Au jour le jour

Shakespeare in blog (IX) La place vacante

En ne faisant, lors d’une précédente exposition, que « regarder » le sonnet 77, en retardant le moment de le lire, j’avais le projet de vous en reparler. Il s’agissait d’en parler une première fois en allant d’un endroit à un autre du texte que je choisissais des yeux, comme je le fais toujours pour préparer ces expositions, tout en me gardant de le lire « pour de bon », ce que je pensais faire lors d’une seconde exposition : celle-ci.

J’en étais alors ressorti, de ce sonnet 77, non sans avoir considéré un certain nombre d’événements de langues. Pas tous les événements, car il m’importe de « raréfier » l’espace du sonnet pour pouvoir y circuler, et par cette circulation tracer et mettre au jour des rapports qui, dans le sonnet « plein », étaient devenus moins visibles ou moins lisibles. Or, souvenez-vous, une chose m’avait particulièrement frappé en « regardant » ce sonnet : on y passait de this bookce livre, au quatrième vers, à thy bookton livre,au quatorzième et dernier vers. Dans ce passage, du haut au bas du sonnet, de ce livre à ton livre, j’ai cru entrevoir le projet de Shakespeare dans l’ensemble des Sonnets. Ce que j’avais fini par appeler « son ambition ».

Depuis, j’ai lu le sonnet 77, j’en ai mis en chantier la traduction, et j’ai commencé à réfléchir au nouveau parcours que j’allais faire dans ce sonnet pour vous parler de ce que j’y ai lu et de la façon dont j’ai commencé à le traduire, et… ça ne marchait pas ! Je veux dire que, quel que soit l’endroit par lequel j’entrais dans le sonnet (y compris, une fois n’est pas coutume, par en haut à gauche, le premier mot), je me perdais. Je me perdais dans le sonnet. Le projet de parler deux fois de ce sonnet en y circulant différemment s’avérait irréalisable. Après plusieurs essais, je me suis demandé à quoi bon poursuivre un projet devenu irréalisable, et j’ai pensé qu’il fallait que je m’y prenne autrement, que je commence par vous parler d’autre chose.

J’ai apporté avec moi une édition de poche anglaise des Sonnets de Shakespeare. C’est une édition tout à fait ordinaire, de 2015, de la maison d’édition Penguin. Ce qui m’intéresse dans cette édition, c’est la couverture. En y inscrivant de cette façon, Shakespeare’s SonnetsLes Sonnets de Shakespeare, en majuscules si grandes qu’il est contraint de couper le nom de Shakespeare pour le faire rentrer dans les deux tiers inférieurs du format vertical, le graphiste a retrouvé quelque chose de l’édition originale, de 1609.

SHAKE- SPEARE’S SONNETS

Le sait-il, je n’en sais rien, mais le nom de Shakespeare est également coupé en deux dans l’édition originale, sauf que ce n’est pas pour une raison de place, car il tient sur une seule ligne.

SHAKE-SPEARES   S O N N E T S

On lit SHAKE, un trait d’union, puis SPEARES, avec le S du possessif, qu’on voit aussi sur la couverture de 2015, mais qui est à l’époque collé au nom propre, de même que le S du pluriel est collé au nom commun qui se trouve au-dessous, plus étalé, en majuscules plus petites.

La division du nom propre en deux parties produit un jeu de mot qui rappelle le jeu de mot visuel, ou traduction en image, que présentait le blason des Shakespeare : un faucon les ailes déployées (agitershake) tenant une lance (spear). Ce blason qu’il n’avait pas réussi à obtenir, ce n’est qu’avec l’aide de son fils William, que John Shakespeare parviendra enfin à l’obtenir. Cela se passe une dizaine d’années avant la parution des Sonnets… Mais ce qui m’intéresse, moi, dans la division du nom de Shakespeare au-dessus de Sonnets, c’est qu’elle fait monter les S. Tous les S présents dans ces deux mots, à gauche, les S appartenant à l’orthographe des mots, à l’initiale de SHAKE, de SPEARES, et de SONNETS, et à droite, les S relevant de la grammaire, ajoutés aux mots, le possessif et le pluriel. Et cette montée des S est particulièrement visible sur la couverture de 2015, où ils sont alignés, à gauche et à droite.

