Au jour le jour

Le renouveau de la révolte noire américaine (I)

Le soulèvement populaire noir qui embrase les États-Unis à la suite du meurtre de George Floyd par la police s’inscrit dans une longue série, dont le dernier acte a pris le nom de « Black Lives Matter ». Une histoire que retrace la militante antiraciste, féministe et anticapitaliste américaine Keeanga-Yamahtta Taylor.

« Je ne suis pas triste que les noirs américains se révoltent ; c’était non seulement inévitable mais éminemment désirable, écrit Martin Luther King quelques semaines avant son assassinat en avril 1968. Sans cette belle effervescence, les faux-fuyants et les atermoiements du passé auraient continué indéfiniment. Les noirs ont claqué la porte sur un passé de passivité accablante. Ils n’ont rarement, au cours de leur longue histoire sur le sol des États-Unis, lutté pour leur liberté avec autant de créativité et de courage. Nous vivons de belles années d’émergence ; elles sont douloureuses mais inévitables. […] Dans ces circonstances éprouvantes, la révolution noire est bien plus qu’une lutte pour les droits des noirs. Elle oblige les États-Unis à affronter ses travers inextricables : racisme, pauvreté, militarisme et matérialisme. Elle fait apparaître au grand jour ces maux profondément enracinés dans toute la structure sociale. Elle révèle des travers non pas superficiels, mais systémiques, et montre que le véritable enjeu que nous devons affronter est la reconstruction radicale de la société. […] Les dissidents d’aujourd’hui disent à la majorité complaisante que continuer à éluder ses responsabilités sociales dans un monde instable, c’est s’exposer au désastre et à la mort. L’Amérique n’a pas encore changé parce qu’un grand nombre de gens pensent qu’elle n’a pas à changer, mais c’est là l’illusion des damnés. L’Amérique doit changer parce que vingt-trois millions de citoyens noirs ne peuvent plus se complaire passivement dans un passé misérable. Ils ont quitté la vallée du désespoir ; la lutte leur a donné du courage. Avec leurs alliés blancs, ils secoueront les murs des prisons jusqu’à ce qu’ils tombent. L’Amérique doit changer [1]. »

Dans ce qu’on considère comme une « société d’abondance », le chômage, le travail précaire, le mal-logement et les violences policières maintiennent la grande majorité des Afro-Américains dans ce que Malcolm X a un jour qualifié de « cauchemar américain ». De fait, au cours des années 1960, le fardeau continuel de leurs conditions d’existence allait pousser plus d’un demi-million d’Afro-Américains – presque aussi nombreux que les soldats envoyés au Vietnam – à se soulever au « pays de la liberté ».

Il est rarement utile de comparer les époques ; il est encore plus inutile de contempler le passé pour se dire que rien n’a changé. Mais les paroles de Martin Luther King tracent des continuités douloureuses entre présent et passé et rappellent que dans certains cas, le passé n’est pas encore derrière nous. Pendant dix mois, entre l’été et l’automne 2014 et entre l’hiver et le printemps 2015, les États-Unis ont été secoués par de grandes vagues de manifestations menées par des Afro-Américains en réponse au meurtre par la police d’un jeune noir, Michael Brown. Dans la canicule du mois d’août, les habitants de Ferguson (Missouri) se sont révoltés, révélant au monde la violence raciste de la police aux États-Unis. Huit mois plus tard, à une soixantaine de kilomètres de la capitale, la ville de Baltimore explosait de rage suite au meurtre par la police du jeune Freddie Gray.

La description de Martin Luther King pourrait facilement s’appliquer à l’apparition de ce mouvement contestataire. Ce qui a commencé comme une lutte locale portée par de simples habitantes et habitants noirs de Ferguson qui, pendant plus de cent jours, ont « claqué la porte sur une passivité accablante » en demandant justice pour Brown, est devenu un mouvement national contre les violences policières et les meurtres quotidiens d’Afro-Américains non armés.

