Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (VI) Tolstoï, Dickens, Joyce et les nazis

Lisant aussi simultanément que possible La Vie de Tolstoï de Mr Derrick Leon, le livre de Miss Gladys Storey sur Dickens, celui de Harry Levin sur James Joyce et l’autobiographie (encore inédite dans ce pays) du peintre surréaliste Salvador Dali, j’ai été frappé avec plus de force encore que d’habitude de l’avantage que retire un artiste d’être né dans une société relativement saine.

Quand j’ai lu pour la première fois Guerre et paix, je devais avoir vingt ans. À cet âge, on n’est pas intimidé par les gros romans, et mon seul reproche à l’égard de ce livre (trois forts volumes – la taille d’environ quatre romans d’aujourd’hui), c’était qu’il n’était pas assez long. Je trouvais que Nicolas et Natacha Rostov, Pierre Bézoukhov, Denissov et tous les autres étaient des gens dont on prendrait plaisir à lire éternellement les aventures. Le fait est que la petite aristocratie russe de cette époque, avec son intrépidité et sa simplicité, ses plaisirs campagnards, ses histoires d’amour orageuses et ses familles énormes, était composée de gens absolument charmants [1].

Certes, on ne saurait qualifier cette société de juste ni de progressiste. Elle reposait sur le servage, ce qui avait mis Tolstoï mal à l’aise dès son enfance, et même un aristocrate « éclairé » aurait eu du mal à penser au paysan comme à un être appartenant à la même espèce animale que lui. Tolstoï lui-même ne cessa de battre ses domestiques qu’à un âge avancé. Le propriétaire terrien exerçait une sorte de droit de seigneur [2] sur les paysans de son domaine. Tolstoï a eu au moins un enfant naturel, et son demi-frère morganatique était le cocher de la famille.

Malgré tout, on ne peut éprouver pour ces Russes frustes et prolifiques le même mépris que celui qu’on ressent pour la lie cosmopolite et sophistiquée qui a offert à Dali ses moyens d’existence [3]. La grâce qui les sauve, c’est d’être rustiques, de n’avoir jamais entendu parler de benzédrine ni d’ongles d’orteils dorés, et, même si Tolstoï s’est repenti plus tard de ses péchés de jeunesse plus bruyamment que bien d’autres, il devait savoir qu’il tirait sa force – sa puissance créatrice aussi bien que la force de sa musculature impressionnante – de ce milieu rude et sain où l’on chassait la bécasse dans les marais et où les jeunes filles s’estimaient heureuses si elles allaient à trois bals dans l’année.

L’une des grandes lacunes de Dickens, c’est qu’il n’a rien écrit sur la vie rurale, fût-ce dans un esprit burlesque [4]. Il ne prétend même pas connaître quoi que ce soit à l’agriculture. On trouve bien dans Les Aventures de Mr Pickwick quelques descriptions farcesques de scènes de chasse, mais le petit-bourgeois radical qu’était Dickens était incapable d’évoquer avec sympathie ce type de divertissements. Pour lui, la chasse et la pêche sont avant tout des démonstrations de snobisme, ce qu’elles étaient déjà devenues, en effet, dans l’Angleterre de son époque. Les enclosures [5], l’industrialisation, les fantastiques écarts de richesse et le culte du faisan et du cerf formaient une combinaison qui éloignait la masse du peuple anglais de la terre et faisait de l’instinct du chasseur, qui est sans doute à peu près universel chez les humains, un simple rituel aristocratique.

La meilleure scène de Guerre et paix est peut-être celle de la chasse au loup. À la fin, c’est le chien du paysan qui devance ceux des nobles et attrape le loup. Après quoi, Natacha trouve tout naturel de danser dans la cabane du paysan. Pour assister à ce genre de scènes en Angleterre, il aurait fallu faire un bond d’un ou deux siècles en arrière, quand la différence de statuts ne se traduisait pas nécessairement par une grande différence de comportements.

