Au jour le jour

Pour une conception anthropocentrique de la nature

« Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend. » Le succès de ce slogan cher aux ZADistes s'inscrit dans un contexte intellectuel marqué par les projets de repenser le rapport nature-culture d'auteurs comme Bruno Latour et Philippe Descola, qui ont en commun de vouloir enterrer Descartes et sa conception de la science destinée à rendre l'homme « comme maître et possesseur de la nature ». Avec pour version la plus radicale, les appels du « collapsologue » Pablo Servigne à se « réensauvager » comme seule alternative face aux désastres environnementaux, en cours et à venir, causés par le capitalisme…

Pourtant rien n'interdit de vouloir à la fois respecter biodiversité et écosystèmes saccagés par les modes de production actuels et défendre la place prédominante d'Homo sapiens au sein du vivant. De multiples arguments plaident même en faveur de l'idée que notre espèce n'est à nulle autre pareille ; que l'idée soit ancienne ne signifie en rien qu'elle soit obsolète. Dans ce nouvel extrait de Courtisons la terre (1980), René Dubos répond avec quarante ans d'avance aux croyances des antispécistes et autres partisans de l'écologie profonde en affirmant que « la terre a besoin des être humains ».

Mon propos est de désigner l'interaction, simple d'abord, qui s'exerce entre nous, êtres humains, et l'environnement que nous modifions en fonction de nos besoins et de nos caprices, mais aussi l'interaction réciproque qui veut ensuite que la terre modifiée retentisse à son tour profondément sur notre propre personnalité. Cette approche anthropocentrique, que je maintiens, a fait l'objet de maintes critiques ; j'estime pourtant qu'elle est inévitable.

On reproche souvent à l'approche anthropocentrique d'extraire l'être humain de l'ordre naturel pour le placer plus haut que celui-ci alors que – dit-on – l'espèce humaine n'est qu'une parmi d'autres et que rien n'autorise à la privilégier. Il est exact que nous faisons partie de la nature au même titre que tous les autres organismes vivants, et que, en cela, nous ne pouvons pas être séparés de notre environnement. Mais il est également exact que chaque espèce vivante et chaque organisme particulier à l'intérieur d'une même espèce constitue une entité distincte du reste de la nature.

C'est particulièrement vrai dans le cas de l'espèce humaine dont l'évolution a été presque entièrement culturelle – et non biologique – depuis l'âge de la pierre. En tant qu'animal, Homo sapiens est biologiquement très semblable aux grands singes, mais il diffère radicalement d'eux par ses caractéristiques socio-culturelles. On peut dire, en paraphrasant saint Paul, que l'humanité est dans la nature mais plus tout à fait de la nature.

Il nous faudrait modifier sans cesse notre façon de percevoir la réalité si nous voulions ne pas séparer la vie humaine du reste de la nature. Nous sommes pourtant, me semble-t-il, qualitativement différent des autres choses vivantes, non par notre structure anatomique et nos fonctions physiologiques, mais par le fait que nous avons conscience de nous-mêmes, que nous agissons en fonction de buts lointains, et que nous sommes culturellement modelés par les structures sociales dans lesquelles nous vivons.

Une autre critique adressée à l'approche anthropocentrique est qu'elle ne tient pas compte des comportements écologiques des temps anciens, aux temps bénis – du moins est-ce ce qu'on dit – où les groupes humains agissaient en tant qu'éléments constituant de la nature et s'inséraient dans le cours naturel des choses comme le font les animaux. C'est un argument qui n'a pratiquement pas de sens, même en ce qui concerne les animaux.

Il est évident que les êtres vivants doivent fonctionner en tant qu'éléments appartenant à la nature, mais ils ne sont jamais passivement modelés par un environnement immuable. Chacun réagit par un comportement adaptatif aux défis de son milieu, et ce comportement est différents pour chacun. Les espèces qui ont évolué dans un même milieu se différencient les unes des autres parce qu'elles s'adaptent en faisant appel à des mécanismes différents, dont certaines entraînent de profondes perturbations de ce milieu. Les castors, par exemple, créent l'environnement qui leur convient en rongeant certains arbres qu'ils utilisent, une fois abattus, pour construire des barrages et inonder de vastes territoires. Pendant l'hiver, beaucoup d'animaux s'adaptent au froid en hibernant dans des trous qu'ils creusent dans le sol. Les chiens de prairie construisent ainsi d'énormes d'énormes établissements souterrains en plusieurs points du Middle West américain. Ces quelques exemples suffisent à montrer qu'un grand nombre d'espèces animales, en vivant normalement, perturbent profondément leur milieu physique.

