique savait parfaitement ce qui se passait, mais elle n’en dit pas un mot avant que l’abdication d’Edward ne fût pratiquement signée.