On peut affirmer sans exagérer qu’un véritable permis de tuer a été délivré aux hommes et aux femmes en bleu qui patrouillent dans les rues des États-Unis – et qu’ils n’hésitent pas à en faire usage. Le plus souvent, les violences policières, y compris le meurtre ou la tentative de meurtre, visent des Afro-Américains. Prenons l’exemple de Philadelphie, qui abrite l’un des services de police les plus violents du pays. Après avoir enquêté sur son fonctionnement de 2007 à 2013, le département de la Justice concluait que 80 % des individus tués par balle par la police de Philadelphie étaient des Afro-Américains, qui représentent pourtant moins de la moitié de la population de la ville. Surtout, bien que la police transgresse la déontologie et ses propres règlements en tirant sur des individus non armés, les policiers ne sont quasiment jamais sanctionnés – et encore plus rarement inculpés, emprisonnés ou condamnés. À Philadelphie, sur 382 tirs par balles de la police, on a considéré que seuls 88 officiers avaient violé la réglementation. Dans 73 % de ces cas, ils n’ont été ni suspendus ni révoqués [2].

Il devrait aller de soi que, s’agissant de la justice pénale états-unienne, les meurtres et les violences perpétrés par la police ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Peut-on s’étonner qu’un nouveau mouvement ait pris pour slogan l’expression « Black lives matter » quand il est si clair que, pour la police, les vies des noirs n’ont aucune importance ?

Mais pour comprendre le contrôle policier intensif qui vise la population noire, il faut le replacer dans le contexte plus large et plus ancien de la « guerre contre la drogue » et des effets de l’incarcération de masse. Les États-Unis représentent actuellement 5 % de la population mondiale, mais 25 % de la population carcérale mondiale. Plus d’un million d’Afro-Américains sont en prison, et leur taux d’incarcération est six fois plus élevé que celui des blancs. La surincarcération systématique des personnes noires, et des hommes noirs en particulier, a créé un amalgame entre race, risque et délinquance qui sert à légitimer la surveillance policière des communautés noires – et ses conséquences. Or, comme l’a montré Michelle Alexander, l’emprisonnement des hommes noirs débouche sur leur stigmatisation sociale et leur marginalisation économique, ne laissant guère d’autre choix à la majorité d’entre eux que de s’adonner à la délinquance pour survivre [3]. Sachant que les probabilités d’embauche d’un homme blanc avec un casier judiciaire sont égales à celles d’un noir sans casier, quelles perspectives d’emploi légal s’offrent aux hommes noirs après une détention provisoire ou une peine de prison ferme ? L’ensemble du système de justice pénale s’exerce aux dépens des communautés afro-américaines – et de la société tout entière.

Cette crise dépasse le problème des taux élevés d’incarcération ; car ce qui permet à la police de tuer des personnes noires sans risquer d’être punie, c’est la perpétuation de stéréotypes profondément ancrés, comme l’idée que les Afro-Américains seraient particulièrement dangereux, insensibles à la douleur et à la souffrance, irresponsables et insouciants, dépourvus d’empathie, de solidarité et d’humanité. Quand Darren Wilson, le policier de Ferguson, raconte au grand jury sa rencontre avec Mike Brown, il semble décrire une altercation avec un monstre et non avec un jeune de 18 ans. Wilson et Brown étaient de même taille ; pourtant, le policier prétend avoir été secoué comme une poupée de chiffon ; à l’écouter, un coup de poing au visage de la part de Brown lui aurait été fatal. Wilson décrit ensuite Brown comme un « démon » qui pousse des « grognements » avant de s’en prendre sans raison à un policier qui lui a déjà tiré dessus une fois et est obligé de recommencer [4]. Wilson attribue une force surnaturelle à Brown, qui aurait couru à travers une pluie de balles, ne laissant d’autre choix au policier que de continuer à tirer [5]. C’est une histoire invraisemblable qui repose entièrement sur la négation de l’humanité de Brown.

