Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (XVI) Racisme et sale boulot

Dans Tribune du 15 décembre, un correspondant exprime « son horreur et son dégoût » après avoir appris que des troupes indiennes avaient été utilisées contre les Grecs, et il fait un parallèle avec l’utilisation de troupes maures par Franco contre la République espagnole.

Il me paraît important que cette fausse piste ne vienne pas brouiller la vérité. Pour commencer, les troupes indiennes ne peuvent pas vraiment être comparées aux Maures de Franco. Les chefs réactionnaires maures, dont les liens avec Franco sont assez proches de ceux des princes indiens avec le parti conservateur britannique, ont envoyé leurs hommes en Espagne dans le but avoué d’écraser la démocratie.

Les troupes indiennes sont des mercenaires qui servent les Britanniques du fait d’une tradition familiale ou pour avoir un travail, bien que récemment une partie d’entre eux aient probablement commencé à se considérer comme une armée indienne, le noyau des forces armées de l’Inde indépendante de l’avenir.

Il est peu probable que leur présence à Athènes ait la moindre signification politique. Sans doute ces troupes étaient-elles les plus proches et les plus disponibles.

Mais, en outre, il est extrêmement important que les socialistes ne se mêlent pas à des histoires de préjugés raciaux. À plusieurs occasions – l’occupation de la Ruhr en 1923 et la guerre civile espagnole, par exemple – on a pu entendre : « Ils se servent de troupes de couleur », comme s’il était pire de recevoir une balle tirée par des Indiens ou par des Nègres que par des Européens.

Notre crime en Grèce est d’avoir interféré avec les affaires intérieures grecques : la couleur des troupes qui exécutent les ordres est sans importance. Dans le cas de l’occupation de la Ruhr, il était sans doute justifiable de protester contre l’utilisation de troupes sénégalaises parce que les Allemands l’ont probablement ressenti comme une humiliation supplémentaire, et c’est peut-être justement pour cette raison que les Français ont utilisé des troupes noires. Mais ces sentiments ne sont pas universels en Europe, et je doute fort qu’il existe des préjugés contre les troupes indiennes, qui se comportent visiblement très bien.

Notre correspondant aurait plutôt dû avancer que, dans une affaire de ce genre, il est particulièrement vicieux d’utiliser des troupes coloniales ignorant la politique qui ne comprennent pas quel sale boulot on leur fait faire. Mais qu’on n’insulte pas les Indiens en suggérant que leur présence à Athènes est plus insultante que celle des Britanniques.

George Orwell

Extraits de la cinquante-deuxième chronique « À ma guise », parues dans Tribune le29décembre 1944 (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 303-304).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).