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Relever l’échine et refuser l’autorité arbitraire

Dans Moi, Silvio de Clabecq, militant ouvrier, Silvio Marra relate trente ans de luttes aux forges de Clabecq, une usine sidérurgique près de Bruxelles, pour améliorer les conditions de travail et pour empêcher la fermeture du site. Ces extraits choisis de son récit (disponible au format numérique) témoignent de son optimisme et de sa conviction que la force des travailleurs, c'est le nombre et l'unité de la classe.

Je suis l’un de ces millions d’immigrés du sud de l’Italie, tout le monde peut l’entendre à mon accent. Je suis né en Calabre en 1946, d’une famille de paysans.

Le sentiment d’injustice s’est développé très tôt chez moi. À la fin de l’été, le propriétaire des terres venait collecter une partie de la récolte. Mes parents, qui vivaient en quasi-autarcie, avaient travaillé très dur et j’étais révolté par ce vol des fruits de leur labeur. D’ailleurs ce jour-là, mon père m’enfermait dans la grange pour éviter les incidents… Il faut dire qu’à six ans, dans un élan de colère, j’avais mordu le notable.

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En 1979, je me suis présenté aux élections et j’ai été élu au comité sécurité et hygiène. Comme je tenais à mener mon travail politique sans m’affaiblir face au patron, j’étais irréprochable dans mon travail, ce qui me permettait aussi d’acquérir le respect et la solidarité des travailleurs.

Un jour, j’ai fait vider tout l’alcool des frigos dans le canal. Les ouvriers ont voulu organiser une grève contre moi ! Ils pouvaient en penser ce qu’ils voulaient… Mais certains éléments m’obligeaient à agir. La consommation d’alcool était acceptée une fois par an, à l’occasion des fêtes. Mais au fil du temps, certains secteurs donnaient lieu à des beuveries. La direction avait été prévenue, mais ne prenait pas ses responsabilités. J’ai emmené plusieurs militants syndicaux, nous avons ouvert les armoires des ouvriers avec des pinces, coupé les cadenas et vidé tout ce qui était alcoolisé. Les travailleurs étaient bien informés de l’interdiction de l’alcool dans l’usine pour prévenir les accidents. Nous organisions des campagnes périodiques pour empêcher l’entrée d’alcool dans l’usine et si un gars arrivait soûl, on l’envoyait dormir à l’infirmerie. Tant qu’il n’y en avait qu’un ou deux, voire trois, ça allait ! Nous essayions de les couvrir. Mais je ne pouvais pas tenir un hôtel de soûlards à Clabecq ! Des petits commerces locaux s’organisaient dans certains secteurs. L’un achetait de la bière, il gagnait 5 francs par bouteille à la revente et grâce à cet argent, tout le secteur faisait un repas commun à la fin de l’année. Certains délégués étaient dans la combine par complaisance. Je ne pouvais pas accepter cela. Après les campagnes de sensibilisation et les assemblées, je vidais l’usine de tout l’alcool.

À l’approche des élections syndicales suivantes, j’ai à nouveau vidé les frigos. Des délégués et certains militants ont commencé à mener une campagne contre moi. « Maintenant on va lui prendre sa place ! Marra s’est noyé dans la bêtise ! C’est la fin électorale de Marra ! » Ils pensaient que j’avais fait la gaffe avant les élections et que j’en serais fortement affaibli. Quel mépris pour les travailleurs ! Aux élections, j’ai doublé mes voix, grâce à mon travail mais aussi par cette prise de responsabilité. Les travailleurs ne sont pas idiots. Ils reconnaissent une action juste, même faite contre leur gré. Ceci était vrai pour l’alcool, et pour tous les autres problèmes de sécurité.

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Nous nous sommes attelés à déconstruire les attitudes de résignation et de peur. Pendant des années, la direction avait choisi les contremaîtres en fonction de leur carrure, pour impressionner les ouvriers. Et si cela ne suffisait pas : un coup de pied au cul ! Les chefs, les ingénieurs dominaient tout le monde et particulièrement les jeunes, qui en avaient vraiment peur. Nous avons fait comprendre qu’on pouvait se défendre et se faire respecter au lieu de subir : « Les coups de pied au cul j’en veux plus, mais par contre, je veux bien en donner ! » Sur le principe qu’un homme en vaut un autre, les travailleurs ont relevé l’échine et refusé l’autorité arbitraire. Des habitudes comme celle de soulever son casque au passage d’un ingénieur pour le saluer ont disparu.

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Quelques gars persistaient dans leur attitude raciste, par défi ou par conviction. Un employé apportait des affiches et des autocollants du Front national. Il les mettait dans son bureau et dans les vestiaires. Les militants syndicaux ont fini par demander au type d’arrêter, car ses opinions allaient à l’encontre des idées de la majorité des travailleurs. Mais il a persévéré.

Un jour, une centaine de travailleurs sont allés dans son bureau et ont tout jeté par la fenêtre : bureaux, tables, armoires, matériel, tout ! L’employé a failli passer par la fenêtre lui aussi ! Le petit noyau sympathisant d’extrême-droite qui résistait n’a plus jamais manifesté son opinion.

