Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XIX) Les travailleurs immigrés en Grande-Bretagne

Tandis que les nuages, pour la plupart plus grands et plus sales qu’une main humaine, sont poussés par le vent sur l’horizon politique, il y a un fait qui s’impose encore et encore. Les problèmes du gouvernement, présents et futurs, sont dus en grande partie à son incapacité à rendre ses actions publiques.

On n’explique pas aux gens avec suffisamment de clarté ce qui se passe, et pourquoi, et ce qu’on attend de l’avenir proche. Il en résulte que chaque désastre, petit ou grand, prend la masse du public par surprise, et que le gouvernement devient impopulaire du fait d’actions dans lesquelles tout gouvernement, quelle que soit sa couleur, aurait été obligé de se lancer dans les mêmes circonstances.

Prenez un problème dont on a beaucoup parlé récemment dans les journaux mais qui n’a jamais été correctement débattu : l’immigration de travailleurs étrangers dans ce pays. Récemment, lors de la conférence du TUC [1], nous avons été témoins d’un tollé général à l’annonce de l’autorisation donnée aux Polonais de travailler dans deux domaines où nous avons un besoin urgent de main-d’œuvre – les mines et l’agriculture.

Il ne servirait à rien de rejeter cela en le mettant « sur le dos » des sympathisants communistes, ni d’autre part de le justifier en annonçant que tous les réfugiés polonais sont des fascistes qui « se pavanent » un monocle à l’oeil et un porte-documents à la main. Nous devrions nous demander si l’attitude des syndicats britanniques serait plus amicale s’il ne s’agissait pas de prétendus fascistes mais de victimes reconnues du fascisme. Par exemple, des centaines de milliers de Juifs sans pays tentent en ce moment même de se rendre en Palestine. Il ne fait aucun doute qu’un grand nombre d’entre eux finira par y parvenir, mais d’autres n’y arriveront pas. Et si nous invitions, disons, cent mille réfugiés juifs à venir s’installer dans notre pays ?

Ou alors, qu’en est-il des personnes déplacées, au nombre de presque un million, qui sont éparpillées dans des camps un peu partout en Allemagne, sans aucun avenir et sans endroit où aller, puisque les États- Unis et les dominionsbritanniques ont déjà refusé de laisser entrer chez eux plus d’une infime partie d’entre eux ?

Pourquoi ne pas résoudre leurs problèmes en leur offrant la citoyenneté britannique ? La réaction du Britannique moyen est assez facile à deviner. Même avant la guerre, alors que les persécutions nazies battaient leur plein, l’idée de permettre à un grand nombre de Juifs d’entrer dans notre pays n’était pas soutenue par le grand public ; et il n’y a pas eu de mouvement d’opinion demandant de faire venir les centaines de milliers d’Espagnols qui avaient fui Franco et s’étaient retrouvés enfermés derrière des barbelés en France.

Et d’ailleurs, il y a eu très peu de protestations contre l’internement des malheureux réfugiés allemands en 1940. Les commentaires que j’ai entendus le plus souvent à l’époque étaient « Pourquoi ont-ils voulu venir ici ? » et « Ils veulent nous prendre notre boulot. »

Le fait est qu’il y a, dans ce pays, un fort sentiment populaire contre l’immigration étrangère. Il est dû en partie à la pure xénophobie, en partie à la crainte de la baisse des salaires, mais surtout à l’idée dépassée que la Grande-Bretagne est surpeuplée et que davantage de population signifie plus de chômage. En réalité, loin d’avoir plus de travailleurs que de travail, nous manquons sérieusement de main-d’oeuvre, ce qui ne changera pas tant que la conscription existe, et qui, loin de s’améliorer, ne fera qu’empirer à cause du vieillissement de la population. Entre-temps, notre taux de natalité est effroyablement bas et plusieurs centaines de milliers de femmes en âge de se marier n’ont aucune chance de trouver un mari. Mais cet état de choses est-il vraiment connu ou compris ?

Pour finir, il y a peu de chance que nous puissions résoudre nos problèmes sans encourager une immigration venue d’Europe. C’est ce que le gouvernement a déjà tenté de faire, avec timidité, mais il n’a rencontré qu’hostilité et ignorance parce que le public n’a pas été mis au courant des faits auparavant. De même pour d’innombrables décisions impopulaires qu’il va bien falloir prendre de temps en temps.

Cependant, il ne s’agit pas de préparer l’opinion publique à des urgences spécifiques mais d’élever le niveau général de compréhension politique : en premier lieu, faire comprendre une fois pour toutes ce qui n’a jamais vraiment été expliqué clairement, que la prospérité britannique dépend en grande partie de facteurs extérieurs à la Grande-Bretagne.

 *— 

Il y a peu, j’écoutais une conversation entre deux hommes d’affaires de peu d’envergure dans un hôtel écossais. L’un d’eux, un homme à l’aspect vif, bien habillé, d’environ quarante-cinq ans, avait un lien avec la Fédération des entrepreneurs en bâtiment. L’autre, bien plus âgé, avec des cheveux blancs et un fort accent écossais, était une sorte de grossiste. Il récitait le bénédicité avant les repas, quelque chose que je n’avais pas vu depuis bien des années. Ils appartenaient, je dirais, à des groupes de revenus de respectivement 2 000 livres et 1 000 livres par an [2].

