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Actualités du scepticisme (VII) Texte et contexte de l'histoire du scepticisme selon Richard Popkin

L'Histoire du scepticisme est l’œuvre centrale de mon père, l’historien de la philosophie Richard Popkin. Il a commencé à élaborer ses idées entre 1945 et 1950, durant ses années d’études. La première version, parue en 1960, est son premier livre, et la publication qui a établi sa réputation. Malgré son succès et sa disponibilité constante jusqu'à la mort de mon père en 2005, il ne l’a jamais tenu pour achevé. Il a ainsi continué durant près d'un demi-siècle à le retravailler à la lumière de ses recherches et de celles d'autres spécialistes.

La première version est sous-titrée « D’Érasme à Descartes ». En 1979, au milieu de sa carrière, la deuxième édition, « D’Érasme à Spinoza », incorpore la génération des penseurs qui ont suivi Descartes au XVIIsiècle. En 2003, deux ans avant sa mort, la troisième édition paraît avec le sous-titre « De Savonarole à Bayle. » C’est cette version, presque deux fois plus longue que l’édition initiale de 1960, qui sert de base à la traduction française qui vient de paraître. L’évolution de l'Histoire du scepticisme témoigne de l’engagement passionné de mon père pour son sujet.

Sa correspondance permet de reconstruire le chemin qui l’a amené à l’écriture de son livre. Dans une esquisse autobiographique publiée en 1988, il raconte comment il a rencontré les idées de Sextus Empiricus pour la première fois dans un cours d’histoire de la philosophie délivré par J. H. Randall à l’université de Columbia en 1940 ou 1941. Les idées de Platon et d’Aristote intéressaient peu mon père, mais « avec Sextus, écrit-t-il, j’avais trouvé un auteur philosophique que j’appréciais, qui me parlait ». D’après mon père, Sextus et David Hume l’ont aidé dans sa révolte d’adolescent contre le « dogmatisme libéral et anti-religieux » de ses parents. Parallèlement, le scepticisme lui a permis de contrer les idées étriquées de ses professeurs et l’enthousiasme juvénile de ses camarades d’école pour le communisme. « J’avais besoin d’une arme de combat, que j'ai trouvée chez Sextus et Hume », écrit-il dans son autobiographie intellectuelle.

Il faudra, bien sûr, plusieurs années avant que l’enthousiasme de mon père pour les arguments des sceptiques ne devienne la base d’une carrière consacrée à leur étude. Au début des années 1940, les départements de philosophie des universités américaines étaient dominés par des enseignants d’origine protestante. Qu’un jeune homme issu d’une famille juive de New York aspire à un poste de professeur paraissait alors inconcevable. Suite à l’entrée des États-Unis dans la Seconde Guerre mondiale (dont personne ne savait combien d'années elle allait durer), mon père a intégré l’armée en 1943, à la fin du premier cycle de ses études universitaires. Une maladie grave contractée après quelques mois lui permettra d'être réformé et de reprendre ses études. Attiré par la philosophie des mathématiques, il soutiendra une thèse de doctorat sur ce sujet en 1950 mais ne publiera jamais rien en ce domaine.

D’après mon père, c’est Charles Hendel (un professeur à Yale, où il a étudié en 1945-1946) et le célèbre historien des idées Paul Oskar Kristeller (un réfugié juif allemand enseignant à Columbia) qui lui ont suggéré d’étudier les débats sur le scepticisme qui ont suivi la publication des textes de Sextus Empiricus au XVIe siècle, jusqu'aux ouvrages de Hume. Mon père rédigea dans ce contexte un essai sur le pyrrhonisme de Hume pour le séminaire de Hendel. Dans une lettre du 9 mai 1959, mon père lui écrit : « C'est la perspective nouvelle sur la philosophie de Hume que vous avez présentée durant votre séminaire qui m’a incité à considérer attentivement les parallèles existant entre les conceptions de Hume et celles des sceptiques pyrrhoniens classiques. […] Je vous serai toujours reconnaissant pour m’avoir fait réfléchir à ces questions qui ont lancé mes travaux. »

Dans son autobiographie, mon père raconte comment il a discuté de cet essai avec Kristeller, dont il avait suivi les cours à Columbia quelques années auparavant. « Les commentaires de Kristeller m’ont guidé pendant plusieurs années. La tradition sceptique n’avait pas été étudiée, la fortuna de Sextus après la redécouverte de ses ouvrages en 1562 n’avait pas été examinée, et Sextus était plus ou moins passé sous silence, sauf par Randall et Kristeller, qui, je crois, ne le mentionnaient dans leurs cours que pour mémoire ou comme un exemple de folie philosophique. »