Ces « s » grammaticaux sont importants ; le cas possessif surtout, parce qu’il fait que vous aurez beau mettre sur la couverture toute la distance que vous voulez entre ces deux mots, ils resteront toujours liés grammaticalement. Ce n’est pas Shakespeare et, en dessous, Sonnets, comme on peut le lire sur la plupart des couvertures des traductions françaises ; ou, mieux : Shakespeare, Les sonnets ; ou encore, mais là très loin du titre original : William Shakespeare, Sonnets ; ce sont : Les sonnets de Shakespeare. Le nom de l’auteur est passé dans le titre. Et, au-dessus de ce titre, comme vous pouvez le voir dans cette édition moderne où c’est rendu particulièrement visible, il n’y a rien.

En observant ce nom propre passé dans le titre, je me suis dit que quelque chose se jouait là, qui pouvait nous renseigner sur ce que j’ai appelé, en ne lisant pas encore le sonnet 77, l’« ambition de Shakespeare ». Et j’en ai eu la conviction en voyant la couverture d’une édition de poche anglaise un peu plus ancienne, chez le même éditeur. Cette couverture disait, à la façon de la couverture originale : Shakespeare’s, puis, à la ligne au-dessous : Sonnets ; mais tout cela était calé par un petit trait placé sous le mot « Sonnets » et, sous ce petit trait, il était écrit « William Shakespeare ». Ce qui peut paraître redondant ! Le petit trait agissait comme une préposition, comme si on avait écrit : Shakespeare’s / Sonnets / by / William ShakespeareLes Sonnets de Shakespeare par William Shakespeare. En réalité, ce n’est pas si redondant. Ce que cela prouve, c’est que le premier Shakespeare est bel et bien passé dans le titre, au point que l’éditeur s’est senti obligé de rappeler le nom (et le prénom) de l’auteur. Puis, lorsque j’ai voulu comparer ce titre à celui de l’édition de 1609, je me suis aperçu qu’en 1609 aussi, il y avait quelque chose d’inscrit sous le mot « Sonnets ». On lit : SHAKE-SPEARES, puis sur la ligne en dessous, en un peu plus petit et plus étalé : S O N N E T S, et, en plus petit encore, en lettres minuscules : Never before Imprintedjamais encore imprimés.

Au départ, j’ai vu cela comme un bandeau, ce genre de bandeau rouge qu’on met aujourd’hui souvent autour des livres pour annoncer un « inédit ». Mais ce qui m’a frappé, c’est qu’il y a une majuscule à Imprinted, comme si c’était un titre, car c’est de cette façon qu’on traite les titres en anglais, en mettant une majuscule à tous les mots lexicaux. Comme si c’était un titre, ou comme si c’était encore le titre. Comme si le titre complet était en fait : Shake-Speares / Sonnets / Never before Imprinted – Les sonnets de Shake-speare jamais encore imprimés. Je savais que je ne traduisais pas William Shakespeare / Sonnets, mais bien Les Sonnets de Shakespeare, mais là je découvre qu’en fait ce sont Les sonnets de Shakespeare jamais encore imprimés que je suis en train de traduire. Et c’est une drôle de chose, quand vous êtes en train de traduire un livre, qu’il change soudain de titre !

C’est en méditant sur ce changement de titre que je me suis rappelé que j’avais déjà croisé ce mot, Imprinted, mais sous forme de nom, Imprint, dans les sonnets eux-mêmes. Et c’était au sonnet 77. Laissez-moi donc tenter d’entrer à nouveau dans le sonnet 77 par ce mot-ci.

C’est au troisième vers. Je l’ai traduit ainsi : Les feuilles vacantes porteront l’empreinte de ton esprit – your mind’s imprint. Imprint, c’est ici entre la marque (porter la marque) et l’impression, au sens qu’il a sur la page de titre. (On peut aussi comparer cet emploi d’imprint à celui du mot print dans les deux derniers vers du sonnet 11, où il s’agit de convaincre le jeune homme d’avoir une descendance : Elle [il s’agit de la nature, personnifiée par un she] a fait de toi son sceau, voulant dire : Continue l’impression – print –, ne laisse pas mourir cet exemplaire.)

