Au jour le jour

Shakespeare in blog (VII) Dix-huit traductions du sonnet 84

Dans l'« Avertissement » qu'en traducteur Bernard Hœpffner a donné aux Sonnets de Shakespeare en 1999, il commence par signaler les nombreuses traductions disponibles, qui se justifient, pour lui, « du fait de l'extraordinaire richesse de ces sonnets : chaque traduction privilégie certains de leurs aspects et en écarte d’autres »…

Que sont ces « aspects » – ces « manières de se présenter aux yeux ou à l’esprit » ? Hœpffner mentionne la rime, les jeux de mots, allitérations et enjambements, qu’il a d’ailleurs décidé de ne pas rendre ; restent la position relative des mots, qui assigne la circulation de la lecture, et les mots eux-mêmes. Le seul moyen pour que la traduction « incorpore tous les aspects reviendrait à copier le texte anglais », conclut Hœpffner. C'est joliment dit, mais cela dit-il plus qu’une évidence ? Qui annulerait la traduction. À moins qu’« aspect » recouvre aussi la signification des mots à l’occasion de leur usage ici ou là par l'auteur et le sens par ailleurs des phrases qui constituent les sonnets ? Dont l'« extraordinaire richesse » est telle, conclut Hœpffner, qu'il ne conseille pas à ses lecteurs français le texte anglais mais « la lecture de différentes traductions », qui seule permet de l’approcher.

Dans le fil de son travail sur la traduction desdits Sonnets (cette fois à l'occasion d'un atelier à l'école des Beaux-Arts de Grenoble en octobre 2019), Pascal Poyet a récolté dix-sept traductions du sonnet 84 ; sonnet sur lequel il est déjà intervenu, en particulier à propos de la formule tautologique « you are you ». Ces dix sept traductions sont ici classées par ordre chronologique. Si on peut remarquer que la clarté du texte évolue, comme la littéralité, et que les traductions suivent les tendances poétiques, il ne s'agit en rien de les comparer du point de vue de leurs mérites – mais de mettre en pratique l’idée que seul l’ensemble rend la richesse initiale. Pour coller au travail en cours que mène Pascal Poyet, on aurait pu aussi les classer suivant les choix de traduction de « you are you » (dont on verra que l'« aspect » tautologique a parfois disparu), qui sert de pivot à la traduction en cours qu’il donne et que nous ajoutons ici, fermant (provisoirement) cette liste des traductions du sonnet 84 de Shakespeare.

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Qui est-ce qui en dit davantage ? qui est-ce qui pourrait en dire davantage que ce grand éloge : vous seul êtes vous ? Dans quelles régions réside le trésor qui pourrait montrer où vécut votre égal ? La plume qui ne sait pas prêter quelque éclat à son sujet est bien misérablement pauvre, mais celui qui parle de vous, s’il peut dire que vous êtes vous-même, prête ainsi de la dignité à son récit, en se contentant de copier ce qui est écrit en vous, sans gâter ce que la nature a rendu si visible ; et cette copie fera honneur à son esprit et vaudra partout à son style des éloges. Vous ajoutez une malédiction à toutes vos beautés et à tous vos dons, vous aimez à être loué, ce qui ne vaut rien pour votre louange.

(François Guizot, 1864)

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Quel est le plus éloquent ? Qui peut dire plus que ce riche éloge : Vous seul êtes vous ? C’est dans ces termes-là qu’est muré le trésor qui peut offrir du vôtre un équivalent.
Elle est d’une pénurie misérable, la plume qui ne prête pas un peu d’éclat à son sujet ; mais celui qui parle de vous, s’il peut dire que vous êtes vous, ennoblit assez son récit.
Qu’il se borne à copier ce qui est écrit en vous, sans empirer les traits que la nature a fait si purs ; et un tel portrait fera acclamer son génie et partout admirer son style.
Vous ajoutez une malédiction aux bénédictions de votre beauté par cet amour de l’éloge qui vous vaut des éloges indignes.

