Au jour le jour

Un journalisme de classes moyennes (II) L’orchestration invisible des pratiques sociales

Dans la presse écrite et audiovisuelle, comme ailleurs, la quête du profit a poussé à la quasi-totalité des postes de direction une génération de journalistes-managers soumis à l’idéologie néolibérale. Mais ce biais n’autorise pas à conclure qu’ils sont les seuls artisans de l’abaissement de la presse d’information. Ce serait faire bon marché de la collaboration efficace qu’ils reçoivent de leurs subordonnés.

En disant cela, j’ai conscience que mon propos risque d’être entendu conformément à l’idée explicite ou implicite qu’on a le plus souvent de la façon dont fonctionnent des collectifs organisés et hiérarchisés et de la façon dont ils accomplissent leur travail.

Le schéma traditionnel de la transmission verticale du haut vers le bas à l’intérieur d’une pyramide de postes et de fonctions s’impose à peu près inévitablement. Un tel schéma, appliqué au travail journalistique, signifie qu’il y aurait au sommet de l’organigramme rédactionnel un petit nombre de personnes, elles-mêmes en rapport avec des instances de pouvoir extérieures, et ces personnes donneraient des ordres qui, fidèlement relayés de proche en proche aux différents niveaux de la hiérarchie, auraient pour effet d’actionner une masse d’exécutants de base auxquels il ne resterait qu’à obéir docilement. Ce schéma s’impose d’autant plus immédiatement qu’il sous-tend en permanence, dans la recherche des responsabilités, les enquêtes des policiers, les investigations des juges et même souvent le travail des historiens. Il va de pair avec une conception intellectualiste et finaliste de l’action, à savoir l’idée que, lorsqu’un agent agit, on ne peut lui imputer que ce qu’il a fait sciemment, intentionnellement. Quant au reste, il n’y est pour rien, il se contente de subir. Ce qui, d’un point de vue étroitement juridique, aurait pour conséquence d’exonérer le simple exécutant de toute espèce de responsabilité.

Je ne dis pas que ce schéma pyramidal est faux. Il colle plus ou moins étroitement, selon le cas, aux pratiques empiriquement observables. Le flux du pouvoir emprunte souvent cette voie hiérarchique cascadante, dans le journalisme comme ailleurs. Appelons ce schéma, par commodité, « schéma de l’orchestration visible », même si les chefs d’orchestre qui sont au sommet ont parfois intérêt à rester cachés, par exemple lorsqu’il s’agit de représentants du monde politique ou économique donnant des directives à leurs amis ou à leurs employés journalistes.

C’est aussi de cette orchestration visible que relève l’habitude prise par les rédactions de « se marquer à la culotte » (comme on dit), en se copiant les unes les autres ; les plus prestigieuses, comme Le Mondeen particulier, servant de diapason ou de déclencheur aux autres. L’ennui, c’est que, si le schéma de l’orchestration visible permet de rendre compte de nombreux aspects de la pratique journalistique, il n’en présente pas moins un grave défaut.

D’abord, il conduit à interpréter les phénomènes d’action simultanée, les pratiques collectives d’un groupe, les mouvements d’ensemble des agents, à peu près inévitablement en termes d’action concertée ou de conspiration. C’est la fameuse « théorie du complot » qui est l’âme de la sociologie de « café du Commerce » et qui aboutit à une vision réductrice de la pratique sociale.

Ensuite, le schéma de l’orchestration visible, en mettant de l’action concertée partout, masque un phénomène sociologiquement fondamental, autrement plus important pour la compréhension des faits sociaux que l’orchestration visible, parce qu’il conditionne l’orchestration visible elle-même : c’est l’existence d’une orchestration invisibledes pratiques sociales.

Cette orchestration est invisible en ce sens quelle est inconsciente et donc non intentionnelle. Elle est la conséquence du fait que les individus partageant les mêmes conditions objectives d’existence et les mêmes expériences subissent le même type de socialisation, et en conséquence intériorisent un même système de dispositions à percevoir, sentir, agir et penser de la même façon, avec des variations individuelles bien sûr mais autour d’un modèle commun.