La vie des prédateurs dépend naturellement de leur capacité de tuer la proie qui leur convient. Mais on croyait que les lions, les tigres, les loups et autres grands prédateurs tuaient uniquement pour se nourrir, et les individus les plus faibles de préférence. Or on sait maintenant qu'ils tuent souvent plus que ce qui leur est nécessaire, et d'une façon apparemment gratuite, comme pour le seul plaisir de tuer. Bien qu'ils soient principalement herbivores, les grands singes tuent aussi les autres animaux et même des membres de leur propre espèce. Il faut rêver, comme Pangloss, pour croire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, pour soutenir que les mécanismes évolutifs de la nature ont créé chez les animaux les schémas de comportement les mieux adaptés au bien-être de la planète et aux espèces vivantes qu'elle abrite.

Rien ne prouve non plus que les premiers humains aient vécu en harmonie écologique avec la nature parce qu'ils la respectaient. Même à l'âge de la pierre, l'homme se considérait probablement comme une espèce à part et se jugeait supérieur aux animaux. Le plus ancien portrait humain qu'on ait découvert à ce jour fut dessiné il y a quinze mille ans environ sur les parois de la grotte des Trois Frères, dans le sud de la France. Il est connu sous le nom du « Sorcier » en raison de sa posture et de son accoutrement,qui font penser qu'il est en train d'effectuer quelque pratique de magie. Cette silhouette se trouve dans le coin le plus reculé de la grotte, sur une saillie située à un endroit où l'homme pouvait voir les animaux peints au-dessous de lui sur les autres parois. Le fait que le Sorcier soit placé si haut semble marquer que, même à l'époque où leur évolution sociale commençait à peine, les êtres humains se différenciaient du reste de la nature et se posaient en observateurs, soit par curiosité, soit par esprit de domination.

En tant que membres du royaume animal, nous faisons donc bel et bien preuve à l'égard de la nature d'un comportement assez voisin de celui des animaux, qui peut être désastreux. Comme les castors, nous endommageons la terre pour satisfaire des besoins immédiats ; comme les grands félins, nous tuons les animaux juste pour le plaisir ; comme les lemmings et d'autres espèces qui subissent périodiquement des effondrements de population, nous utilisons souvent nos ressources de façon inconsidérée comme si nous ne nous préoccupions ni des autres ni de l'avenir. Mais tout cela n'a trait qu'à l'aspect animal de la nature humaine. Or l'humanité n'est pas réductible à un modèle qui serait l'Homo sapiens considéré dans la seule approche biologique, et l'évolution culturelle nous a peu à peu conduits à reconnaître que l'humanisation de la planète peut être une réussite durable à condition toutefois que nous respections ses lois écologiques fondamentales.

L'interaction de l'humanité et de la terre a été à l'origine d'écosystèmes qui sont, par beaucoup d'aspects, bien plus intéressants et productifs que ceux qui se créent dans la nature sauvage. La plupart des haies qui bordent les routes de la campagne anglaise et du reste du continent européen sont des écosystèmes entièrement artificiels datant du tout début du Moyen Âge ou plus anciens encore. À la différence des haies américaines, ce ne sont pas des alignements d'arbustes d'une seule espèce coupés à l'équerre mais une population complexe d'arbres, de buissons, de plantes à fleurs, d'herbes, de petits mammifères et d'oiseaux chanteurs et elles abritent également une foule d'invertébrés. Elles servent de réservoirs à des espèces animales et végétales qui ne pourraient pas se développer dans la forêt primordiale ou dans un paysage complètement défriché. Les haies contribuent de maintes autres façons à la qualité du paysage en fournissant, par exemple, des habitats aux araignées et autres ennemis des insectes qui dévorent les récoltes ; en jouant le rôle de coupe-vent et en protégeant ainsi le sol ; et en donnant de l'ombre aux animaux domestiques et aux promeneurs.

Au cours de leur longue existence, beaucoup d'environnements artificiels, tels que les bois d'oliviers de la région méditerranéenne, les écosystèmes de la culture humide du riz en Asie du Sud ou les bocages de l'East Anglia, ont-ils progressivement et spontanément acquis une étonnante diversité biologique et un caractère profondément humain…

René Dubos

Extrait de Courtisons la terre (1980) Du même auteur, lire aussi, en ligne, « La nature comme œuvre humaine ».