Aujourd’hui, on présente souvent les États-Unis comme une société devenue « indifférente à la race [colorblind] » ou « post-raciale », dans laquelle la race a pu constituer jadis un obstacle à une vie accomplie, mais n’a désormais plus d’importance. La discrimination raciale, entérinée par les lois dans le Sud et par les usages et la politique générale dans le Nord pendant la majeure partie du xxe siècle, était la cause des écarts entre noirs et blancs en matière d’emploi, de pauvreté, de logement et d’accès à l’éducation. Mais au lendemain des luttes de libération noire des années 1960, la disparition de toute référence à la race dans les textes de loi et l’évolution des mentalités étaient censées avoir levé tout obstacle à l’avènement d’une ère nouvelle de réussite et d’accomplissement pour les noirs. Le fait qu’une famille afro-américaine ait pu occuper la Maison-Blanche, édifice construit par des esclaves en 1795, est un exemple éloquent de la transformation des mentalités et des réalités raciales aux États-Unis. Au-delà de la présidence de Barack Obama, des milliers d’élus, une strate de dirigeants d’entreprises, un grand nombre de personnalités en vue de Hollywood et des sportifs multimillionnaires noirs composent le paysage « post-racial » de l’Amérique. La réussite d’un nombre relativement limité d’Afro-Américains est censée démontrer que la nation, désormais indifférente à la race, a rompu avec son passé raciste. Désormais, quand les individus sont maltraités du fait de leur race, on considère ces actes comme un manquement à la bonne conduite et une transgression morale, et non « plus [comme] un phénomène endémique, entériné par la législation et la coutume », déclarait Obama en mars 2015 lors de la commémoration du cinquantième anniversaire du Voting Rights Act [6].

Voilà précisément pourquoi le spectacle des violences et des crimes policiers impunis s’est métamorphosé en crise politique. Après tout, les États-Unis ne se contentent pas de se féliciter d’abriter une société indifférente à la race ; ils s’appuient ouvertement sur cette supposée absence de racisme pour faire valoir leurs traditions démocratiques et leur légitimité à se comporter en gendarmes du globe. L’État fédéral et les dirigeants républicains et démocrates en ont fait un prétexte pour démanteler les programmes d’aide sociale et des pans entiers du secteur public, niant le rôle central de la discrimination dans les difficultés des noirs américains. En d’autres termes, alors qu’une des principales revendications du mouvement des droits civiques des années 1960 consistait à demander à l’État fédéral d’intervenir contre la discrimination et de prendre des mesures concrètes pour améliorer la vie des Afro-Américains, la promotion d’une nation indifférente à la race ou post-raciale a produit l’effet contraire : elle sert à justifier le démantèlement de la capacité de l’État à combattre les discriminations. […]

Si ces attaques ont des conséquences sur la population noire, elles servent aussi de cheval de Troie à une offensive bien plus large contre les classes populaires dans leur ensemble, blancs et Hispaniques inclus. Bien sûr, le démantèlement de l’État providence a un impact démesuré sur les Afro-Américains, mais dans un pays où les inégalités entre les plus riches et les plus pauvres ne cessent de se creuser, les budgets d’austérité et les offensives politiques contre la redistribution desservent l’ensemble des citoyens ordinaires. Cela montre, contre toute attente, que même les personnes blanches des milieux modestes ont intérêt à dénoncer le racisme de la société états-unienne : cela leur permettrait de revendiquer avec les non-blancs un système de protection sociale élargi et robuste visant à redistribuer la richesse et les ressources des plus aisés aux classes populaires. À l’inverse, on comprend pourquoi les élites économiques ont un tel intérêt à se prévaloir de l’indifférence à la race et à perpétuer le mythe de la méritocratie états-unienne.

