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En suivant Rosa Luxemburg (IV). Des bottes et du pain (1)

L’Accumulation du capital et l’Introduction à l’économie politique sont deux ouvrages de Rosa Luxemburg qui entrent très souvent en résonance, notamment le chapitre sur « la dissolution de la société communiste primitive » ou le dernier sur « les tendances de l’économie mondiale ». Les emprunts de l’un à l’autre sont nombreux, et certains passages prévus pour l’Introduction se retrouvent dans l’Accumulation. Rien de surprenant à cela : Rosa Luxemburg travaille à ces ouvrages alors qu’elle enseigne l’économie politique à l’école centrale du SPD à Berlin, et ses lectures des classiques et de Marx (livres II et III du Capital) irriguent ses notes de cours, ses interventions et ses publications de cette période. L’extrait ci-dessous, issu du chapitre « La production marchande », montre comment Rosa Luxemburg, avec son humour si caractéristique, reprend pour ses élèves les chapitres 2 et 3 du premier Livre du Capital.

L’échange, seul lien économique entre les membres de la société, présente de grandes difficultés et ne va pas aussi aisément de soi que nous l’avons supposé jusqu’ici. Examinons la chose de plus près.

Tant que nous ne considérions que l’échange entre deux producteurs individuels, entre le cordonnier et le boulanger, la chose était toute simple. Le cordonnier ne peut vivre de bottes seulement et a besoin de pain ; le boulanger ne peut vivre de pain seulement, comme l’ont déjà dit les Saintes Écritures et a besoin, non de la parole de Dieu, il est vrai, mais parfois de bottes. Comme il y a là réciprocité, l’échange a lieu facilement ; le pain passe des mains du boulanger, qui n’en a pas besoin, dans celles du cordonnier ; les bottes passent de l’atelier du cordonnier dans le magasin du boulanger. Tous deux ont satisfait leurs besoins et les deux activités privées se sont avérées socialement nécessaires. La même chose ne se passe pas seulement entre le cordonnier et le boulanger, mais entre tous les membres de la société, c’est-à-dire entre tous les producteurs de marchandises. Nous avons le droit de l’admettre, nous y sommes même obligés. Car tous les membres de la société doivent vivre, doivent satisfaire divers besoins. La production de la société ne peut jamais s’arrêter, parce que la consommation ne s’arrête jamais. Il nous faut maintenant ajouter : comme la production est désormais découpée en activités privées indépendantes dont aucun homme ne peut se suffire, l’échange ne peut s’arrêter un instant, si la consommation ne doit pas s’arrêter. Tous échangent donc continuellement leurs produits. Comment cela se passe-t-il ? Retournons à notre exemple. Le cordonnier n’a pas seulement besoin du produit du boulanger, il voudrait avoir une certaine quantité des autres marchandises. Outre le pain, il a besoin de viande chez le boucher, d’un manteau chez le tailleur, d’étoffe pour une chemise chez le tisserand, d’une coiffure chez le chapelier, etc. Il ne peut obtenir ces marchandises que par voie d’échange ; et il ne peut jamais offrir en échange que des bottes. Pour le cordonnier, les produits dont il a besoin pour vivre ont donc d’abord, par conséquent, la forme de bottes ; a-t-il besoin d’une chemise, il fait des bottes ; veut-il un chapeau ou des cigares, il fait encore des bottes. Dans son activité spéciale, pour lui personnellement, toute la richesse sociale qui lui est accessible a la forme de bottes. Ce n’est que par l’échange sur le marché que son activité peut sortir de son étroite forme de bottes et se transformer en moyens de subsistance multiformes dont il a besoin. Pour que cette transformation s’opère effectivement, pour que tout le travail du cordonnier, dont il se promet toutes les joies de l’existence, ne reste pas enfermé dans la forme des bottes, une condition importante, que nous connaissons déjà, est nécessaire : il faut que les autres producteurs aient besoin de ses bottes et veuillent les prendre en échange. Le cordonnier n’obtiendrait les autres marchandises que si son produit, les bottes, était une marchandise désirée par les autres producteurs. Il n’obtiendrait des autres marchandises que la quantité correspondant à son travail, à supposer que ses bottes fussent une marchandise désirée de tous et en tout temps, désirée sans limites par conséquent. Ce serait déjà, de la part du cordonnier, une assez grande prétention et un optimisme irraisonné que de croire que sa marchandise est d’une nécessité absolue et illimitée pour le genre humain. L’affaire s’aggrave, du fait que les autres producteurs individuels se trouvent dans la même situation que le cordonnier : le boulanger, le serrurier, le tisserand, le boucher, le chapelier, l’agriculteur, etc. Chacun désire les produits les plus divers dont il a besoin, mais il ne peut offrir en échange qu’un produit unique. Chacun ne pourrait satisfaire pleinement ses besoins que si sa marchandise particulière était désirée à tout moment par tout le monde et acceptée en échange. Une courte réflexion permet de voir que c’est purement et simplement impossible. Chacun ne peut désirer à tout moment tous les produits. Chacun ne peut à tout moment trouver de façon illimitée preneur pour des bottes et du pain, des vêtements et des serrures, du fil et des chemises, des chapeaux et des fixe-moustaches, etc. Si c’est le cas, tous les produits ne peuvent à tout moment s’échanger contre tous les autres. Si l’échange est impossible comme relation universelle permanente, la satisfaction de tous les besoins est impossible, le travail universel est impossible et l’existence de la société est impossible. Nous serions de nouveau dans l’impasse et ne pourrions expliquer comment une coopération sociale et une économie peuvent quand même naître à partir de producteurs privés isolés et atomisés qui n’ont ni plan de travail commun, ni organisation, ni lien entre eux. L’échange nous est apparu comme un moyen pour régler tout cela, quoique par des voies étranges. Il faut cependant que l’échange puisse effectivement fonctionner comme un mécanisme régulier. Or, dès les premiers pas, nous trouvons de telles difficultés que nous ne comprenons pas comment il pourrait agir de façon permanente et universelle.

