Au jour le jour

Délivrer Varian Fry (I) Une lueur vive dans la nuit (2)

Parmi les éléments les plus remarquables de l’action de Varian Fry à Marseille en 1940-1942 se trouve sans doute le fait que, très vite, il ne s’en tient pas à la liste qui lui a été fournie… Le récit que donne Hans Sahl de sa première rencontre en fait foi.

Parmi les éléments les plus remarquables de l’action de Varian Fry est sans doute que, très vite, il ne s’en tient pas à la liste qui lui a été fournie… Le récit que donne Hans Sahl de sa première rencontre (retenu ici parce qu’il est sans doute moins connu que les témoignages des proches collaborateurs) en fait foi.

Arrivé à Marseille après la débâcle de juin 1940 dans un état de désespérance partagé par tous les réfugiés antifascistes, ce journaliste apprend par un ami la présence d’un Américain qui aurait en poche une liste de gens à sauver et de l’argent pour eux. Après avoir d’abord cru à une plaisanterie, il téléphone pour prendre rendez-vous et se rend à l’hôtel Splendide, qui tient lieu de bureau à Fry : « J’ai été accueilli par un jeune homme en bras de chemise, il a passé son bras autour de moi pour glisser quelques billets dans ma poche, m’a amené près de la fenêtre, a chuchoté comme un médiocre acteur dans un rôle de conjuré : “Si vous avez besoin de plus, revenez. En attendant, je vais télégraphier votre nom à Washington. Nous allons vous sortir de là. Il y a des moyens ; vous verrez, il y a des moyens…” Il me versa un verre de whisky. “Au fait, vous avez besoin d’un nouveau complet. Vous ne pouvez pas continuer à vous promener comme ça. Demain, nous allons vous acheter un joli complet d’été.” J’ai avalé le whisky et dit alternativement : “Thank you very much, Sir”, “Danke vielmals” et “Merci, monsieur”. Imaginez un peu : les frontières étaient fermées, on était pris au piège, à tout instant on pouvait faire l’objet d’une nouvelle arrestation, ta vie était finie et voilà que tout d’un coup tu as devant toi un jeune Américain en bras de chemise qui te bourre les poches d’argent, passe son bras autour de toi et susurre avec l’air d’un conspirateur dont il joue mal le rôle : “Oh, il y a des moyens de vous sortir de là”, et pendant ce temps, ô horreur ! voilà que les larmes coulent le long de tes joues, mais oui, abomination, de vraies grosses larmes, et le gaillard, l’infâme, au demeurant un ancien étudiant de Harvard, sort pour de bon sa pochette de soie de la veste qui est sur le dos de sa chaise en disant : “Tenez, prenez-la. Elle n’est plus très propre, vous voudrez bien m’excuser.” »

En outre, parallèlement aux actions légales de secours à l’instar des organisations humanitaires classiques, des activités clandestines se mettent en place pour contourner la situation inextricable et désespérée à laquelle nombre des réfugiés les plus exposés sont soumis. […] Le mois suivant, Fry participe lui-même à un passage de la frontière espagnole, par le village de Cerbère, avec Heinrich Mann, Franz Werfel et Alma Mahler ; tandis que la « route F. » – du nom de Hans et Lisa Fittko, un couple de militants antinazis allemands rompus au travail clandestin – prend son essor, toujours à partir de Banyuls.

Parmi ceux qui vont travailler avec Varian Fry, on retrouve ainsi, malgré un important renouvellement, trois principaux groupes de personnes : d’abord des réfugiés allemands antinazis, comme Albert Hirschman ou Hans Sahl ; ensuite des Américains d’origine vivant en France avant la guerre, comme Miriam Davenport, Charles Fawcett ou Mary Jayne Gold [1] ; enfin des Français qui y font l’apprentissage des activités clandestines et des prémisses de la Résistance, comme Jean Gemähling – qui deviendra l’un des chefs du mouvement « Combat » ; ou comme Daniel Bénédite et Paul Schmierer, issus de la gauche socialiste et de l’extrême gauche antistalinienne des années 1930 [2].

