En suivant Rosa Luxemburg (XI) Genèse de « L'Accumulation du capital »
Paru en 1913, L’Accumulation du capital est sans conteste l’œuvre centrale de Rosa Luxemburg. En effet, même si le livre diffère, par sa forme « scientifique », des textes d’intervention qui ont fait la réputation politique de Luxemburg, il représente en réalité la poursuite, sur un autre terrain, de la défense sans faille de la dimension révolutionnaire du marxisme à laquelle Luxemburg a consacré sa vie.
À l’origine : la querelle du révisionnisme
Très tôt engagée dans le mouvement socialiste polonais[1], Rosa Luxemburg (1871-1919) poursuit son travail militant depuis la Suisse où elle fait ses études. À vingt-six ans, elle décide de se rendre en Allemagne afin de mener son activité politique au sein du SPD, alors premier parti socialiste d’Europe et dirigeant de fait de la Seconde Internationale. Elle contracte un mariage blanc afin d’obtenir la nationalité allemande et arrive à Berlin au milieu de l’année 1898, alors que le SPD connaît sa première grande crise interne suite à la « querelle du révisionnisme[2] » : entre 1896 et 1898, un des intellectuels les plus en vue du parti, Eduard Bernstein, publie une série d’articles dans la Neue Zeit[3](organe théorique de la social-démocratie allemande), dans lesquels il entend tirer les conséquences de la pratique de fait réformiste du SPD et abandonner certaines des thèses qui constituaient jusqu’alors la colonne vertébrale marxiste du parti. Il récuse, de manière générale, la dialectique, dans laquelle il ne voit qu’une mystification dogmatique ignorante de la complexité du réel et des tendances historiques effectives du capitalisme allemand. En effet, cette dialectique pousse selon lui à ne voir partout qu’oppositions et contradictions, les unes et les autres censées devenir de plus en plus criantes avec le développement du mode de production capitaliste, là où la société allemande est marquée au contraire par un émoussement des tensions : l’amélioration de la condition ouvrière, de même que la constitution de coopératives, semble augurer d’une généralisation de la propriété privée individuelle tandis que la socialisation du capital et le développement du système de crédit atténuent à la fois le risque de crises et le caractère global de ces dernières. Avec ces thèses, c’est en réalité la perspective révolutionnaire elle-même que Bernstein attaque, en la privant de toute justification théorique et en lui substituant une lecture gradualiste du développement social.
À la suite de figures majeures de la social-démocratie internationale, Plekhanov et Kautsky notamment, Luxemburg prendra la plume pour défendre la dimension révolutionnaire du marxisme et les analyses qui lui donnent sens. Cela donnera naissance à son premier grand texte (si l’on fait abstraction de sa thèse de doctorat[4]) : Réforme sociale ou révolution ? paru en 1899 soit un an à peine après son arrivée à Berlin et son adhésion au SPD[5]. On trouve déjà dans ce travail un certain nombre des thèmes qui seront au centre de L’Accumulation du capital. Mais cet ouvrage ne prendra véritablement forme qu’après que ce révisionnisme aura montré sa vraie nature, chauvine et foncièrement conservatrice. Il constitue ainsi une réponse aux évolutions que connaît la social-démocratie allemande au cours de la première décennie du xxe siècle, et ce à travers une articulation spécifique entre deux questions qui semblaient jusque-là indépendantes, la question de la Weltpolitik[6] et celle du socialisme réformiste et étatique des professeurs allemands.
L’ère de la Weltpolitik : le partage du monde
Au cours des décennies qui précèdent la parution de L’Accumulation du capital, les puissances européennes se sont partagé le monde. S’il est difficile de résumer en quelques lignes ces bouleversements sans précédent à l’échelle mondiale, on peut rappeler que le partage du continent africain s’achève avec la conférence de Berlin, en 1885, et qu’il est mis en application dans les années qui suivent, sans être ralenti par les frictions entre puissances colonisatrices ni par la répression sanglante des soulèvements indigènes. Au même moment, ces puissances progressent aussi en Asie : l’Angleterre affermit son emprise sur les Indes, la France sur le Tonkin, et la Chine est progressivement démembrée. Dans les années 1910, le processus se poursuit, surtout pour les puissances qui, venues après la France et le Royaume-Uni, veulent aussi leur part : l’Italie prend le contrôle de la Libye en 1911 et l’Allemagne accroît son influence en Turquie au travers du contrôle de sa dette et des concessions de chemins de fer7. Partout ce processus d’une violence inouïe associe la prise de pouvoir politique à l’introduction des premiers germes d’une économie marchande sous domination des capitalistes occidentaux.