L’Angleterre de Dickens était déjà couverte d’écriteaux « Défense d’entrer sous peine de poursuites ». Quand on songe à l’attitude qui est de mise à gauche vis-à-vis de la chasse à courre, au fusil ou autre, il est étrange de penser que Lénine, Staline et Trotski ont tous été, en leur temps, de grands amateurs de ce genre d’activités. Mais ils vivaient dans un pays immense et vide, où il n’existait pas de relation nécessaire entre sport et snobisme, et où le divorce entre la ville et la campagne n’avait jamais été consommé.

Notre société, dont presque tous les romanciers contemporains font leur matériau, est bien plus mesquine, a moins d’allure et est moins insouciante que celle que nous décrit Tolstoï ; le comprendre est un des signes du talent. Joyce aurait falsifié les faits s’il avait peint les personnages des Gens de Dublin moins écœurants qu’ils ne le sont. Mais l’avantage naturel est du côté de Tolstoï ; car, toutes choses égales par ailleurs, qui ne préférerait écrire sur Pierre et Natacha plutôt que sur des coucheries furtives dans des pensions de famille ou sur des hommes d’affaires catholiques qui s’enivrent pendant une « retraite » ?

Dans son livre sur Joyce, Mr Harry Levin fournit quelques données biographiques, mais il ne peut pas nous dire grand-chose sur la dernière année de l’écrivain [6]. Tout ce que nous savons, c’est qu’à l’entrée des nazis en France il est passé en Suisse, où il est mort environ un an plus tard dans sa vieille maison de Zurich.

Apparemment, on ignore également ce que sont exactement devenus les enfants de Joyce. Les critiques académiques n’ont pu résister à l’opportunité de donner des coups de pieds à son cadavre. Le Times lui a consacré une petite notice nécrologique aussi mesquine que prudente et, bien que ce journal n’ait jamais manqué d’espace pour publier des lettres sur les résultats du cricket ou sur l’apparition du premier coucou, il a refusé de publier la lettre de protestation adressée par T.S. Eliot.

Tout cela obéit à la bonne vieille tradition anglaise qui veut que les morts soient systématiquement couverts de louanges, à l’exception des artistes. Qu’un homme politique meure et ses pires ennemis se lèveront à la Chambre des communes pour proférer de pieux mensonges en son honneur, mais un écrivain ou un artiste doit être traité avec mépris, du moins s’il a quelque talent.

Immédiatement après sa mort, toute la presse britannique s’est liguée pour insulter D. H. Lawrence, en le qualifiant le plus souvent de « pornographe ». Des nécrologies méprisantes, c’était le moins auquel Joyce devait s’attendre. Mais l’effondrement de la France et la nécessité de fuir la Gestapo comme un quelconque suspect politique, c’est une affaire d’un autre ordre ; et, quand la guerre sera finie, il sera intéressant de savoir ce qu’il en a pensé.

Joyce avait volontairement fui le philistinisme anglo-irlandais. L’Irlande ne le supportait pas, l’Angleterre et l’Amérique le toléraient à peine. On refusait de publier ses livres ; les éditeurs timorés les détruisaient en cours d’impression ; ils étaient censurés à leur sortie, piratés avec l’accord tacite des autorités et, de toute façon, ils furent très largement ignorés jusqu’à la parution d’Ulysse.

Joyce avait toutes les bonnes raisons de se plaindre et en était parfaitement conscient. Mais il se voulait également un « pur artiste », « au-dessus de la mêlée » et indifférent à la politique. Muni d’un passeport autrichien et bénéficiant d’une pension britannique, il avait écrit Ulysse en Suisse pendant la guerre de 14-18 en prêtant à celle-ci aussi peu d’attention que possible. Mais cette guerre-ci, Joyce le comprit vite, est d’une nature telle qu’il est difficile de l’ignorer. Je pense qu’elle doit lui avoir appris qu’il faut faire un choix politique et que même la bêtise vaut mieux que le totalitarisme.