La visibilité récente des abus récurrents de la police, notamment les récents passages à tabac, mutilations et meurtres de noirs, a ébranlé l’idée d’une nation états-unienne indifférente à la race et, de ce fait, réaffirmé la nécessité de renforcer la capacité régulatrice de l’État et les mesures de lutte contre la discrimination. Forcément, ces abus interrogent aussi sur la nature d’un système social qui permet à la police d’agresser et de tuer impunément autant d’Afro-Américains. C’est pourquoi le problème chronique des violences policières revêt une dimension aussi explosive, et plus encore dans ce moment historique particulier où le racisme est censé avoir été dépassé et le pouvoir politique noir aurait atteint son zénith.[…]

Comment expliquer que puissent apparaître simultanément, d’un côté, une classe politique noire en croissance exponentielle, une élite économique noire, modeste mais significative et, de l’autre côté, un mouvement social dont le slogan le plus connu rappelle et exige que « les vies des noirs comptent » (« Black lives matter ») ? On cite des exemples de noirs ayant accédé à des fonctions d’autorité pour célébrer la grandeur des États-Unis, dont Barack Obama s’était fait l’écho en déclarant : « Aussi longtemps que je vivrai, je n’oublierai jamais que mon histoire n’est possible dans aucun autre pays sur cette terre [7]. »

En même temps, la pauvreté, la surincarcération et la mortalité prématurée qui touchent les noirs sont considérées comme le produit de leur insolence et de leur manque de responsabilité individuelle. En réalité, ces différences de vécu sont structurées par de profondes différences de classes entre Afro-Américains : elles ont permis à un petit nombre de s’élever tandis que la grande majorité croupit dans un désespoir alimenté par les inégalités économiques qui traversent toute la société états-unienne. Comme dans le reste du monde, les réformes néo-libérales – réductions de dépenses sociales et allègements fiscaux pour les grandes entreprises et les riches – ont produit des niveaux d’inégalité sociale d’une ampleur inégalée depuis les années 1920 au moins. Comme l’a montré le mouvement Occupy de 2011, les 1 % les plus riches de la population contrôlent 40 % des richesses. Entre 1978 et 2013, les revenus des dirigeants d’entreprises, indexés sur l’inflation, ont augmenté de 937 %, contre une maigre hausse de 10 % pour un salarié moyen au cours de la même période [8]. Comme toujours, l’Amérique noire a été touchée de façon disproportionnée par la pauvreté et l’accroissement des inégalités sociales.

Le fossé entre riches et pauvres est encore plus prononcé chez les ménages noirs que chez les blancs. Les foyers blancs les plus riches possèdent 74 fois plus qu’une famille moyenne blanche. Mais l’écart chez les Afro-Américains est stupéfiant : les familles les plus riches possèdent 200 fois plus que le foyer moyen noir. Les Afro-Américains représentent 1,4 % des 1 % d’Américains les plus riches – et sur 14 millions de foyers noirs, seuls 16 000 font partie de ces 1 %. Chacun de ces foyers dispose d’un patrimoine net de 1,2 million de dollars, contre 6 000 dollars pour la famille noire moyenne [9]. Les différences de classes entre Afro-Américains ont toujours existé, mais les législations racistes les maintenaient auparavant souvent entre eux au sein d’une même communauté noire. Aujourd’hui, l’absence de barrières formelles à la réussite économique et politique a accru la différenciation entre Afro-Américains et mis à mal l’idée de « communauté ».