Nous étions assis devant un feu de tourbe assez peu efficace et la conversation a commencé par le manque de charbon. Il n’y avait pas de charbon, apparemment, parce que les mineurs britanniques refusaient de le sortir du sol ; mais, d’autre part, il était important de ne pas laisser les Polonais travailler dans les mines parce que cela conduirait au chômage. Le chômage était déjà très grave en Écosse.

Le plus âgé des deux a alors remarqué avec une satisfaction tranquille – et un fort accent écossais – qu’il était très content que les travaillistes aient gagné les dernières élections générales. Tout gouvernement obligé de faire le ménage après la guerre allait devoir en baver et, quand la population aurait traversé cinq années de rationnement, le manque de logements, les grèves sauvages et tout le reste, elle saurait ce que valaient les promesses des travaillistes et voterait conservateur la fois suivante.

Ils ont commencé à discuter des problèmes de logement et, presque immédiatement, ils sont revenus à l’agréable sujet qu’étaient les Polonais. Le plus jeune venait de vendre son appartement à Édimbourg avec un bon bénéfice et voulait acheter une maison. Il était prêt à payer 2 700 livres. L’autre tentait de vendre sa maison pour 1 500 livres pour en acheter une plus petite. Mais il était apparemment impossible d’acheter des maisons ou des appartements en ce moment. Les Polonais achetaient tout, et « d’où vient l’argent est un mystère ». Les Polonais envahissaient également la profession médicale. Ils avaient même leur propre école de médecine à Édimbourg ou à Glasgow (j’ai oublié où) et ils produisaient un grand nombre de médecins tandis que « nos gars » avaient du mal à acheter un cabinet.

Tout le monde ne savait-il pas qu’il y avait trop de médecins en Grande-Bretagne ? Que les Polonais rentrent chez eux. Il y avait déjà trop de gens dans ce pays. Nous avions besoin d’émigration. Le plus jeune des deux a dit qu’il appartenait à plusieurs associations commerciales et civiques et que, dans chacune d’entre elles, il se débrouillait toujours pour proposer des résolutions demandant que les Polonais soient renvoyés chez eux. Le plus âgé a annoncé que les Polonais « avaient une moralité très lâche ». Ils étaient responsables d’une grande partie de l’immoralité qu’on voyait partout de nos jours. « Leurs mœurs ne sont pas les nôtres », a-t-il conclu sur un ton sentencieux. Ils n’ont pas mentionné que les Polonais trichaient dans les files d’attentes, portaient des vêtements aux couleurs vives et se montraient poltrons pendant les raids aériens, mais si j’avais avancé ces idées, je suis sûr qu’elles auraient été acceptées.

On ne peut évidemment pas faire grand-chose pour remédier à cette situation. C’est l’équivalent contemporain de l’antisémitisme. Maintenant, en 1947, les gens du type de ceux que je décris ont fini par comprendre que l’antisémitisme est peu honorable, de sorte qu’ils cherchent leur bouc émissaire ailleurs. Mais la haine raciale et les illusions de masse qui font partie de la structure de notre époque pourraient avoir des effets un peu moins graves si elles n’étaient pas renforcées par l’ignorance.

Si, pendant les années d’avant-guerre, par exemple, les faits concernant la persécution des Juifs en Allemagne avaient été mieux connus, les sentiments populaires subjectifs contre les Juifs n’auraient sans doute pas été moins violents, mais le traitement des réfugiés juifs aurait probablement été meilleur dans notre pays. Le refus de laisser entrer les réfugiés en grand nombre dans ce pays aurait été considéré comme honteux. La majorité aurait quand même gardé rancune aux réfugiés mais, en pratique, davantage de vies auraient été sauvées.

Il en va de même avec les Polonais. Ce qui m’a déprimé plus que tout dans la conversation mentionnée plus haut était la phrase récurrente : « Qu’ils rentrent chez eux. » Si j’avais dit à ces deux hommes d’affaires : « La plupart de ces personnes n’ont pas de pays où ils pourraient rentrer », ils seraient restés bouche bée. Ils n’auraient eu connaissance d’aucun des faits importants à ce sujet.

Ils n’auraient jamais entendu parler de tout ce qui avait pu se passer en Pologne depuis 1939, pas plus qu’ils n’auraient su qu’il est erroné de penser que la Grande- Bretagne est surpeuplée ni qu’un chômage local peut coexister avec un manque général de main-d’œuvre. Je ne crois pas qu’il faille accorder à ces gens-là l’excuse de l’ignorance. On ne peut pas vraiment transformer leurs sentiments, mais on peut leur faire comprendre ce que signifie leur demande de renvoyer les réfugiés sans abri de notre pays, et peut-être que, une fois qu’ils auront compris, leur méchanceté active diminuera un peu.

George Orwell

Extraits des soixante-et-unième et soixante-dixième chroniques « À ma guise », parues dans Tribune les 15 novembre 1945 et 27 janvier 1947 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 345-348 et 395-398).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4.

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    Trades Union Congress : la confédération des syndicats britanniques. [nde]

  • 2.

    Le salaire annuel moyen en 1946 était d’environ 350 livres. [nde]