Au jour le jour

Soixante-dix ans après Orwell (II) Les managers et le totalitarisme

Quant Orwell conçoit la matrice du roman qui sera 1984, il a déjà fait son miel de la critique par James Burnham de l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante opposée à la démocratie libérale comme au socialisme, qu’il avait nommée « managers » et dont il voyait l'incarnation, dans l'entre-deux-guerres, chez les bureaucraties soviétiques et nazis mais aussi, aux États-Unis, chez les dirigeants d’entreprise.

L’immense attrait de ces vieux magazines vient de ce qu’ils sont complètement « datés ». Absorbés dans les affaires du moment, ils nous informent de modes et de tendances politiques que les livres d’histoire plus généraux évoquent à peine. Il est intéressant, par exemple, d’observer dans les magazines de l’époque la peur de la guerre qui régnait au début des années 1860, quand tout le monde croyait que la Grande-Bretagne était sur le point d’être envahie : on formait des milices de volontaires, des stratèges amateurs publiaient des cartes indiquant les voies par lesquelles les armées françaises convergeraient sur Londres, et de paisibles citoyens se réfugiaient dans les tranchées pendant que les balles des Rifle Club (l’équivalent de la Home Guard [1]) ricochaient en tout sens.

L’erreur que commirent presque tous les observateurs britanniques à cette époque fut de ne pas comprendre que c’était l’Allemagne qui était dangereuse. Le danger était censé ne pouvoir venir que de la France. Pourtant, celle-ci était épuisée en tant que puissance militaire et n’avait, de toute façon, aucune raison de se quereller avec la Grande-Bretagne. Je crois que les éventuels lecteurs du futur qui se plongeront dans nos journaux et nos magazines considéreront comme une aberration similaire le dédain pour la démocratie et la franche admiration pour le totalitarisme qui se sont emparés de l’intelligentsia britannique vers 1940. Feuilletant récemment de vieux numéros de Horizon [2], je suis tombé sur un long article consacré à L’Ère des organisateurs de James Burnham, qui admettait pratiquement sans examen la principale thèse de cet auteur. Pour nombre de gens, elle constituait le pronostic le plus éclairé sur notre époque. Pourtant, elle était fondée, en réalité, sur la croyance en l’invincibilité de l’armée allemande, et les événements l’ont réduite à néant.

En bref, la thèse de Burnham est la suivante. Le capitalisme du laissez-faire est révolu, et le socialisme, du moins dans la phase historique présente, est impossible. Ce qui se produit de nos jours, c’est l’émergence d’une nouvelle classe dirigeante, que Burnham appelle les « managers ». En Allemagne et en URSS, ils sont incarnés par les nazis et les bolcheviks, et aux États-Unis par les dirigeants d’entreprise. Cette nouvelle classe dirigeante exproprie les capitalistes, écrase les mouvements ouvriers et fonde une société totalitaire gouvernée par le concept d’efficacité. La Grande-Bretagne est décadente et vouée à une rapide conquête par l’Allemagne. Après la conquête de l’Angleterre viendra l’attaque contre l’URSS, dont la faiblesse militaire entraînera « l’effondrement et l’éclatement entre sa partie occidentale et sa partie orientale ». Ne resteront plus alors que trois grandes superpuissances, l’Allemagne, le Japon et les États-Unis, qui se partageront le monde, se livreront entre elles une guerre incessante et maintiendront la classe ouvrière dans une sujétion permanente.

Certes, il y a beaucoup à prendre dans ce que dit Burnham. Le fait que la démocratie n’est pas inhérente au collectivisme et qu’on ne se débarrasse pas de la domination de classe en abolissant de façon formelle la propriété privée devient chaque jour plus clair. La tendance du monde à se scinder en plusieurs grands blocs formant des superpuissances est également assez claire, et le fait que chacune d’entre elles serait probablement invincible ouvre des perspectives sinistres.

Mais le test d’une théorie politique, c’est sa capacité à prédire l’avenir, et les prédictions de Burnham ont été falsifiées presque au moment même où elles ont été émises. La Grande-Bretagne n’a pas été conquise, la Russie ne s’est pas montrée militairement faible, et – erreur bien plus fondamentale – l’Allemagne a attaqué la Russie alors qu’elle était encore en guerre contre l’Angleterre. Burnham avait déclaré cette éventualité impossible, sous prétexte que les régimes allemand et russe étaient au fond de même nature et qu’ils n’entreraient pas en conflit tant que le combat contre le capitalisme à l’ancienne ne serait pas terminé.

À l’évidence, ces erreurs proviennent en partie de ce que Burnham a pris ses désirs pour des réalités. Détestant à la fois la Grande-Bretagne et l’URSS, il désirait (comme nombre d’intellectuels américains partageant ses conceptions) voir ces deux pays conquis ; et il était également incapable d’admettre qu’il existe une différence de nature essentielle entre la Russie et l’Allemagne.