(François-Victor Hugo, 1872)

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Peut-on vous louer mieux qu’avec ce compliment : « Aucun être, à coup sûr, ne vous est comparable » ? Où donc est le trésor montrant à quel moment Sur la terre a vécu jamais votre semblable ?
L’écrivain qui ne sait jeter quelque ornement Sur le sujet qu’il traite est vraiment misérable ; Mais celui qui se borne à dire simplement Que « vous êtes vous » dit une chose admirable.
À tel point qu’il n’aura plus qu’à vous copier Tel que vous paraissez, sans rien modifier, Pour que ce beau travail consacre son génie
Et le fasse acclamer par les lèvres de tous ; Mais si fort est l’amour de la louange en vous Qu’il laisse profaner votre beauté bénie.

(Fernand Henry, 1900)

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Quels sont les vers les plus forts ? Quel éloge surpasse En richesse le fait que vous seul êtes Vous ? C’est dans votre trésor seul, que les biens s’entassent Qui pourraient vous dresser un égal devant nous. La Misère au flanc maigre en cette plume habite Qui ne prête un rayon de gloire à son héros ; Mais si votre poète a pour art et pour rite De peindre au naturel, il reste sans rivaux. Qu’il copie humblement les lignes animées Qui sont en vous, sans en obscurcir la clarté : D’une telle réplique, Ami, la renommée Chanterait en tous lieux son art de vérité.     Vous-même profanez votre beauté d’archange :     Trop aimer la louange avilit la louange.

(Charles-Marie Garnier, 1927)

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Qui donc trouverait mieux à dire, et dirait plus qu’un éloge aussi grand : que vous seul, êtes vous ? Dans quelle enceinte est enfermé ce fonds caché, qui montrerait où l’on rencontre votre égal ? C’est une plume pauvre et misérable, celle qui ne confère un peu de gloire à son sujet, mais celui qui de vous veut écrire, s’il dit que vous êtes vous-même : il ennoblit son œuvre. Laissez-le copier ce qu’il peut lire en vous, sans abîmer ce que Nature a fait si net. Son talent jouira de telle renommée, que partout, pour son style on voudra l’admirer.     À vous dons merveilleux s’unit un mauvais sort :     Vous aimez la louange. Elle nuit à l’éloge.

(Giraud d’Uccle, 1942)

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Quel suprême talent vous pourrait faire éloge Plus riche qu’en disant que vous seul êtes vous ? Car c’est entre vos murs que ce trésor se loge, Qui devrait susciter votre égal devant nous. Cette plume offre asile à maigre pénurie, Qui ne peut quelque gloire à son sujet prêter : Pour qui écrit de vous, il suffit qu’il vous die Vous-même pour donner à ses vers dignité. S’il ne fait qu’imiter ce qu’en vous il peut lire Sans trahir ce que l’art naturel fit parfait, Cette contrefaçon le renom lui attire, Et cause qu’en tous lieux son style est admiré ;     Mais vos dons de beauté ont leur revers aussi :     Vous aimez trop l’éloge, et le vôtre en pâtit.

(Jean Fuzier, 1959)

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Celui  qui  dit  le  plus,  que  peut-il dire de plus, que ce puissant éloge — vous seul vous êtes vous ? Quelle frontière enferme le trésor qui montrerait où votre égal aurait vécu ?
Bien  maigre  pénurie  demeure  en cette  plume, qui a son beau sujet n’ajoute pas grand’-gloire ; mais celui  qui  parle  de  vous,  s’il a pu dire que vous vous êtes vous, fait digne son histoire.
Qu’il copie  seulement  la  chose en vous écrite, sans assombrir  ce que  nature fit si clair, et l’action en retour ornera son esprit, faisant son style admiré de la terre.
Vous, aux bénédictions jetez malédiction, affamé de louange, vous empirez louange.