L’élite noire est pourtant loin de s’être totalement affranchie du racisme. De fait, elle reste beaucoup moins importante numériquement que l’élite blanche, a plus de dettes et moins de patrimoine global net que les riches blancs. Néanmoins, ses membres vivent les inégalités raciales très différemment des Afro-Américains pauvres et prolétaires, et tirent des conclusions différentes sur leur signification. Un sondage du Pew Research Center montrait ainsi en 2007 que 40 % des Afro-Américains considèrent qu’« il y a une telle diversité au sein de leur communauté qu’on ne peut plus considérer les noirs comme une seule et même race » [10]. De plus, 61 % des Afro-Américains jugent que « les valeurs des noirs de la classe moyenne et celles des noirs pauvres se sont éloignées ». Les noirs les plus diplômés ont plus souvent tendance à dire que « l’écart de valeurs » au sein de la population noire s’est creusé au cours de la dernière décennie. Enfin, les Afro-Américains à faibles revenus semblent dire que « les noirs situés tout en bas du spectre socio-économique ont une perception plus nette » des différences de valeurs et d’identité qui existent entre les noirs [11].

Les élites noires, en particulier, interprètent leur propre réussite comme une validation des fondements politiques et économiques de la société états-unienne et une démonstration de la responsabilité personnelle de ceux qui n’ont pas réussi. Rendre les noirs responsables des inégalités qu’ils subissent n’est certes pas une nouveauté, mais les mouvements sociaux des années 1960 avaient diffusé des critiques structurelles pénétrantes sur la pauvreté et l’exclusion des noirs, héritages d’une société qui, pour une bonne partie de son existence, a tiré sa richesse de l’oppression et de l’exploitation des Afro-Américains. Dans Black Power, le révolutionnaire noir Stokely Carmichael et le sociologue Charles Hamilton ont forgé le concept de « racisme institutionnel » [12]. C’était un terme visionnaire, dans la mesure où il a anticipé sur le basculement vers le concept d’indifférence à la race et l’idée qu’il n’y a de racisme que là où l’intention est indéniable. Le racisme institutionnel (ou structurel) peut être défini comme l’ensemble des politiques, des dispositifs, des pratiques des institutions publiques et privées qui se traduisent par des taux de pauvreté, d’expulsions, de criminalisation, de maladie et de mortalité plus élevés chez les Afro-Américains. Surtout : c’est le résultat qui compte, et non les intentions des individus impliqués. Le concept de racisme institutionnel reste le meilleur outil pour comprendre comment les noirs peuvent subir de telles privations dans un pays aussi riche que les États-Unis. Il est essentiel pour répondre aux accusations qui rendent les Afro-Américains largement responsables de leur sort.

Le débat sur la nature des inégalités subies par la population noire n’est pas anodin ; il revêt de profondes implications politiques quant à la nature de la société. Le fait de considérer la culture noire comme la source de ces inégalités n’est pas le produit d’une haine des Afro-Américains. Elle a pour fonction d’expliquer l’expérience des noirs comme quelque chose d’extérieur au récit américain sur la mobilité sociale sans entraves, la poursuite du bonheur et l’égalité entre tous : c’est une manière d’exonérer le système tout en impliquant la responsabilité des Afro-Américains dans leurs propres souffrances. Alors même que toute étude sérieuse de l’histoire de la population noire aux États-Unis suffit à contredire l’idée d’une exception états-unienne. […]

Aujourd’hui, les divers problèmes qui touchent les communautés noires sont donc généralement imputés à leurs habitants. « Cessons de nous chercher des excuses », a prêché le Président Obama devant un parterre d’étudiants afro-américains, comme si les taux élevés de chômage et de pauvreté que subissent les Afro-Américains étaient des « excuses ». Ces admonestations ne sont pas uniquement le fait de l’élite noire : 53 % des Afro-Américains considèrent que les noirs qui ne s’en sortent pas sont les principaux responsables de leur situation, tandis que seuls 30 % considèrent que la discrimination en est la cause [13]. L’idée que ces inégalités seraient le fruit d’un relâchement, dans la population noire, de l’éthique du travail et de la capacité à se prendre en charge a été renforcée par la visibilité de l’élite noire. Dans ce contexte, l’élection de Barack Obama a été saluée comme le summum de la réussite pour une population noire qui semblait de ce fait invitée à renoncer à toutes ses doléances. […]