Parallèlement à son combat contre le révisionnisme, Luxemburg cherche à interpréter cette tendance mondiale comme l’une des dimensions structurelles du développement du mode de production capitaliste. En 1899, en pleine querelle réformiste, elle voit déjà dans l’impérialisme un facteur nécessaire à ce développement, sans lequel il ne peut se poursuivre :
Mais le plus plaisant et le plus important dans toute la période d’essor actuelle, c’est qu’elle est, selon toute vraisemblance, la dernière. Après avoir partagé et englouti l’Asie, il ne restera au capitalisme européen plus aucun nouveau domaine à conquérir, toutes les parts du monde seront alors vraiment distribuées, et chacune aura son maître […]. Car dès que tout le globe aura été pris dans les filets du capitalisme — ce que le partage de l’Asie mène presque à son terme —, et que, pour cette raison, les antagonismes internationaux, économiques et politiques, auront atteint leur point culminant, le capitalisme de son côté finira par en perdre son latin. Il peut seulement continuer à végéter, tant que son héritier, le prolétariat socialiste, ne sera pas assez mûr pour prendre possession de l’héritage que l’histoire lui destine[7].
Dès cette époque, il ne s’agit donc pas d’interpréter l’impérialisme comme une manifestation parmi d’autres de l’infrastructure économique capitaliste, mais d’en faire le nœud même de l’époque contemporaine, l’« ère de la Weltpolitik »[8].
Social-démocratie allemande et capitalisme mondial
Cette analyse est indissociable d’une prise de position qui fait de la lutte contre l’impérialisme une priorité politique pour le mouvement socialiste international, et en particulier pour le parti social-démocrate allemand. Ainsi, lorsque l’empereur allemand Guillaume II lance en Chine une campagne coordonnée avec les autres États européens pour réprimer la révolte des Boxers[9], le SPD proteste, mais sa réaction n’est pas assez vive au goût de Luxemburg, comme en témoignent ses interventions au Congrès de Mayence en septembre 1900. Elle critique alors l’immobilisme du parti, réticent à lancer une action de masse contre l’impérialisme et le soupçonne de ne plus être intéressé que par les sièges de députés au Reichstag.
Faire de l’impérialisme la caractéristique essentielle du capitalisme contemporain, et par conséquent de la lutte contre l’impérialisme une priorité pour toute stratégie socialiste sensée, c’est donc également attaquer le problème de l’opportunisme parlementariste des dirigeants sociaux-démocrates, y compris de ceux qui conservent un discours révolutionnaire. En effet, Luxemburg évolue au sein d’une social-démocratie internationale qui est pour le moins timide sur ces questions. Même lorsque les positions théoriques lui semblent correctes, l’agitation politique effective ne suit presque jamais :
La Deuxième Internationale était profondément divisée sur les questions coloniales. La voix de ceux qui, comme Hyndman au Royaume-Uni, ou Lénine, dénonçaient l’impérialisme à toute occasion, était plus que couverte par celle de ceux qui, comme Henri van Kol aux Pays-Bas, parlaient de la « nécessité de la réalité coloniale » et voulaient seulement limiter ses « crimes » ou, comme Bernstein, pensaient que « la question coloniale [était] la question de l’extension de la civilisation ». Même les socialistes autrichiens, dont la compréhension nuancée des revendications des multiples nationalités de l’Empire austro-hongrois a été tant soulignée, étaient vivement opposés au « séparatisme » hongrois. En fin de compte, même pour ceux qui prirent une position anticoloniale comme les guesdistes, ce fut toujours, au mieux, un « combat mineur »[10].
La position radicale de Luxemburg sur la Weltpolitik entre donc nécessairement en conflit sur ce point avec l’inertie de l’appareil du SPD, de plus en plus empêtré dans l’électoralisme et désireux de s’adresser aux seuls travailleurs allemands. Elle assumera pleinement ce conflit dans les nombreux textes de 1911 consacrés à l’attitude à adopter face aux vives tensions entre la France et l’Allemagne autour du contrôle du Maroc : les élections du Reichstag de 1912 approchent, et c’est ce qui explique, selon elle, la timidité des dirigeants du parti, qui devraient plutôt « lancer dans tout le pays, par des rassemblements, des manifestations et des tracts, une action ferme de la social-démocratie contre la Weltpolitik et le militarisme[11] ».