(Pierre Jean Jouve, 1969)

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Celui qui dit le mieux dirait-il davantage que cet éloge prestigieux : Toi seul es toi ? Ce trésor, si tes murs n’en fixaient le bornage, dirait où ton égal a pu vivre autrefois. C’est une pauvre plume et, certes, bien méchante qui ne sait tant soit peu glorifier son objet ; mais s’il peut seulement, celui-là qui te chante, dire que tu es toi, il grandit son sujet. S’il peut, sans obscurcir leur clarté naturelle, seulement imiter les mots en toi écrits, son style lui vaudra l’estime universelle cette contrefaçon renom à son esprit.     À ces dons merveilleux tu joins toi-même un vice :     d’aimer que l’on te loue tes louanges pâtissent.

(André Mansat, 1970)

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Cherche un suprême éloge : est-il quelque rival     À celui-ci « toi seul est digne de toi-même » ?     En quelle enceinte est-il enfoui le poème     Qui par un vaste effort se hausse ton égal ? Ah ! l’auteur serait un misérable vassal     Qui ne prêterait pas quelque lustre à ce thème :     Mais celui qui te reconnaît pour seul emblème     De toi-même, et te montre, il fait œuvre royal ! Qu’il se borne à transcrire une claire écriture     Sans ajouter une ombre outrageant la nature :     Ce portrait ressemblant mettra sa gloire au port Le monde sans réserve admirera son style !     Las ! à tes dons bénis s’unit ce mauvais sort :     Accueillir des flatteurs la louange stérile.

(André Prudhommeaux, 1990)

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Lequel dit plus, qui pourrait dire davantage Que ce riche tribut : « Vous tout seul êtes vous » ? C’est là qu’est emmuré le trésor dont l’image D’un égal seulement devrait sortir pour nous.
Certes la pénurie en cette plume habite Qui de quelque ornement ne vêt point son sujet, Mais qui parle de vous, il suffit qu’il récite Que vous êtes vous-même et son texte est parfait.
Faites-lui copier ce qu’en vous on peut lire, Sans altérer des traits que Nature fit clairs, Ce calque suffira pour que chacun admire Son style et son esprit à travers l’univers.
C’est vous-même à vos dons vouloir injure étrange     Que louange affaiblir par amour de louange.

(Jean Malaplate, 1993)

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Qui dit le plus, dont le dire dépasse Ce riche los : que vous seul êtes vous, Dans les confins de qui les murs embrassent L’exemple où votre égal est peu ou prou ? Pénurie mince en la penne réside Qui au sujet gloire un peu ne fournit ; Mais qui écrit de vous, lors s’il dévide Que vous c’est vous, dignifie son récit. Qu’il ne copie que chose en vous écrite, N’empirant pas qui par nature est clair, Que tel contrepart son sens ébruite, Rendant fameux son style en l’univers.     Vous vos splendeurs bénies faites maudire :     Fol de vos los, vos los vous rendez pire.

(Daniel et Geneviève Bournet, 1995)

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Qui  est  celui  qui  dit  le  plus, que peut-il dire de plus que ce riche éloge – que vous seul êtes vous, qui en vos confins emmurez l’abondance, laquelle  devrait  nous  montrer où a vécu votre égal.              Maigre pénurie réside dans toute plume  qui  n’apporte  pas  un  peu  de gloire à son  sujet,  mais  celui  qui  écrit sur  vous,  s’il peut  dire  que vous  êtes vous, rend noble son histoire :               qu’il  copie  donc  ce  qui  en vous est écrit, sans gâter ce que la nature a fait si  clair,  et  une  telle  reproduction rendra son esprit célèbre, et son style sera admiré partout.     Vous, à vos dons  magnifiques,  avez  ajouté une  malédiction,  étant friand  d’éloges, ce qui aggrave vos éloges.