S’il est presque toujours impossible de dire quand et où surgira un mouvement, le fait que dans de telles conditions un mouvement finira tôt ou tard par éclater relève, lui, de la certitude. La naissance d’un nouveau mouvement contre le racisme et la police révèle une fois de plus l’illusion d’une société américaine « indifférente à la race » ou « post-raciale ». Aux cris de « Hands up, don’t shoot [Les mains en l’air, ne tirez pas] », « I can’t breathe [J’étouffe] ») et « Black lives matter », des dizaines de milliers de citoyens ordinaires se mobilisent pour mettre un terme à une violence policière et des meurtres d’Afro-Américains quotidiens. Chaque semaine, les réseaux sociaux sont inondés d’histoires de violences policières subies par des citoyens ordinaires ou de meurtres de jeunes noirs presque toujours désarmés. L’apparition de ces moyens de communication a presque rendu simultanées la survenue d’un incident et l’information du public. Là où les grands médias ont, comme d’habitude, sous-estimé voire ignoré les plaintes du public contre la corruption et les abus de la police, la prolifération des smartphones a donné à tout un chacun la possibilité d’enregistrer ces incidents et de les diffuser très largement sur diverses plateformes virtuelles.

Si, historiquement, les émeutes ont presque toujours été déclenchées par des épisodes de violences policières, celles-ci n’ont jamais constitué que la partie émergée de l’iceberg. Et cela n’a pas changé.

Keeanga-Yamahtta Taylor

Extrait de la préface à Black Lives Matter. Le renouveau de la révolte noire américaine, traduit de l’américain par Celia Izoard, Agone, 2017.

Notes
  • 1.

    Martin Luther King, A Testament of Hope. The Essential Writings and Speeches of Martin Luther King, Jr., New York, Harper-Collins [1969], 2003.

  • 2.

    Matt Apuzzo, « Justice Dept., Criticizing Philadelphia Police, Finds Shootings by Officers Are Common », New York Times, 23 mars 2015.

  • 3.

    Michelle Alexander, The New Jim Crow : Mass Incarceration in the Age of Colorblindness, New York, The New Press, 2012.

  • 4.

    Damien Cave, « Officer Darren Wilson’s Grand Jury Testimony in Ferguson, Mo., Shooting », New York Times, 25 novembre 2014.

  • 5.

    Krishnadev Calamur, « Ferguson Documents : Officer Darren Wilson’s Testimony », National Public Radio, 25 novembre 2014.

  • 6.

    Le Voting Rights Act est une loi fédérale votée en août 1965 sous l’administration Johnson. Elle interdit aux États toute législation réglementant le processus électoral d’une manière qui pourrait discriminer une minorité, raciale ou linguistique. Victoire du mouvement des droits civiques, cette loi met fin aux taxes, tests d’alphabétisation (corrigés de manière arbitraire), et autres dispositions qui empêchaient presque systématiquement les citoyennes et citoyens noirs d’accéder aux urnes dans les États du Sud. [ndt]

  • 7.

    Barack Obama, discours du 18 mars 2008 à Philadelphie.

  • 8.

    Alyssa Davis et Lawrence Mishel, « CEO Pay Continues to Rise as Typical Workers Are Paid Less », Economic Policy Institute, 12 juin 2014.

  • 9.

    Antonio Moore, « The Decadent Veil : Black America’s Wealth Illusion », Huffington Post, 5 octobre 2014.

  • 10.

    Pew Research Center et National Public Radio, Optimism about Black Progress Declines, Washington, Pew Research Center, 2007.

  • 11.

    . Ibid.

  • 12.

    Stokely Carmichael et Charles V. Hamilton, Black Power : The Politics of Liberation in America, New York, Random House, 1967, p. 5-7 (trad. fr. : Le Black Power. Pour une politique de libération aux États-Unis, Payot & Rivages, 2009).

  • 13.

    Pew Research Center et NPR, Optimism about Black Progress Declines, op. cit.