S’il y a une chose que Hitler et ses amis ont démontrée, c’est que les cent dernières années ont été pour l’essentiel une belle époque pour les intellectuels. Car enfin, peut-on comparer les persécutions dont Joyce, Lawrence, Whitman, Baudelaire et même Oscar Wilde ont été les victimes avec le sort des intellectuels libéraux dans toute l’Europe depuis l’accession de Hitler au pouvoir ?

Joyce a quitté l’Irlande par dégoût : il n’a pas dû fuir pour sauver sa peau comme il a dû le faire quand les panzers sont entrés dans Paris. Le gouvernement britannique a dûment interdit Ulysse à sa parution, mais il a levé cette interdiction quinze ans plus tard et, ce qui est probablement plus important encore, il avait donné à Joyce les moyens de vivre pendant la rédaction du livre. Par la suite, grâce à la générosité d’un admirateur anonyme, Joyce a pu mener une vie civilisée à Paris pendant près de vingt ans et écrire Finnegans Wake entouré d’un cercle de disciples tandis que des équipes de spécialistes travaillaient avec ardeur à la traduction d’Ulysse en diverses langues européennes et même en japonais.

Entre 1900 et 1920, il avait connu la faim et le mépris ; mais, à tout prendre, sa vie semblerait assez satisfaisante vue depuis l’intérieur d’un camp de concentration allemand. Qu’est-ce que les nazis auraient fait de Joyce s’ils avaient pu mettre la main sur lui ? Nous l’ignorons. Peut-être auraient-ils essayé de le rallier et de lui faire rejoindre leur bande de littérateurs « convertis ». Il doit pourtant avoir réalisé que les nazis ne se sont pas contentés de détruire la société qu’il connaissait mais qu’ils sont également les ennemis mortels de tout ce à quoi il tenait le plus. Au bout du compte, la mêlée « au-dessus » de laquelle il avait voulu se tenir l’a très directement concerné, et j’aime à croire qu’avant sa mort il a été amené à lâcher quelques commentaires dénués de neutralité sur Hitler (venant de Joyce, ils pourraient être cinglants) qui se trouvent à Zurich et seront disponibles après la guerre.

George Orwell

Quinzième chronique « À ma guise », parue dans Tribune le 10 mars 1944(trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 161-112).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4

Sur notre nouvelle traduction à paraître de 1984, lire :

Notes
  • 1.

    Le livre surTolstoy : His Life and Work, est de Derrick Leon (Routledege, 1944). [nde]

  • 2.

    En français dans le texte. [nde]

  • 3.

    Orwell a longuement commentéLa Vie secrète de Salvador Dali – en juin 1944 dans « L’immunité artistique : quelques notes sur Salvador Dali » (Essais, articles, lettres, vol. 3, Ivrea-Encyclopédie des nuisances, 1998, p. 202-203). [nde]

  • 4.

    Le livre surDickens and Daughter, est de Gladys Storey (Frederick Muller, 1939) – l’auteure, amie d’une fille de Dickens, y révélait la liaison de celui-ci avec l’actrice Nelly Ternan. [nde]

  • 5.

    Le mouvement des enclosures est le processus par lequel, à partir de la fin du XVIe et durant le XVIIe siècle, les plus riches s’approprièrent les terres alors gérées collectivement (les communaux) en les clôturant, puis les convertirent en pâturages à moutons pour le commerce de la laine alors en pleine expansion. Le fort appauvrissement des campagnes qui en résulta fut à l’origine d’un exode rural qui favorisa l’urbanisation et l’industrialisation précoces de l’Angleterre, et la mise en place d’une économie capitaliste. [nde]

  • 6.

    Harry Levin,James Joyce : A Critical Introduction (New Directions, 1941), est un des premiers livres importants sur Joyce, dont Orwell fit une recension dans le Manchester Evening News du 2 mars 1944. [nde]