(Bernard Hœpffner, 1999)

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Celui-là même qui dit le plus peut-il dire plus Que cette ample louange que vous seul êtes vous, Qui contenez, enclos, le trésor d’où devrait Tout modèle venir pour former votre égal ? La maigre pénurie habite en toute plume Qui ne peut à son thème prêter un peu de lustre ; Mais qui écrit sur vous, s’il peut seulement dire Que vous êtes vous-même, ennoblit son récit. Qu’il se borne à copier ce qui figure en vous, Sans gâcher l’évident éclat de la nature, Et ce calque rendra célèbre son esprit, Et fera en tous lieux admirer sa manière !     À vos beaux dons se joint cette malédiction     D’aimer que l’on vous loue, ce qui gâte l’éloge.

(Robert Ellrodt, 2002)

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Qui parle l’absolu ? Qui pourrait faire Plus que ce grand éloge : toi seul es toi. En ton pouvoir sont toutes les richesses Qu’il faudrait pour produire ton égal.
Bien médiocres, bien indigentes sont les plumes Qui ne savent parer que d’un peu de lustre. Mais qui écrit sur toi, qu’il sache dire Que tu es toi, et déjà son récit a suffisance.
Qu’il copie, simplement, le texte que tu es Sans obscurcir le si clair de ton être, Et cette ressemblance sera sa gloire, Partout on va aimer son esprit, son style.
Hélas, en ces bénédictions du ciel tu as une ombre. Tu aimes les éloges, ils te font flatteries.

(Yves Bonnefoy, 2007)

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Quel est celui disant le plus, qui dira plus que cette riche louange que toi seul es toi dans les confins de qui le fonds reste reclus qui fournirait quelque exemple où ton égal croît ?
la maigre pénurie dans cette Plume habite qui n’a pour son sujet pas même un peu de gloire mais qui écrit de toi, si jamais il récite que tu es toi, il magnifiera son histoire
qu’il copie juste ce qu’il y a en toi d’écrit sans gâcher ce que la nature a fait radieux un tel portrait pourra réputer son esprit faisant goûter son style et sa verve en tous lieux
à tes dons la malédiction que tu mélanges est d’aimer être loué, ce qui gâche tes louanges.

(Bertrand Degott, 2007)

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qui veut dire plus que dire de plus que ce parfait éloge que toi seul es toi gardé dans tes confins secret où trouver un exemple possible de ton égal pénurie habite ma plume famélique incapable de prêter la plus petite gloire mais écrire sur toi simplement dire que tu es toi c’est grandir son récit copier ce qui est écrit en toi ne pas gâcher l’évidence de la nature la moindre contrefaçon rend célèbre et partout on en admire le style

mais à ta célébration tu ajoutes une malédiction d’aimer à la folie ton éloge noircit tes éloges

(Frédéric Boyer, 2010)

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Qui parle le mieux de tous ? Qui pourra excéder En valeur cet éloge : qu’il n’y a qu’un seul toi, Et qu’à l’ombre de ton mur est emmagasinée La richesse que voudra imiter ton égal ? La maigreur et le manque caractérisent la plume Impuissante à offrir un modicum de gloire ; Quiconque écrit sur toi anoblit son histoire Par le seul fait de dire que toi tu es toi. Il n’a plus qu’à copier le texte qui est écrit, Sans troubler la clarté qu’a voulue la Nature, On admirera son style unanimement, L’esprit de sa copie se verra applaudi.     Tu ajoutes un défaut à ta beauté bénie :     Tu adores l’éloge, ce qui l’anéantit.

(Jacques Darras, 2013)

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Qui est-ce qui dit le plus qui peut dire mieux que ce riche éloge, que vous, seul, êtes vous, dont les limites enferment le magasin où est l’exemple selon quoi se formerait votre égal ? Rien ne sort que de très maigre de la plume qui ne prête pas un peu d’éclat à son sujet ; mais celui qui écrit de vous, s’il peut dire que vous êtes vous, — c’est une autre histoire. Qu’il se contente de copier ce qui en vous est écrit, sans gâcher ce qui par nature est clair, et pareil équivalent rendra son esprit célèbre — son style fera l’admiration de tous. Vous, à vos heureux avantages, ajoutez ce malheur d’être avide d’éloges, ce qui gâche vos éloges.

(Pascal Poyet, 2019-2020)