Eh bien, on a inventé le moyen de surmonter cette difficulté et de rendre possible l’échange social. Ce n’est certes pas Christophe Colomb qui l’a découvert, l’expérience sociale et l’habitude ont insensiblement trouvé dans l’échange lui-même le moyen, ou comme on dit, la « vie » elle-même a résolu le problème. La vie sociale crée toujours, en même temps que les difficultés, les moyens de les résoudre[1]. Il est impossible que toutes les marchandises soient désirées par tous à tout moment, c’est-à-dire en quantité illimitée. Il y a toujours eu, dans toute société, une marchandise importante, nécessaire, utile à tous, désirée par tous. Il n’est guère vraisemblable que les bottes aient jamais joué ce rôle. Mais le bétail par exemple a pu être ce produit. On ne peut s’en tirer simplement avec des bottes, ni avec des vêtements, ni avec des chapeaux ou du grain. Mais le bétail, fondement de l’économie, assure en tout cas l’existence de la société ; il fournit de la viande, du lait, des peaux, de la force de travail, etc. Toute la richesse, chez beaucoup de peuples nomades, ne consiste-t-elle pas en troupeaux ? Les tribus noires d’Afrique vivent aujourd’hui encore, ou vivaient tout récemment, exclusivement de l’élevage. Supposons que dans notre communauté le bétail soit un élément très demandé, même s’il n’est qu’un produit privilégié parmi beaucoup d’autres dans la société, et non le seul. L’éleveur applique ici son travail privé à la production de bétail, comme le cordonnier à la production de bottes, le tisserand à celle de toile, etc. Simplement, selon notre hypothèse, le produit de l’éleveur jouit d’une préférence générale et sans limite parce qu’il semble à tous le plus désirable et le plus important. Le bétail constitue donc pour tous un enrichissement bienvenu. Comme nous continuons à supposer que dans notre société personne ne peut rien obtenir autrement que par voie d’échange, on ne peut obtenir de l’éleveur le bétail tant désiré qu’en l’échangeant contre un autre produit du travail. Comme tout le monde, selon l’hypothèse, aimerait bien avoir du bétail, tout le monde cédera volontiers à tout moment ses produits contre du bétail. Contre du bétail, on peut donc obtenir à tout moment tout autre produit. Celui qui a du bétail n’a donc qu’à choisir, tout est à sa disposition. C’est pourquoi tout le monde ne veut plus échanger son produit particulier que contre du bétail ; car si on a du bétail, on a tout, puisque pour du bétail on obtient tout à tout moment. Une fois que cela est apparu clairement et que c’est devenu une habitude, le bétail est peu à peu devenu une marchandise générale, c’est-à-dire la seule marchandise désirée et échangeable de façon illimitée. En tant que marchandise générale, le bétail sert d’intermédiaire à l’échange de toutes les autres marchandises particulières. Le cordonnier par exemple ne reçoit pas directement du pain du boulanger en échange de ses bottes, mais du bétail ; car, avec du bétail, il peut acheter du pain et tout ce qu’il veut, quand il veut. Et le boulanger peut aussi maintenant lui payer ses bottes en bétail, parce qu’il a lui-même reçu du bétail de la part des autres, du serrurier, de l’éleveur, du boucher pour son propre produit, le pain. Chacun reçoit du bétail pour son propre produit et paie de nouveau avec ce même bétail quand il veut avoir les produits des autres. Le bétail passe ainsi de main en main, il sert d’intermédiaire à tous les échanges, il est le lien entre les producteurs individuels de marchandises. Plus souvent le bétail passe de main en main et sert d’intermédiaire aux échanges, plus il est apprécié, plus il devient la seule marchandise échangeable et désirée à tous moments, la marchandise générale.

