Au jour le jour

En suivant Rosa Luxemburg (III). Les livres ont leur destin (2)

L’accumulation est impossible dans un milieu exclusivement capitaliste. De là résultent, dès la naissance du capital, son besoin d’expansion dans des pays et des couches non capitalistes, la ruine de l’artisanat et de la paysannerie, la prolétarisation des couches moyennes, la politique coloniale (la politique d’« ouverture » de marchés), l’exportation de capitaux.

L’existence et le développement du capitalisme depuis son origine n’ont été possibles que par une expansion constante dans des domaines de production et des pays nouveaux. Mais le capital, dans son besoin d’expansion mondiale, se heurte aux structures sociales précapitalistes. D’où la violence, les guerres, les révolutions, bref les catastrophes qui sont des éléments vitaux du capitalisme de son origine à sa fin.

L’accumulation capitaliste se poursuit et s’étend aux dépens des couches et des sociétés non capitalistes, elle les décompose et s’implante à leur place à un rythme toujours plus accéléré. La tendance générale et le résultat final de ce processus sont l’hégémonie universelle de la production capitaliste. Ce terme atteint, le schéma de Marx entre en vigueur : l’accumulation, c’est-à-dire l’expansion ultérieure du capital, devient impossible. Le capitalisme aboutit à une impasse, il ne peut plus remplir sa fonction de véhicule historique du développement des forces productives, il atteint sa limite économique objective. Dans une perspective dialectique, la contradiction du schéma marxien de l’accumulation n’est que la contradiction vivante entre le besoin d’expansion illimitée du capital et la limite qu’il s’oppose lui-même en détruisant progressivement toutes les autres formes de production, entre les forces productives considérables que le processus d’accumulation met à jour sur toute la terre et la base étroite où le renferment les lois de l’accumulation. Si on le comprend bien, le schéma marxien de l’accumulation est par son insolubilité même le pronostic exact de l’effondrement économique inévitable du capitalisme, résultat final du processus d’expansion impérialiste, l’expansion se donnant pour but particulier de réaliser ce qui était l’hypothèse de départ de Marx : la domination exclusive et générale du capital.

Ce terme final peut-il être jamais atteint dans la réalité ? Il s’agit à vrai dire d’une fiction théorique, pour la raison précise que l’accumulation du capital n’est pas seulement un processus économique mais un processus politique. […]

La théorie remplit pleinement sa tâche, ici comme dans toute l’histoire, en indiquant la tendance de l’évolution et le terme logique de son cours. Elle n’atteindra pourtant pas son terme, de même qu’aucune phase de l’histoire n’a jamais pu se dérouler jusqu’au bout. On n’aura d’autant moins besoin d’atteindre ce terme que la conscience sociale incarnée aujourd’hui dans le prolétariat socialiste intervient comme élément actif dans la mécanique aveugle des forces. Ici aussi, c’est la juste interprétation de la théorie de Marx qui anime la conscience sociale et la stimule le plus activement.

L’impérialisme actuel n’est pas comme dans le schéma de Bauer[1] le prélude à l’expansion capitaliste, mais la dernière étape de son processus historique d’expansion : la période de la concurrence mondiale accentuée et généralisée des états capitalistes autour des derniers restes de territoires non capitalistes du globe. Dans cette phase finale, la catastrophe économique et politique constitue l’élément vital, le mode normal d’existence du capital, autant qu’elle l’avait été dans sa phase initiale, celle de l’« accumulation primitive ». La découverte de l’Amérique et de la voie maritime pour l’Inde n’était pas seulement un exploit théorique de l’esprit et de la civilisation humaine, comme le veut la légende libérale, mais avait entraîné une suite de massacres collectifs des populations primitives du Nouveau Monde et introduit un trafic d’esclaves sur une grande échelle avec les peuples d’Asie et d’Afrique. De même, dans la phase finale de l’impérialisme, l’expansion économique du capital est indissolublement liée à la série de conquêtes coloniales et de guerres mondiales que nous connaissons. Le trait caractéristique de l’impérialisme en tant que lutte concurrentielle suprême pour l’hégémonie mondiale capitaliste n’est pas seulement l’énergie et l’universalité de l’expansion – signe spécifique que la boucle de l’évolution commence à se refermer – mais le fait que la lutte décisive pour l’expansion rebondit des régions qui étaient l’objet de sa convoitise vers les métropoles. Ainsi l’impérialisme ramène la catastrophe, comme mode d’existence, de la périphérie de son champ d’action à son point de départ. Après avoir livré pendant quatre siècles l’existence et la civilisation de tous les peuples non capitalistes d’Asie, d’Afrique, d’Amérique et d’Australie à des convulsions incessantes et au dépérissement en masse, l’expansion capitaliste précipite aujourd’hui les peuples civilisés de l’Europe elle-même dans une suite de catastrophes dont le résultat final ne peut être que la ruine de la civilisation ou l’avènement de la production socialiste. À la lumière de cette conception, l’attitude du prolétariat à l’égard de l’impérialisme est celle d’une lutte générale contre la domination du capital. La ligne tactique de sa conduite leur est dictée par cette alternative historique.