Certains sociologues donnent à cette structure interne d’origine externe le nom d’« habitus ». Quand un ensemble d’individus est porteur d’un même habitus, d’un même système de dispositions à faire spontanément les choses de la même façon, parce que cela leur semble aller de soi, être évident, être convenable, être logique, ils n’ont pas besoin de se concerter pour agir et pour collaborer. Un habitus commun entraîne une inspiration commune et là où il y a même inspiration, il est inutile de recourir à l’hypothèse de la conspiration. Les individus concernés ne seraient pas capables de faire spontanément autre chose, ni autrement. Comme on dit, « la question ne se pose même pas ». Ils sont accordés sans avoir besoin de se mettre expressément d’accord. Ils sont socialement « faits pour s’entendre ». Pour reprendre une métaphore célèbre, il n’est pas nécessaire que les horloges conspirent pour donner pratiquement la même heure en même temps, il suffit qu’au départ elles aient été mises à l’heure et dotées du même type de mouvement, de sorte qu’en suivant son propre mouvement chacune d’elles s’accordera grosso modo avec toutes les autres. La similitude de mécanisme exclut toute machination.

C’est cette orchestration invisible de la pratique par les dispositions qui rend la vie sociale possible. Si les membres d’une collectivité donnée devaient à tout instant se concerter pour savoir ce que ça veut dire, ce qu’il convient de faire ou de dire, il n’y aurait plus de vie collective possible. C’est vrai pour les groupes professionnels comme pour tous les autres. D’où la nécessité de veiller au recrutement du groupe et au façonnement de ses membres, des jeunes en particuliers.

En conséquence, s’agissant de la population journalistique, ses membres partagent dans leur très grande majorité un habitus spécifique qui se traduit, non pas par une totale et rigoureuse identité de vue sur tous les sujets, mais par des affinités, une parenté, une proximité, une ressemblance suffisante pour assurer une relative cohésion des points de vue, une relative compatibilité des initiatives et une relative harmonie des intérêts. Il règne ainsi dans les rédactions, au-delà, ou en deçà des ordres, des consignes, des exhortations, ou des menaces explicitement proférés, un accord profond et tacite sur ce qu’est le journalisme et plus largement sur le monde et sur ce qu’il doit être. Quels que soient leurs conflits catégoriels, leurs divergences de chapelle, ou leurs querelles de boutique, les journalistes sont très majoritairement et très solidairement soudés par un consensus d’autant plus profond qu’il a moins fait l’objet d’une délibération explicite ou d’un enseignement méthodique.

Ce consensus s’exprime, au plan de la sensibilité idéologico-politique, dans une gamme de prises de position allant du néoconservatisme modérément réformiste de la droite dite classique au néoréformisme foncièrement conservateur de la gauche dite moderne, ce qu’il y a quelques années le journaliste Noël Copin appelait le « consensus giscardo-socialiste », appellation qu’on pourrait réactualiser selon les époques en « consensus rocardo-centriste » ou « jospino-chiraquien » et qu’on a défini, avec la présidence d’Emmanuel Macron, comme le retour de l’« extrême centre ». C’est là le soubassement impensé de ce que l’on a appelé le « journalisme de marché ».

Quand on a affaire à une population ainsi conditionnée, on peut lui faire confiance et la laisser agir selon son inspiration. On peut être assuré que ses membres sauront rester sur les rails où on les a placés d’autant plus sûrement que ces rails sont dans leur entendement et leur sensibilité. La probabilité est faible par conséquent qu’un déraillement se produise, non seulement du fait de la vigilance des cadres toujours prêts à intervenir et à recadrer, mais aussi du fait de l’action pédagogique diffuse exercée en permanence par le milieu et de la pression conformiste que les uns et les autres ont intériorisée jusqu’à l’autocensure et à l’auto-mystification.

Pour ne donner qu’un exemple, mais qui illustre particulièrement bien le degré d'homogénéité du rapport spontanéque les journalistes peuvent avoir avec la réalité, il suffit d’évoquer la façon dont le monde journalistique appréhendelesmouvementssociauxen France de décembre 1995 à, une génération plus tard, celui des « gilets jaunes ».