Les premiers à travailler rue Grignan, au siège du CAS, sont Miriam Davenport, Charles Fawcett, Mary Jayne Gold, Albert Hirschman, Franz von Hildebrand et Heinz Oppenheimer. En octobre, ce sont Daniel et Theodora Bénédite, Marcel Chaminade, Jean Gemähling, Anna Gruss et Marcel Verzeanu qui intègrent l’équipe du CAS afin de combler les premiers départs. Ainsi, Albert Hirschman, qui a quitté Marseille pour se mettre à l’abri lors de la visite de Pétain le 30 novembre, part pour Lisbonne mi-décembre afin d’échapper à une probable arrestation. Le CAS réorganise alors ses activités : Gemähling s’occupe des relations avec les services anglais et Verzeanu du travail clandestin.

La filière des socialistes de gauche est présente tout au long de l’histoire du CAS. Ainsi, avant même son arrivée à Marseille, c’est le journaliste alsacien et militant socialiste actif Charles Wolff qui avait été à l’origine de la participation de Miriam Davenport. Croisé à Paris puis retrouvé, après la débâcle, au siège du parti socialiste de Toulouse, Wolff entreprit dès lors sa formation politique, tout en lui présentant Katia Landau (la veuve d’un militant autrichien, adhérent du POUM tué par les staliniens à Barcelone en 1937), Justus Rosenberg (un lycéen polonais), Daniel Bénédite et les Allemands Konrad Heiden et Walter Mehring. Tous seront mêlés à l’action de Fry.

On retrouve donc, dans toute l’activité du CAS, une vitrine légale – que des personnalités du monde des arts et lettres cautionnent de leur renommée, souvent à leur insu –, avec une activité de sauvetage de militants ouvriers, en premier lieu socialistes ou socialistes de gauche ; puis, de plus en plus – avec l’arrivée de Bénédite qui renforce cette tendance –, des personnalités et des militants des différents courants de l’extrême gauche antistalinienne – dont des petits groupes tels que l’Internationaler Sozialistischer Kampfbund [3].

Après son départ de Marseille, signale Bénédite, « Bohn avait cédé [au CAS] son principal assistant, le charmant Bedrich Heine, ex-membre du Comité exécutif de la social-démocratie allemande. Viennent se joindre à lui Ernst Hirschberg, Max Diamant, Walter Fabian, Erich Lewinsky, José Robles, Pietro Tresso dit “Blasco” et Carel Sternberg », des militants socialistes allemands du SPD (comme l’avocat juif de Kassel Lewinsky) ou du SAP (comme Diamant et Fabian) ou encore des trotskistes comme l’Italien Tresso. Enfin, Bénédite souligne le rôle des militants anonymes – « auxquels on peut se fier sans réserve » pour les activités illégales – comme sa camarade du PSOP Anita Sauvage ou Gaby Cordier, « très lié avec le socialiste genevois René Berthollet, qui assurait nos liaisons avec la Suisse » ; également « l’Allemand Helmut Leipen, l’Italien Franco Negri, le Catalan Antoine Travé ».

Parmi les antifascistes italiens présents à Marseille, le CAS est chargé du leader socialiste Giuseppe Emanuele Modigliani et entretient des contacts privilégiés avec deux dirigeants du groupe Giustizia e Libertà, Randolfo Pacciardi et Emilio Lussu. De ce dernier, Bénédite écrira qu’il « est et restera le plus fidèle et le plus actif de nos collaborateurs occasionnels ».

Pour les Espagnols, le CAS a sur ses listes les dirigeants du PSOE de la tendance Largo Caballero. Mais il va travailler plus particulièrement avec des militants du POUM et de la CNT réfugiés en France, à Marseille mais surtout à Toulouse, d’où partait l’une des filières clandestines de passage en Espagne.