La ligne tactique prônée par le marxisme officiel des « experts » est tout autre. La croyance à la possibilité de l’accumulation dans une « société capitaliste isolée », l’opinion selon laquelle « le capitalisme est concevable même sans expansion » sont les expressions théoriques d’une conception tactique bien définie. Cette position tend à considérer la phase de l’impérialisme non pas comme une nécessité historique, comme la phase de la lutte décisive pour le socialisme, mais comme l’invention malveillante d’une poignée d’intéressés. Cette position tend à persuader la bourgeoisie que l’impérialisme et le militarisme sont nuisibles à ses propres intérêts capitalistes ; elle prétend la convaincre d’isoler la clique des prétendus profiteurs de cet impérialisme pour constituer ainsi un bloc du prolétariat et de larges couches de la bourgeoisie en vue de « modérer » l’impérialisme, de le paralyser par un « désarmement partiel », de le « rendre inoffensif » ! Comme le libéralisme en déclin se détourne d’une monarchie mal informée pour en appeler à une monarchie qui devrait être mieux informée, le « centre marxiste » veut se détourner de la bourgeoisie mal éclairée pour en appeler à la bourgeoisie que l’on peut instruire, dévier le cours catastrophique de l’impérialisme par des accords de désarmement internationaux etfreiner la lutte des grandes puissances pour la dictature mondiale du sabre grâce la fédération pacifique d’États nationaux démocratiques. La lutte mondiale entre le prolétariat et le capital fait place à l’utopie d’un compromis historique entre le prolétariat et la bourgeoisie qui « atténuerait » les antagonismes impérialistes entre les États capitalistes. […]

Otto Bauer conclut sa critique de mon livre par le passage suivant :

Ce n’est pas l’impossibilité mécanique de réaliser la plus-value qui provoquera l’effondrement du capitalisme. Il sera vaincu par l’indignation qu’il éveille dans les masses populaires. Le capitalisme ne s’effondrera pas seulement le jour où le dernier paysan et le dernier petit bourgeois du globe seront transformés en ouvriers salariés et où, de ce fait, le capitalisme ne disposera plus d’aucun marché excédentaire ; il sera abattu longtemps auparavant par l’indignation montante de la classe ouvrière, « forte de son accroissement constant, de la formation idéologique de l’unité et de l’organisation qu’elle doit au mécanisme du processus de production capitaliste lui-même » [2].

Pour m’adresser cette critique, Bauer, maître de la spéculation abstraite, a dû non seulement faire abstraction du sens et de l’orientation de ma théorie de l’accumulation, mais négliger également la lettre même de mes écrits. Quant à la hardiesse de ses déclarations, il ne faut y voir qu’une abstraction typique du marxisme des « experts », que l’étincelle inoffensive de la « pure pensée » : l’attitude de ce groupe de théoriciens au moment du déclenchement de la guerre mondiale le prouve assez. L’indignation de la classe ouvrière, forte de son nombre, de sa formation idéologique et de son organisation, s’est traduite soudain par la politique de l’« abstentionnisme » dans les décisions les plus graves de l’histoire mondiale et par le « silence » persistant jusqu’à ce que résonnent les cloches de la paix. Le « chemin du pouvoir [3]», décrit avec virtuosité jusque dans ses moindres détails pendant le temps de paix, quand pas un souffle n’agitait les branches, s’est transformé soudain, dès la première rafale, en un « chemin de l’impuissance ». Les épigones de Marx qui avaient en main la direction officielle théorique du mouvement ouvrier en Allemagne pendant la dernière décennie, ont déclaré forfait quand la crise mondiale a éclaté et ont remis la direction du parti à l’impérialisme. Il est nécessaire d’avoir une conscience claire de cette situation pour entreprendre le redressement d’une politique prolétarienne qui serait à la hauteur de ses tâches historiques pendant la période impérialiste.

Des esprits mélancoliques se lamenteront à l’idée que « les marxistes se querellent entre eux », que les « autorités » reconnues soient contestées. Mais le marxisme n’est pas une chapelle d’une douzaine de personnes qui se délivrent mutuellement des brevets d’« expertise » et devant lesquelles la masse des croyants doit manifester une confiance aveugle.

Le marxisme est une vision révolutionnaire du monde qui doit appeler à lutter sans cesse pour acquérir des connaissances nouvelles, qui n’abhorre rien tant que les formes figées et définitives et qui éprouve sa force vivante dans le cliquetis d’armes de l’autocritique et sous les coups de tonnerre de l’histoire. C’est pourquoi je partage l’opinion de Lessing, qui écrivait au jeune Reimarus : « Mais que faire ? Que chacun dise ce qui lui semble être la vérité et que la vérité elle-même soit recommandée à Dieu[4]. »

Rosa Luxemburg

Extrait de L’accumulation du capital, tome V des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg (Agone & Smolny, novembre 2019), p. 601-606.

De Rosa Luxemburg sont parus les quatre premiers tomes des Œuvres complètes (Agone & Smolny) : Introduction à l’économie politique (2009), À l’école du socialisme (2012), Le Socialisme en France (2013), La Brochure de Junius (2014).

À paraître en 2022 aux éditions Agone & Smolny, le premier volume de la Correspondance complète (1891-1909).

Notes
  • 1.

    Rosa Luxemburg fait référence aux schémas mathématiques, organisés en quatre tableaux élaborés par Otto Bauer pour exposer le processus de l’accumulation du capital. Voir L’Accumulation du capital, op. cit., p. 539 et suiv. [ndlr]

  • 2.

    Otto Bauer, « Die Akkumulation des Kapitals : (Schluß) », [L’accumulation du capital : conclusion],Die Neue Zeit, 31. Jg., 1. Bd., 1913, H. 24, p. 874. [nde]

  • 3.

    Allusion à la brochure de Karl Kautsky du même nom : Karl Kautsky,Der Weg zur Macht [Le Chemin du pouvoir], Berlin, Buchhandlung Vorwärts, 1909. [nde]

  • 4.

    Gotthold Ephraim Lessing, Lettre du 6 avril 1778 à Johann Albert Heinrich Reimarus,in Lessings Briefe in einem Band (Correspondance de Lessing en un seul volume], Berlin et Weimar, 1967, p. 420. [nde]