La première publication de mon père sur le scepticisme, « David Hume: His Pyrrhonism and His Critique of Pyrrhonism » parut en 1951. Ce texte commence par étudier les origines des idées sceptiques de Hume avant de s’intéresser ensuite autant à leurs antécédents qu’à leurs développements, tel le scepticisme chrétien de Kierkegaard. Il présenta pour la première fois en 1952, dans une intervention faite lors d’un colloque interdisciplinaire à l’université d’Iowa, ses arguments relatifs au rôle central du scepticisme dans l’histoire de la philosophie moderne. Elle donnera lieu à la parution d’une série d’articles dans la Review of Metaphysics,en 1953-1954. Des années plus tard, mon père écrira à Naomi Zack (18 juin 1996) : « J’ai écrit ces articles avant d’avoir eu l’occasion de faire des recherches à l’étranger. En conséquence, ils reposent trop sur les recherches des autres, et ne fournissent aucune explication de la raison pour laquelle la redécouverte du scepticisme a eu tant d’impact à l’époque, c’est-à-dire de l’importance du problème du scepticisme dans les controverses religieuses d’alors. »

Mon père eut l’occasion de visiter l’Europe en 1952-1953, grâce à une bourse Fulbright. Ce voyage fut sa première découverte de l’Ancien Monde ; et sa rencontre avec des savants européens qui partageaient ses intérêts intellectuels fut décisive. Aux États-Unis, mon père avait le sentiment d’être en marge dans sa discipline, dominée par l’anhistorisme (et même l’anti-historisme) des philosophes analytiques.

Comment ce jeune inconnu de 29 ans, avec un accent français atroce, parvint à nouer des liens avec les spécialistes français est une question intéressante. En 1952, dans une lettre officielle, la commission Fulbright (en la personne de Gaston Berger) l'avait prévenu que « les contacts sociaux ne sont pas aussi faciles en France qu’aux États-Unis ». Mais ce ne fut pas du tout le cas pour mon père. Comme il l’a raconté en octobre 1995 à son étudiant et ami Richard Watson, alors que l’hostilité à la politique américaine était à son comble au début des années cinquante — au point que « les autres boursiers Fulbright de 1952-1953 ne rencontrèrent guère leurs collègues français » – pour lui les choses ne furent pas difficiles même s'il n'est jamais « passé pour un français » : « dès le début, les meilleurs savants, comme [Henri] Gouhier, [Alexandre] Koyré, [Robert] Lenoble, etc., ont été heureux de dialoguer avec moi, et de s’efforcer de comprendre ce que j’avais à dire. Et ils m’ont présenté à d’autres. »

D’après son autobiographie, mon père a rencontré Koyré lors de ses études, quand le philosophe français vivait en exil à New York. « Koyré m'a présenté à l’abbé Robert Lenoble, qui travaillait sur Mersenne, à Bernard Rochot, spécialiste de Gassendi, à Henri Gouhier, doyen des études cartésiennes, et à plusieurs autres. »

Un autre contact important fut l’érudit jésuite Paul Henry, que mon père rencontra aux États-Unis dès 1952. Le père Henry, bon vivant et grand buveur, devint l’un de ses plus proches amis. Bien que son propre sujet fût la philosophie de Plotin, il a probablement encouragé mon père à regarder de plus près les idées des penseurs catholiques des XVIe et XVIIe siècles. Comme mon père l'a noté plus tard, en philosophie, les catholiques américains représentaient une minorité isolée au sein d’une discipline dominée par des protestants blancs. Si mon père bénéficia grandement de la réception de son travail par ses collègues catholiques français, l'amitié la plus durable qu’il allait forger en France sera celle avec la spécialiste de Pierre Bayle, Élisabeth Labrousse, issue d’une famille protestante très distinguée, les Goguel.

Les lettres de mon père à ma grand-mère, Zelda Popkin, permettent de retracer les étapes de sa découverte du monde de l’histoire de la philosophie en France. Peu après son arrivée à Paris, le 2 octobre 1952, il écrit : « Le professeur [André-Louis] Leroy, m’a téléphoné, et, après quelques efforts de ma part en français, il a commencé à parler en anglais et m’a invité à lui rendre visite. […] Il fut ravi de rencontrer quelqu’un qui s’intéressait à Hume car ses collègues français ne partageaient pas son intérêt. […] Il s’intéressait à mes recherches mais il n’en avait pas moins ses doutes. » Ce que confirme une lettre de Leroy du 8 décembre : « Concernant votre vision de Hume, je trouve que vous lui communiquez trop de votre ardeur, et, pour ainsi dire, de votre dogmatisme à être pyrrhonien. Je pense que Hume était beaucoup plus en nuances, et que ce n’est pas sans y avoir réfléchi qu’il avait arboré le pavillon de Carnéade. » Une critique qui n’a nullement empêché l’érudit français d’encourager le jeune américain à poursuivre ses recherches sur le sujet : « c’est une mine inexploitée », lui écrit-il.