Le journalisme de marché et les mouvements sociaux

Dès les premiers jours, alors que le mouvement ne faisait que commencer et qu’on ne soupçonnait pas encore la grande puissance qu’il allait prendre, l’ensemble des rédactions s’est mobilisé contre le mouvement, perçu et présenté comme une démarche corporatiste de salariés privilégiés, de nantis défendant sans vergogne des acquis exorbitants par rapport à d’autres beaucoup moins bien lotis, comme un combat d’arrière-garde de ringards enfermés dans leur archaïsme. Bref, comme un mouvement à la fois injustifié objectivement et indécent moralement.

On aurait tort de penser que ce beau chœur médiatique était le produit d’une conspiration organisée d’en haut. Certes, je n aurai pas la naïveté de prétendre que cette presque unanimité ne devait rien à des coups de fil entre rédactions, entre rédactions et cabinets ministériels, à des dîners en ville, à des pressions amicales, à des recommandations ou à des rappels à l’ordre. Mais il est sociologiquement inconcevable de réduire à une action concertée le fonctionnement d’une institution médiatique d’une diversité et d’une complexité extrêmes, avec ses innombrables appareils et ses légions d’intervenants.

C’est comme si on voulait rendre compte du fonctionnement de l’Église catholique en France uniquement par les ordres émanant d’un épiscopat lui-même actionné par la Curie romaine. Non pas que les évêques ne soient pas de bons surveillants, comme leur nom l’indique, mais pour que les évêques soient entendus il faut qu’ils aient autour d’eux des fidèles dûment préparés à les entendre et partageant les mêmes prédispositions à croire et à se soumettre. Il n’en va pas autrement dans l’Église médiatique.

Et l’hostilité sourde ou grinçante de la plupart des journalistes à la plupart des mouvements sociaux s’explique fondamentalement par leurs propriétés sociologiques et, entre autres propriétés, par leur méfiance spontanée, irréfléchie, typique de l’individualisme petit-bourgeois envers toutes les formes d’action collective organisée et singulièrement d’action politique et syndicale marquée à gauche ou portée par une révolte populaire.

Dans ces conditions, il y a à la fois un manque de justesse théorique et une injustice morale à faire le procès de l’ensemble de la corporation et à accuser tous les journalistes d’être des auxiliaires zélés du système en sous-entendant qu’ils passent leur temps à obéir sciemment à des ordres explicites venus d’en haut et à se demander ce qu’ils pourraient bien faire pour servir l’ordre établi et les intérêts des puissants. Dire que le travail journalistique dans son ensemble remplit de façon sinon exclusive, du moins largement prévalente, une fonction décisive dans la reproduction du système, c’est une chose ; c’en est une autre de dire que tous les journalistes travaillent intentionnellementà la défense du système capitaliste, même si c’est effectivement le cas pour certains d’entre eux dans certaines situations.

À cet égard, les journalistes sont logés à la même enseigne que les autres groupes et catégories qu’il est convenu de ranger sous l’appellation de « classes moyennes » et qui sont, dans l’ensemble, avec des nuances diverses, impliqués dans la reproduction d’un ordre établi qui est leur élément vital. Les journalistes sont pour la plupart issus des différentes fractions des classes moyennes et ils s’intègrent, en tant que corporation, à la nouvelle petite bourgeoisie salariée.

Certes, ce qui fait la force du système capitaliste, c’est d’abord le capital économique et celui-ci est concentré pour l’essentiel entre les mains des classes possédantes. Mais, comme tout système de domination, le système capitaliste a besoin d’un autre pilier pour se soutenir : celui du capital symbolique, c’est-à-dire de la légitimité que lui confère la reconnaissance massive (au double sens du mot reconnaissance) dont les possédants et leurs possessions sont l’objet de la part du reste de la population, et particulièrement de la part des classes moyennes que leur position intermédiaire incline à contester le système de domination dans certaines de ses modalités sans cesser de l’accepter dans son principe.

(À suivre…)

Alain Accardo

Deuxième partie d’une conférence donnée en février 2002 au département « Information et communication » de l’université de Liège ; version revue pour publication in Pascal Durand (dir.) Médias et Censure. Figures de l'orthodoxie, université de Liège, 2004 (rééd. Engagements. Chroniques et autres textes. 2000-2010, Agone, p. 87-119)

Du même auteur, dernier livre paru, Le Petit-Bourgeois gentilhomme (Agone, 2020) ; et disponible au format ePub, Pour une socioanalyse du journalisme (Agone, 2020)