L’internationalisme comme enjeu économique et politique central
Luxemburg considérait déjà, sur le plan analytique, la Weltpolitik comme la caractéristique dominante du capitalisme contemporain. Sur le plan politique, la lutte contre l’impérialisme a rejoint ce qui est l’un des combats de toute sa vie, et sans doute le plus célèbre : l’affirmation du potentiel révolutionnaire des masses[12]. Elle assume d’autant plus cette opposition à la logique d’appareil qu’elle a rompu définitivement en 1910 avec Kautsky et avec les instances du Parti et n’a plus de soutiens qu’individuels[13].
En août 1911, alors que le comité directeur du SPD s’est enfin décidé à diffuser un tract rédigé par Kautsky contre les manœuvres impérialistes au Maroc, Rosa Luxemburg en produit une vive critique :
La première chose qu’on attend d’un tract censé mettre en lumière l’affaire marocaine d’un point de vue social-démocrate, c’est la relation de la Weltpolitik au développement capitaliste. Le tract devrait dès ses premiers mots expliquer l’essence de la Weltpolitik, c’est-à-dire analyser sa relation avec le haut degré de maturité du capitalisme actuel. Cette relation est en effet le seul moyen de justifier historiquement notre position vis-à-vis de la Weltpolitik, ainsi que la connexion entre cette position et le socialisme en général. Sinon, il ne nous reste qu’une indignation « éthique » contre l’inhumanité de la guerre, ou le point de vue borné de l’épicier : la Weltpolitik ne ferait pas notre affaire, à nous autres travailleurs[14].
On l’entend ici, il est devenu urgent à ce moment pour Luxemburg de fonder son positionnement politique sur une analyse économique approfondie. C’est en fait ce qu’elle avait déjà fait à plusieurs reprises au cours de sa riche carrière de militante et de théoricienne. Sa thèse de doctorat sur le développement industriel de la Pologne, achevée en 1897, peut déjà être lue comme une vaste investigation empirique destinée à démontrer que les structures de production de la Pologne étaient désormais trop imbriquées avec celles de la Russie pour qu’une revendication d’indépendance ait du sens : c’était là la position que le parti social-démocrate polonais qu’elle avait contribué à fonder en 1893, le SDKP, défendait contre le Parti socialiste polonais, favorable à l’indépendance nationale[15]. Mais c’est avant tout son travail d’enseignante à l’école du Parti, à partir de 1907, qui va lui donner l’occasion d’approfondir sa connaissance des théories économiques de Marx et de faire le lien de manière plus directe entre révisionnisme et impérialisme, la critique du premier permettant seule une compréhension véritable du second.
(À suivre...)
Guillaume Fondu et Ulysse Lojkine
Première partie de la préface à L’accumulation du capital, tome V des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg (Agone & Smolny, novembre 2019), p. ix à xv. Disponible au format ePub.
De Rosa Luxemburg sont parus les quatre premiers tomes des Œuvres complètes (Agone & Smolny) : Introduction à l’économie politique (2009), À l’école du socialisme (2012), Le Socialisme en France (2013), La Brochure de Junius (2014).
À paraître en 2022 aux éditions Agone & Smolny, le premier volume de la Correspondance complète (1891-1909).
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1.
En 1893, Luxemburg fonde avec Leo Jogiches et Julian Marchlewski la Social-Démocratie du Royaume de Pologne (SDKP), pour s’opposer au Parti Socialiste Polonais (PPS) créé un an plus tôt et partisan de l’indépendance de la Pologne.
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2.
Révisionnisme au sens où les thèses de Marx mériteraient d’être « révisées ».
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3.
Ces articles seront regroupés dans un livre publié en 1899, Les Présupposés du socialisme et les tâches de la social-démocratie. Plusieurs traductions françaises en ont paru. La première, réalisée en 1900, a récemment été rééditée : Eduard Bernstein, Socialisme théorique et sociale-démocratie pratique, Paris, Les Nuits rouges, 2010.
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4.
Rosa Luxemburg, Die industrielle Entwicklung Polens [Le Développement industriel de la Pologne], Leipzig, Duncker et Humblot, 1898.