En juillet 1953, vers la fin de cette année stimulante à Paris, mon père exposa ses projets pour l’avenir au directeur de son département à l’université de l’Iowa, Robert Turnbull : « J’ai un article achevé sur le pyrrhonisme en Angleterre du temps de Hume, une autre presque terminé sur le père Mersenne, et des projets pour quarante volumes sur le pyrrhonisme. J’ai découvert le vrai lien entre Bayle et Hume, et je peux maintenant montrer que l’originalité de Hume n’est nullement philosophique, mais seulement psychologique. Sur tous les autres points, soit il comprend mal les problèmes, soit il avait été anticipé depuis longtemps. Ce que j’ai à dire sur Descartes est encore plus formidable, tout comme mes trouvailles sur le pyrrhonisme en Angleterre avant Locke. (Je dois rendre compte du livre de Leroy sur Hume dans la Review of Metaphysics, qui commence avec une note disant qu’il n’y a aucune preuve que Hume ait lu Sextus. Ça va être la bagarre !) »

Un document non daté trouvé dans les archives de mon père, issu d’une demande (refusée) de bourse pour une année en Angleterre, indique l’état de ses idées à ce moment de sa carrière : « Le projet que je propose examinera l’histoire et l’influence du scepticisme pyrrhonien dans la philosophie moderne, de Michel de Montaigne jusqu'à David Hume… et surtout l’épistémologie et la métaphysique des divers pyrrhonistes du XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, comme Montaigne, Charron, Camus, LeVayer, Sorbière, Huet, Foucher, Huart, et Bayle, ainsi que les réponses de critiques comme Mersenne, Malebranche, Pascal, Arnauld, Fénélon, Ramsay, Baxter, Crousaz, etc. Mon étude aura trois buts : (a) mettre en lumière un aspect particulièrement négligé de l’histoire de la philosophie moderne ; (b) examiner le rôle joué par le pyrrhonisme moderne dans le développement des réponses aux sceptiques comme celles de Descartes et de Berkeley ; et (c) découvrir les antécédents de la philosophie sceptique de David Hume… J’espère publier mes résultats dans un livre sur l’histoire et l’influence du pyrrhonisme de Montaigne à Hume. » Cette esquisse ressemble beaucoup au livre que mon père allait publier en 1960, mais un élément-clé de son argumentation manque : la référence au rôle du débat entre Erasme et Luther à propos du critère de la certitude en matière de religion. C’est seulement après le retour de mon père aux États-Unis qu’il a vraiment lu Erasme et Luther, et perçu l’importance de cet aspect de son sujet.

Mon père a écrit la plus grande partie de l'Histoire du scepticisme après son retour à l’université de l’Iowa en 1954. Une lettre de Robert Lenoble, datée du 21 août 1955, fait référence à son « ouvrage sur le pyrrhonisme d’Erasme à Descartes », prouvant que le chapitre sur Erasme et Luther faisait alors partie du livre. Lenoble y expose aussi ses réactions à l’esquisse d’un article sur Mersenne et le pyrrhonisme, dont une partie a été incluse dans le livre : « Je suis tout à fait d’accord avec vous sur le développement de votre exposé, que je trouve très remarquable. Je fais une seule réserve, concernant une équivoque possible : peut-on appeler sceptiques des gens qui cherchent, et prétendent avoir trouvé, des moyens de sortir de l’épokè ? »

Dès le premier octobre 1955, mon père écrit à Kristeller : « Il ne manque plus que deux chapitres au manuscrit, et après je pourrai le relire entièrement. Cet été, j’ai terminé deux chapitres importants, un sur Mersenne, l’autre sur Silhon, et je revois actuellement celui sur la Contre-Réforme en France, où l’on observe quelques alliances très bizarres entre pyrrhonistes et anti-calvinistes. »

Mais il commence alors déjà à penser à un livre ultérieur, qui irait au-delà du cadre de son premier projet. Le 27 octobre 1955, dans une demande de bourse pour laquelle il a voulu avoir l’appui de Kristeller, il écrit : « J’examinerai le rôle des sceptiques en réfutant le système de Descartes, et je demanderai si les philosophies des Lumières en Angleterre et en France peuvent être comprises comme autant de nouveaux efforts pour surmonter la crise sceptique. Pour cela, il faudra examiner de près les conceptions de l’évêque Huet. »