Mais l’erreur de base de cette pensée est son mépris de l’homme ordinaire. Une société totalitaire, pense-t-on, doit être plus forte qu’une société démocratique : l’opinion des experts a nécessairement plus de valeur que celle de l’homme ordinaire. L’armée allemande avait remporté les premières batailles ; elle devait donc remporter la dernière. Mais c’est ignorer la grande force de la démocratie : sa capacité critique. Il serait absurde de prétendre que la Grande-Bretagne ou les États-Unis sont de véritables démocraties ; mais, dans ces deux pays, l’opinion publique peut influencer la politique et, tout en commettant nombre d’erreurs mineures, elle évite probablement les plus grosses.

Si l’Allemand ordinaire avait eu son mot à dire dans la conduite de la guerre, il est fort peu probable, par exemple, que l’Allemagne aurait attaqué la Russie alors que la Grande-Bretagne restait en lice et, plus improbable encore, qu’elle aurait commis l’absurdité de déclarer la guerre à l’Amérique six mois plus tard. Il faut être un expert pour commettre des erreurs aussi grossières. Quand on voit comment le régime nazi a réussi à s’autodétruire en une douzaine d’années, on peut difficilement croire à la valeur de survie du totalitarisme. Pourtant, je ne rejetterais pas l’idée que la classe des « managers » puisse prendre le contrôle de notre société et qu’ils nous jetteraient, si cela avait lieu, dans des situations infernales, avant de s’autodétruire. Mais là où Burnham et ses savants camarades se trompent, c’est quand ils tentent de propager l’idée que le totalitarisme est inévitable, et que nous ne devrions donc pas nous y opposer.

George Orwell

Septième chronique « À ma guise », parue dans Tribune le 14 janvier 1944 sous le titre « Les vieux magazines, Burnham et le totalitarisme » (trad. fr., Frédéric Cotton et Bernard Hoepffner, À ma guise. Chroniques 1943-1947, Agone, 2008, p. 64-68).

Les chroniques « À ma guise » sont introduites par Jean-Jacques Rosat sous le titre « Dire aux gens ce qu’ils n’ont pas envie d’entendre » : partie 1, partie 2, partie 3, partie 4.

Sur notre nouvelle traduction à paraître de1984, dès à présent disponible en souscription) lire : Celia Izoard, « Pourquoi fallait-il retraduire1984 » (BlogAgone, 15 mars 2019) ; — Thierry Discepolo : « Préface inédite à l’édition québécoise de la nouvelle traduction de1984 » (BlogAgone, 4 février 2019) ; — « Malheureux comme Orwell en France (I) Traduire de mal en pis »(BlogAgone, 27 avril 2019) ; — « L’art de détourner George Orwell » (Le Monde diplomatique, juillet 2019) Jean-Jacques Rosat, « 1984, une pensée qui ne passe pas » (En attendant Nadeau, 5 juin 2018).

Notes
  • 1.

    En mai 1940, le ministre de la Guerre Antony Eden lança à la BBC un appel à tous les hommes non mobilisés pour qu’ils s’engagent dans les Local Defence Volunteers (Volontaires pour la défense locale) afin d’être prêts à repousser un éventuel débarquement allemand. Un mois plus tard, devenue la Home Guard, cette milice comptait un million et demi de volontaires. Orwell y participa très activement dans l’espoir que s’y réaliserait la fusion du patriotisme et du socialisme révolutionnaire. [nde]

  • 2.

    Philosophe américain né à Chicago, élève de John Dewey, professeur à l’université de Columbia, James Burnham (1905-1987) s’affilia au mouvement trotskiste américain dès 1933 et devint responsable de sa revue théoriqueNew International. En janvier 1938, à la création du Socialist Workers Party (SWP), le parti trotskiste américain, il devint membre de son comité politique. Dans l’âpre polémique qui eut lieu en 1939-1940 au sein du SWP sur la nature de l’URSS et qui aboutit à la fondation du Workers Party par les minoritaires, il fut l’un des chefs de ceux-ci contre les analyses de la majorité et de Trotski lui-même. Mais peu après, le 21 mai 1940, il démissionna du Workers Party et engagea alors une analyse critique du marxisme : socialisme et capitalisme sont dépassés par le développement et la complexité croissante de l’économie mondiale, désormais aux mains des managers. Il développa ces idées dans L’Ère des organisateurs (1941), Les Machiavéliens (1943) et Pour la domination mondiale (1947), qu’Orwell a lus de près et dont il a publié des recensions. La pensée de Burnham a incontestablement influencé Orwell, bien qu’il devînt, à mesure que Burnham évoluait vers la droite, de plus en plus critique à son égard (John Newsinger, La Politique selon Orwell, Agone, 2006, p. 217-223). [nde]