Un cadre, grand fanfaron, faisait de la discrimination à l’embauche. Il disait ne pas vouloir embaucher d’ouvrier dont le nom se termine par « a, i ou o ». C’était intolérable. Nous avons averti la direction plusieurs fois, sans effet. Durant une grève, tout le monde avait arrêté le travail, sauf les ouvriers nécessaires au maintien des installations et… ce fameux cadre informaticien. Les ouvriers présents pour la maintenance nous ont prévenus et une quinzaine de militants sont allés le chercher dans son bureau, l’ont totalement déshabillé et l’ont renvoyé chez lui nu comme un ver. C’était l’hiver, il faisait beau mais il y avait encore de la neige dehors. Il est monté dans sa Mercedes et s’est rendu directement à la police déposer plainte. À la fin de la grève, il comptait revenir travailler, mais nous avons exigé qu’il retire d’abord sa plainte. Il a cédé.

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Il était vital d’aller à la rencontre des autres sidérurgistes du pays afin de nous unifier. La centrale syndicale des métallurgistes ne voulait pas mettre d’autocars à notre disposition, estimant que ce n’était pas à « la base » mais aux permanents de l’appareil d’aller dans les autres régions. En réunion, à la question « Où trouver l’argent pour les autocars ? », l’un d’entre nous a évoqué les travailleurs de Lip en France, qui avaient occupé leur usine en 1973. Ils avaient produit des montres en autogestion et les avaient vendues pour alimenter la résistance à la fermeture. Nous ne produisions hélas pas de montres, et vendre des tôles d’acier… Quelqu’un a lancé : « Et si on vendait le vin du patron ? » Les Forges possédaient une société commerciale, Sococlabecq, qui vendait nos tôles partout dans le monde et avait stocké du vin dans l’usine, sans doute destiné à sa clientèle. L’idée a instantanément été adoptée et, lors de sa soumission à l’assemblée du lendemain, votée à la quasi-unanimité.

La cave à vin était protégée par une porte blindée. Pour éviter d’être en infraction, il n’était pas question de la défoncer. Le directeur technique, appelé pour la cause, et après beaucoup, beaucoup d’insistance, a ouvert la cave où se trouvaient 8 000 bouteilles de bon vin, dont 4 000 magnums.

La presse, venue aux nouvelles du conflit, attendait à l’extérieur de l’usine. Nous leur avons annoncé l’action du jour : la vente du vin du patron. Le scoop a fait un énorme tapage. En deux jours, deux fois quatre heures, les 8 000 bouteilles disposées sur des tables dans une cour de l’usine étaient vendues au prix du commerce. Des gens de la région, des familles des travailleurs, des petits commerçants et même quelques policiers prenaient leur voiture et achetaient une, deux, trois caisses. La radio et la télévision l’avaient annoncé, la police n’intervenait pas : ils ne se posaient aucune question, comme si c’était légal. Nous avions donné la consigne aux travailleurs de ne rien consommer dans l’usine. Quelle discipline ! Pas une seule bouteille n’a été ouverte ! La vente a rapporté environ 1 600 000 francs.

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Les militants ont décidé d’utiliser les bulldozers pour bloquer l’autoroute. Chaque corps de métier manifeste avec ses outils de travail, les symboles de sa profession : les pompiers avec leurs camions, nous avec nos engins.

J’ignore ce qui s’est passé exactement à ce moment-là, je crois que la police a été avertie et a communiqué avec les autorités qui ont décidé de nous interdire la montée sur l’autoroute. La police a alors communiqué aux délégués, avant l’arrivée sur la bretelle d’autoroute, que finalement la manifestation n’était plus tolérée. Nous avons rétorqué : « Dites-leur vous-même. Ils sont ici, dites-leur que c’est interdit. Vous croyez vraiment que nous allons leur annoncer nous-mêmes ? »

Nous approchons de l’autoroute quand des gendarmes sortent des bois alentour, quatre à cinq cents jaillissant de toutes parts, en tenue de combat et armés. Ils nous encerclent. Impossible de monter sur l’autoroute, impossible aussi de redescendre sur la route nationale. Ils nous attaquent avec leurs camions et les autopompes.

Une première charge, en criant pour nous effrayer. Mais quelqu’un qui est déjà au maximum de l’adrénaline n’a plus peur, ne va pas s’enfuir à cause du bruit, des cris ou parce qu’on le poursuit. Les gens de Clabecq ont réagi spontanément, c’était l’état d’esprit global à ce moment-là. La confrontation a été immédiate et très forte. Les bulldozers ont retenu les autopompes et les camions de la gendarmerie et ont contre-attaqué. Vingt-quatre véhicules de la gendarmerie ont été détruits, tous mis KO par des bulldozers conduits par des travailleurs en colère.

Silvio Marra

Extraits choisis de Moi, Silvio de Clabecq, militant ouvrier (Agone, février 2020), disponible au format numérique.