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5.
Rosa Luxemburg, Gesammelte Werke [Œuvres complètes], Bd. 1, Berlin, Karl Dietz Verlag, 2007. En français : Rosa Luxemburg, Le But final : textes politiques, Paris, Éditions Spartacus, 2016.
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6.
La Weltpolitik, littéralement « politique mondiale », peut désigner chez Rosa Luxemburg la politique impérialiste de l’Empire allemand ou la configuration géopolitique mondiale qui résulte de ces tendances impérialistes dès lors qu’elles se retrouvent dans la plupart des États.
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7.
Rosa Luxemburg, « Verschiebungen in der Weltpolitik » [Les lignes bougent dans la politique mondiale], Leipziger Volkszeitung, n° 59, 13 mars 1899, in Gesammelte Werke, Bd. 1|1, p. 361–365, notre traduction.
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8.
L’expression est employée dans son discours au Congrès de Mayence : Rosa Luxemburg, « Parteitag der Sozialdemokratischen Partei Deutschlands vom 17. bis 21. September 1900 in Mainz », Protokoll, §§ V & VI, in Gesammelte Werke, vol. 1|1, p. 797–806. Sur le refus de placer la politique extérieure au second plan, on peut aussi se référer à un discours plus tardif prononcé le 27 mai 1913 à Leipzig-Plagewitz et publié dans le Leipziger Volkszeitung n° 121 du 29 mai 1913 : « il faut parvenir au point où chaque travailleuse et chaque travailleur arrive à comprendre qu’il s’agit de suivre tous les événements de la politique mondiale avec la même énergie, la même attention et la même passion que les questions de politique intérieure. Chaque prolétaire, femme ou homme, doit se dire aujourd’hui qu’il ne se passe rien en politique étrangère qui ne touche pas les intérêts intimes du prolétariat. » dans « Weltpolitische Lage » [La situation de la politique mondiale], discours prononcé le 27 mai 1913 à Leipzig-Plagewitz, publié dans le Leipziger Volkszeitung, no 121 du 29 mai 1913, in Rosa Luxemburg, Gesammelte Werke, vol. 3, p. 212–219, notre traduction.
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9.
Vaste révolte populaire en Chine entre 1899 et 1901. Tournée initialement contre la dynastie Qing et les colons étrangers, elle sera finalement soutenue par le gouvernement impérial chinois. Après le siège des légations à Pékin, le corps expéditionnaire allemand sous le commandement du général Alfred von Waldersee devait tout spécialement se distinguer dans la sanglante répression menée par les armées occidentales.
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10.
Immanuel Wallerstein, The Modern World-System, t. IV : Centrist Liberalism Triumphant, 1789–1914 [Le Libéralisme centriste triomphant, 1789-1914], University of California Press, 2011, chap. 4 : « The citizen in a liberal state » [Le citoyen dans un État libéral], p. 184.
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11.
Rosa Luxemburg, « Friedensdemonstrationen » [Manifestations pour la paix], Leipziger Volkszeitung, n° 174, 31 juillet 1911, in Gesammelte Werke, Bd. 3, Berlin, Karl Dietz Verlag, 2003, p. 12-17. Sur le même sujet et à la même époque, lire aussi Rosa Luxemburg, « Wieder Masse und Führer » [À nouveau des masses et des chefs], Leipziger Volkszeitung, n° 199, 29 août 1911, in Gesammelte Werke, op. cit., p. 37-42.
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12.
Elle soutient notamment cette position dans Grève de masse, parti et syndicat (1906) où elle s’appuie sur l’expérience de la révolution russe de 1905. Elle y reviendra en 1918 dans sa brochure critique sur la révolution d’Octobre.
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13.
John Peter Nettl, Rosa Luxemburg, Oxford University Press, 1966, vol. 1, p. 431 sq. ; trad. fr. : John Peter Nettl, Rosa Luxemburg, Paris, Éditions Spartacus, 2012, p. 316-317.
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14.
Rosa Luxemburg, « Unser Marokkoflugblatt » [Notre tract sur le Maroc], Leipziger Volkszeitung, n° 197, 26 août 1911, in Gesammelte Werke, vol. 3, p. 32-35.
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15.
John Peter Nettl, op. cit., p. 106 ; trad. fr : op. cit., p. 91-92.