Enfin, il faut mentionner le cas emblématique de l’écrivain et militant Victor Serge. Réfugié en Belgique, puis en France après son expulsion d’URSS en 1936, il s’était retrouvé sur les routes de la débâcle, en juin 1940, avant de s’arrêter dans un petit village de Dordogne. En relation avec Dwight et Nancy McDonald grâce à la revue américaine Partisan Review depuis 1938, Victor Serge lance un SOS à ses amis d’Amérique. Aussitôt les McDonald constituent le « Fonds de secours de Partisan Review pour les écrivains et les artistes européens », qui sera « l’acte inaugural de ce qui constituera l’engagement de toute une vie de Nancy McDonald en faveur des “véritables héros et héroïnes des temps modernes, les victimes des totalitarismes stalinien et hitlérien” ». De 1940 à 1942, les McDonald seront « la planche de salut » de Serge, dans une période où ce dernier se savait marginalisé, exclu et menacé de toutes parts : « En dressant les listes des visas, en Amérique et ici, les hommes influents des vieux partis d’émigrés semblent bien décidés à n’y pas inscrire les militants d’extrême gauche, dont les seuls noms compromettent aux yeux des ministères. On se sauve d’ailleurs par familles politiques, les groupes ne servent plus qu’à cela. Tant pis pour le hors-partiqui s’est permis de penser seul pour le vaste socialisme ! Mon parti tout entier ayant été fusillé ou assassiné, je suis seul et bizarrement inquiétant. »

Sachant que Victor Serge est pris en charge par le CAS et casé avec les locataires de la villa Air-Bel, aux côtés d’André Breton et des surréalistes, on mesure que l’action de Fry ne rentre guère dans les canons d’une activité humanitaire ou partisane classique. Elle passe aussi par les liens que le Centre américain de secours entretient avec la coopérative du Croque-fruit, créée à Marseille, à l’automne 1940, sous le nom du « Fruit mordoré », autour de Jean Rougeul, de l’acteur et sympathisant trotskiste Sylvain Itkine et du journaliste Guy d’Hauterive afin de fabriquer des bouchées sucrées avec de la pâte de dattes importée d’Algérie. Parmi les ouvriers, on retrouve, selon Jean Rabaut, « habitués de la rive gauche, Russes émigrés apolitiques mais aussi trotskistes, pivertistes, communistes des diverses oppositions » et, notamment, le communiste ultra-gauche Marc Chirik ou l’écrivain Jean Malaquais.

Ce positionnement fait de Varian Fry non seulement un suspect pour le régime de Vichy, mais aussi pour l’administration américaine. Ainsi le consul général Fullerton lui conseille-t-il de rentrer aux États-Unis à peine un mois après son arrivée à Marseille. Il ne trouve que le soutien du vice-consul Hiram Bingham ; mais celui-ci est rappelé aux États-Unis en mai 1941 avant d’être nommé à un autre poste. De même, lors de sa visite à Vichy avec Chaminade [4] pour faire connaître le rapport de Bénédite sur les camps d’internement du sud de la France, Fry se heurte à une fin de non-recevoir du ministère de l’Intérieur français, ce qui ne surprend guère, mais aussi des ambassades étrangères. Enfin, son expulsion de France se fera avec l’aval du département d’État américain.

En effet, dès l’automne 1940, le sous-secrétaire d’État chargé de l’immigration et du problème des réfugiés, Breckinridge Long, arrive à convaincre Roosevelt que l’émigration risque d’amener aux États-Unis des éléments de la « cinquième colonne » ou des communistes. Contre l’avis des libéraux – tels Eleanor Roosevelt ou George Warren –, cette influence débouche sur l’interruption du « dispositif prévu entre l’AFL et le département d’État ». Cette nouvelle situation s’ajoutant aux difficultés de communication entre Marseille et New York amène l’ERC à s’inquiéter de l’indépendance de Fry et à lui demander « de se conformer au rôle neutre du travailleur social ». Pour New York, la priorité est, d’une part, de collecter des fonds – l’exfiltration de personnalités connues en étant la contrepartie impérative ; et, d’autre part, de conserver la confiance du département d’État.

De son côté, « Fry […] voulait sauver le plus grand nombre, pas seulement les plus célèbres », écrit André Schiffrin. Les rapports de l’ERC avec Fry vont donc se dégrader jusqu’à ce que ce dernier écrive à Frank Kingdom, le 21 janvier 1941 : « Ce bureau n’est pas votre bureau : c’est un comité indépendant composé de divers citoyens américains qui résident en France. » Fry s’efforce alors de s’extraire du dispositif dans lequel il est pris et de développer d’autres réseaux de relations, avec de nouveaux appuis techniques et financiers, notamment d’autres organisations de secours aux réfugiés comme le HICEM ou la YMCA.