Les feuilles vacantes, on pourrait les entendre comme des pages vierges, ou blanches ; mais j’ai traduit vacant par vacant et je veux m’y tenir, d’une part parce que vacant est l’adjectif qu’on emploie en anglais comme en français pour parler d’un siège, d’une place ou d’un appartement inoccupés, et d’autre part parce que de « blanc » dans le sens d’« espace vierge », il est question plus bas dans le sonnet, au dixième vers. Là, il y a une injonction : commit to these waste blanksengage-toi dans ces blancs, comme un blanc dans une conversation, ou comme un blanc à remplir, quelque chose qui n’est pas écrit. Quant à waste… Ce n’est pas la première fois que waste apparaît dans le sonnet. Il faut, pour le voir, remonter au deuxième vers, juste au-dessus de l’endroit par lequel je viens de rentrer dans le sonnet. Là-haut, au deuxième vers, c’est un verbe : ce sont tes précieuses minutes qui se perdentthy precious minutes waste. En bas, au dixième vers, c’est un adjectif.

Si je redescends plus lentement que je viens de remonter, pour joindre la première occurrence de waste à la seconde, je croise, au cours de ce trajet dans le sonnet, par deux fois un mot qui rappelle le son de waste [weɪst]. Je croise par deux fois le mot mayst [meɪst], aux quatrième et septième vers. Waste au deuxième vers, mayst au quatrième, mayst au septième, waste au dixième ; c’est assez régulier. Mayst est la forme ancienne du verbe may conjugué à la deuxième personne du singulier : thou maysttu pourrais (on dit aujourd’hui : you may). Mayst, mayst m’emmènent de waste à waste. Je circule donc de ce perdent (verbe) à ce perdus (adjectif), porté par deux occurrences d’un verbe à la deuxième personne qui dit (au contraire) la possibilité, l’éventualité, et ne se distingue phonétiquement de l’autre que par un trait [w/m].

Mais waste, en bas, ce n’est pas wasted. D’être passé par mayst fait que cette petite différence me frappe. Si c’était wasted (participe passé du verbe waste), ce serait des blancs perdus (comme du temps perdu), gaspillés, vains, ce serait des blancs pour rien. Mais il y a des endroits du sens où waste est susceptible d’aller, où wasted, lui, ne va pas. Waste est par exemple le mot qu’on associe à land pour parler de ce qui en français se traduirait terrain vaguewasteland. Les blancs qui sont waste sont donc et vains et vagues, comme sont vagues les lieux inhabités, incultes. En ce sens, waste est assez proche de vacant. Il y a donc des blancs et vains et vagues en bas et des feuilles vacantes en haut ; et, à partir de ces simples éléments je peux me raconter beaucoup d’histoires sur ce sonnet où l’on passe, je le rappelle, de ce livre à ton livre.

Je peux imaginer, comme le font de nombreux commentateurs, que ce sonnet est écrit au début d’un livre entièrement blanc, comme une dédicace. Un livre blanc, ce livre, que je t’offre, avec, sur la première page, ce sonnet en guise d’invitation à y inscrire ce qui vient de ton esprit – your mind’s imprint –, à t’y livrer (dirait-on en français), ce que voudrait dire ce commit to these waste blanks. Un livre blanc qui, si tu acceptes cette invitation, deviendra ton livre. C’est-à-dire que tu en seras l’auteur. C’est une belle histoire, mais je lis une histoire différente…

Il se trouve que, dans l’édition originale, ce n’est pas le mot blankblanc, qui est imprimé au dixième vers, mais mot blacknoir. Blank, black : il n’y a qu’une lettre de différence. On a jugé que c’était une coquille, que l’imprimeur avait pris un c pour un n, et on a corrigé. Éric Pesty, éditeur et typographe, à qui j’ai parlé de ce cas, m’a expliqué que la casse typographique anglaise est ainsi disposée que le cassetin (c’est-à-dire le casier) contenant les c et celui contenant les n sont voisins. Cette coquille éventuelle est donc probablement due à une erreur de distribution, de rangement des lettres : un c aurait été déposé par inadvertance dans le cassetin des n, où l’imprimeur l’aurait ensuite trouvé, croyant prendre un n. L’un et l’autre mot, black et blank, existant en anglais, l’erreur ne saute pas aux yeux lors de la relecture. On a depuis harmonisé ce black jugé fautif avec les feuilles que, plus haut dans le sonnet, on voyait vierges. Feuilles qui, je l’ai dit, sont plus littéralement vacantes. Ce n’est d’ailleurs pas sans avouer, en note, une certaine réticence – reluctance – que certains éditeurs modernes perpétuent cette correction. Et pour cause : Shakespeare emploie plusieurs fois dans les sonnets le mot black pour parler de ses sonnets, de ses lignes d’écriture : these black lines, par exemple, au sonnet 63, ces lignes noires (lines pouvant aussi se traduire vers).