Nous avons vu plus tôt que dans une société de producteurs privés atomisés, sans plan de travail commun, tout produit du travail est d’abord un travail privé. Seul le fait que ce produit est accepté en échange montre que le travail était socialement nécessaire, que son produit a une valeur et assure au travailleur une part des produits de la communauté, ou au contraire que c’était du travail perdu. Or maintenant, tous les produits ne sont plus échangés que contre du bétail. Un produit ne passe pour socialement nécessaire que s’il s’échange contre du bétail. La marque du travail socialement nécessaire ne lui est imprimée que par son aptitude à s’échanger contre du bétail, par le fait qu’il a autant de valeur que du bétail. Il nous faut maintenant préciser : par son échange contre du bétail. Le bétail est désormais l’incarnation du travail social et le bétail est par conséquent le seul lien social entre les hommes.

Ici, vous[2] avez certainement l’impression que nous nous sommes égarés. Jusqu’à maintenant, tout était à peu près compréhensible ; pour finir, ce bétail, marchandise universelle, incarnation du travail social, unique lien de la société humaine, est une invention insensée et, de plus, offensante pour le genre humain ! Pourtant vous auriez vraiment tort de vous sentir offensés. Quel que soit votre mépris pour ce pauvre bétail, il est clair en tout cas qu’il est beaucoup plus proche de l’homme, et même, en un certain sens, qu’il lui est beaucoup plus semblable que par exemple une motte d’argile ramassée par terre ou un caillou ou un morceau de fer. Vous devez reconnaître que le bétail serait plus digne de servir de lien social vivant entre les hommes qu’un morceau de métal inanimé. Pourtant, dans ce cas, l’humanité a donné la préférence précisément au métal. Car le bétail, jouant le rôle décrit ci-dessus dans l’échange, n’est rien d’autre que… l’argent. Si vous ne pouvez vous représenter l’argent autrement que sous la forme de pièces d’or ou d’argent ou même de billets de banque, et si vous trouvez que cet argent métallique ou de papier, intermédiaire universel des relations entre les hommes, puissance sociale, est quelque chose qui va de soi, que par contre la description où le bétail jouait ce rôle, est une folie, cela prouve simplement à quel point votre esprit est prisonnier des idées du monde capitaliste actuel. Le tableau de relations sociales qui ont quelque chose de raisonnable paraît tout à fait absurde et ce qui est une absurdité achevée paraît aller de soi. De fait, l’argent sous la forme de bétail a exactement les mêmes fonctions que l’argent métallique, et seules des considérations de commodité nous ont amenés à prendre le métal comme argent. On ne peut évidemment pas changer aussi bien le bétail, ni en mesurer aussi précisément la valeur que celle de petits disques métalliques, il faut pour conserver l’argent-bétail un porte-monnaie un peu trop grand, qui ressemble à une étable. Avant que l’humanité ait eu l’idée de faire de l’argent avec du métal, l’argent, comme intermédiaire indispensable de l’échange, était depuis longtemps là. Car l’argent, marchandise universelle, est justement ce moyen irremplaçable sans lequel l’échange universel ne pourrait se mettre en mouvement, sans lequel l’économie sociale non planifiée et composée de producteurs individuels ne pourrait exister.

Rosa Luxemburg

Extrait de l'Introduction à l’économie politique, tome I des Œuvres complètes, Agone & Smolny, 2009, p. 320-325.

De Rosa Luxemburg sont parus les cinq premiers tomes des Œuvres complètes (Agone & Smolny) : À l’école du socialisme (2012), Le Socialisme en France (2013), La Brochure de Junius (2014), L’Accumulation du capital (2019).

À paraître en 2022 aux éditions Agone & Smolny, le premier volume de la Correspondance complète (1891-1909).

Notes
  • 1.

    Paraphrase de l’« Avant-Propos » à laCritique de l’économie politique (1859) : « L’humanité ne se propose jamais que les tâches qu’elle peut remplir : à mieux considérer les choses, on verra toujours que la tâche surgit là où les conditions matérielles de sa réalisation sont déjà formées, ou en voie de se créer », in Karl Marx, Œuvres I, p. 273.

  • 2.

    Ne pas oublier que ce sont ici des notes de cours : Rosa Luxemburg s’adresse plus à des auditeurs qu’à des lecteurs.