Parmi les organisations présentes à Marseille et avec laquelle le CAS entretient des relations de travail, il y a aussi l’Unitarian Service Committee, lié à une secte protestante très libérale, dont le représentant à Lisbonne, le Dr Charles Joy, mettra son bureau à la disposition de Fry lors de son séjour dans cette ville après son expulsion de France. À Marseille, le chef de la délégation des unitariansest Noel Field, au sujet duquel Bénédite rapporte que « des bruits étranges couraient », et qui apparaîtra, après guerre, comme un communiste convaincu et un agent soviétique. Arrêté à Prague lors des procès Rajk en Hongrie et Slansky en Tchécoslovaquie, Field fut libéré après la mort de Staline et resta en Hongrie, où il approuva sans réserve l’intervention soviétique de 1956. Est-ce cette présence de Field à Marseille et les quelques contacts qu’il a pu avoir avec le CAS qui feront soupçonner Fry d’« activités anti-américaines » malgré son opposition constante aux staliniens ?

En juin 1941, la politique américaine d’immigration se restreint encore plus, tandis que Roosevelt laisse totalement l’initiative à l’appareil bureaucratique du département d’État. Dès lors, la direction de l’ERC considère que Fry a « troqué la rhétorique humanitaire neutre pour un militantisme dangereux trop proche du socialisme et poursuivi des activités illégales en temps de crise internationale ».

Dans un environnement hostile et privé de soutien, le départ de Fry est alors inéluctable.

Le 31 juillet 1941, un avis de recherche est lancé par la police française à son encontre. Convoqué à la préfecture le 29 août, il y apprend son expulsion du territoire national. Accompagné jusqu’à la frontière espagnole par le bon inspecteur Garandel, il bénéficie, à cause d’un problème de visa, de quelques jours de sursis, qu’il passe à Perpignan avec quelques-uns de ses collaborateurs venus l’accompagner. Après un repas d’adieu en gare de Cerbère, il quitte la France le 6 septembre.

Charles Jacquier

Deuxième partie de sa postface à Varian Fry, Livrer sur demande... Quand les artistes, les dissidents et les Juifs fuyaient les nazis (Marseille, 1940-1941), Agone [2008], 2017. (Pour l'important appareil de référence, qui n'a pas été retenu ici, nous renvoyons les lecteurs à la version intégrale.)

Notes
  • 1.

    Notes

  • 2.

    . Originaire d’Ukraine, Paul Schmierer (1905-1966) fréquente l’extrême gauche trotskiste puis le Cercle communiste démocratique de Boris Souvarine. Médecin à Paris, il participe au Comité d’action socialiste pour l’Espagne (CASPE), qui aide notamment les militants du POUM. Replié à Marseille, il organise dès septembre 1940 une filière d’évasion pour les soldats alliés, puis se joint au CAS. En 1942, il organise un maquis dans le haut Var, associé au réseau de renseignement « Tartane-Masséna », qu’il rattache, en 1944, au service de renseignement des Mouvements unis de la résistance. Arrêté à Antibes, il s’évade, est repris mais s’échappe encore et rejoint Paris pour participer à la prise de l’immeuble abritant le Pariser Zeitungdurant la libération de la capitale.

  • 3.

    . Fondé à Iéna en 1925 par le philosophe allemand Leonhard Nelson après son exclusion du SPD, l’ISK jouera un rôle important dans la résistance au nazisme en Allemagne puis dans l’émigration. Ainsi ses militants contrôlaient-ils un réseau clandestin de diffusion d’informations et de fonds à Toulouse pendant la guerre. Aux États-Unis, une ancienne militante de l’ISK, Ewa Lewinsky-Pfister, travaillera avec Karl Frank dès son arrivée en 1940, puis elle remplacera Ingrid Warburg à l’ERC (devenu IRCC en 1942), tenant « une position stratégique pour connaître les filières clandestines actives en Europe ».

  • 4.

    Collaborateur (non identifié) du Centre américain de secours, dont il sera le « secrétaire d’État aux Affaires étrangères ».