Dans l’histoire que je lis, ce n’est pas un problème que les blancs vagues et vains soient en fait des noirswaste blacks. Et c’est important que le sonnet 77 se trouve où il se trouve : non pas au début d’un livre blanc imaginaire, mais au beau milieu d’un livre entièrement noirci, comme on dit, existant bel et bien, les Sonnets eux-mêmes (je rappelle que le nombre total des Sonnets est de 154, et que le sonnet 77 se trouve donc à mi-chemin). À cette place singulière où, s’il doit être vu comme un poème à part, ce n’est pas me semble-t-il comme une dédicace qu’il faut le lire, mais plutôt comme un envoi (poème qu’on place habituellement à la fin du livre). Ce livre, qu’on désigne au quatrième vers, ce sont donc les Sonnets. Je ne suis pas le premier à le dire, mais, n’abandonnant pas les noirs de 1609, je ne prétends pas, moi, qu’il y aurait des blancs laissés par Shakespeare dans les Sonnets, où son lecteur serait invité à intervenir (ce que voudrait dire l’injonction de s’engager dans ces blancs : Commit to these waste blanks). Parce que je tourne les pages des Sonnets et je ne trouve pas le moindre blanc ! (Sinon peut-être ces deux vers laissés entièrement vides et entre parenthèses au bout du sonnet 126, le dernier de ceux dédiés au jeune homme : s’agit-il de cela ?)

Voici ce que je peux lire, en circulant entre les seuls éléments que je viens d’évoquer, dans l’espace encore très fragmentaire, très « rare », du sonnet : engage-toi dans ces noirs, qui, si tu ne t’y engages pas, resteront vagues, et les feuillets sur lesquelles ils sont imprimées vacants, c’est-à-dire inoccupés, comme des places vacantes, inhabités comme des appartements vides. Sans toi, dit le sonnet 77, les sonnets sont des appartements vides. Mais si tu t’y engages, si tu viens occuper ces sonnets que j’ai écrits de toiof you (comme l’écrit Shakespeare ailleurs, la préposition choisie marquant à la fois l’appartenance et la provenance), alors ce livre deviendra ton livre. Cela veut-il toujours dire que tu en seras devenu l’auteur ?

Je ressors du sonnet 77. Et je regarde la couverture de 2015. Je me souviens que, par la taille des lettres et leur place sur la page de titre, l’imprimeur de 1609 avait tenté de faire ressortir le nom de l’auteur, soutenu par ses trois grands S au-dessus du mot Sonnets. En colorant en rouge le nom propre et son possessif, et en laissant le mot Sonnets en noir, le graphiste de 2015 a semble-t-il à son tour tenté de tirer Shakespeare de ce pétrin ! Pourtant, après ce que je viens de lire, je ne m’étonne plus de voir que le nom de l’auteur étant passé dans le titre, même si ce n’est pas sans susciter quelques hésitations, il ait laissé, au-dessus, la place vacante.

(À suivre…)

Pascal Poyet

Texte issu de la huitième intervention de l'auteur à la Mosaïque des Lexiques (revue parlée mensuelle), aux Laboratoires d'Aubervilliers, le 6 décembre 2019, dans le cadre d'une bourse du « Programme de résidences d'écrivains de la région Île-de-France ».

Dernier livre paru, Regardez, je peux faire aller Wittgenstein exactement où je veux (TH. TY. / MW, 2018) ; dernière traduction, David Antin, Parler (Héros-Limite, 2019).