Pendant l’été 1956, un voyage de recherche à Paris permit à mon père de se rendre compte des réactions positives à ses travaux en France et d’élargir le cercle de ses connaissances. « Je ne quitterai jamais Paris, écrit-il à sa mère le 22 juin 1956, parce que mes lecteurs sont tous ici, avides de l’occasion de discuter du scepticisme français. » Des lettres de Julien Eymard d’Angers et d’Alexandre Koyré révèlent cependant des réactions diverses à sa thèse d’un lien entre pyrrhonisme et foi religieuse. Le père Eymard craint ainsi que mon père ne soit allé trop loin en identifiant le fidéisme à un rejet total de la raison : « Une chose est le fidéisme et autre chose le recours à des arguments utilisés par les sceptiques, recours qui ne va pas d’ailleurs sans certaines réserves », lui écrit-il le 26 mai 1956. Quarante ans plus tard, dans une lettre à Watson du 11 octobre 1995, mon père indique que « ses formulations précautionneuses du scepticisme et du fidéisme dans l’introduction du livre furent rédigées afin d’empêcher un compte-rendu négatif de sa part [Julien Eymard], puisqu’il m’avait dit ne pouvoir me permettre de dire que Pascal était fidéiste, le fidéisme ayant été dénoncé comme une hérésie. »

Koyré manifesta plus de sympathie. Le 3 août 1956, il écrit : « Je crois que vous avez raison : le scepticisme total peut amener à la foi, et au rejet de la foi. C’est, probablement, parce que la foi ne peut pas être démontrée par la raison. Si c’était possible, [la foi] ne serait pas une vertu. »

Comme Julien Eymard d’Angers, Robert Lenoble, eut quelques hésitations devant la définition très large du mot « scepticisme » utilisée par mon père : « Il est évident qu’un même mot ne peut s’appliquer univoquement à l’attitude de centaines de penseurs qui se sont espacés depuis les Sceptiques grecs jusqu’à Anatole France… et à Richard Popkin. » Malgré tout, les encouragements de ses collègues français furent précieux pour mon père, à un moment où il se sentait très éloigné des tendances de ses collègues aux États-Unis. Dans une lettre du 18 avril 1957 à Edward Speyer, il dénonce ainsi leur « refus toujours plus marqué de discuter des questions sérieuses, et leurs efforts pour démontrer à eux-mêmes et à tout le monde que la philosophie, c’est une folie, ou une maladie qu’il faut guérir ».

Au moment même où il renoua avec des contacts établis à Paris, mon père noua d’autres amitiés européennes, notamment aux Pays-Bas, qui seront par la suite parmi les plus importantes pour lui. Parmi ces contacts, une figure-clé est Louise Thijssen-Schoute, qui l’a présenté à Élisabeth Labrousse, la biographe française de Bayle, et le spécialiste français de la philosophie néerlandaise Paul Dibon. Tous les deux deviendront des amis intimes et des collaborateurs précieux. Un autre contact important, Karl Kuypers, contribua à faire nommer mon père comme fulbright visiting professor à l’université d’Utrecht en 1957-1958 et joua ensuite un rôle crucial dans la publication de la première version de son Histoire du scepticisme.

Tandis que les travaux de mon père étaient appréciés par les historiens de la philosophie les plus distingués d’Europe, la réception de ses recherches aux États-Unis fut moins positive. Il envoya son manuscrit à deux de ses anciens professeurs à Columbia, Paul Kristeller et J. H. Randall, tous deux membres du comité de rédaction d’une série de monographies lancée par les prestigieuses presses de l’université de Princeton. Ils proposèrent d'ouvrir la série avec le livre de mon père. Les éditeurs réagirent d’abord favorablement, demandant cependant à mon père de faire plusieurs changements importants. Mais le manuscrit révisé pendant l’été de 1957 fut ensuite fermement rejeté.

Pour aider mon père, le professeur Kristeller recommanda le manuscrit aux presses de l'université Johns Hopkins. En parallèle, il lui transmit une critique de son livre, lui conseillant de consacrer plus d’attention « aux sources classiques du scepticisme et de l’anti-scepticisme », de discuter non seulement la tradition pyrrhonienne mais aussi le scepticisme académique, et de reconnaître que la décision de commencer le récit avec le débat entre Erasme et Luther est « un peu artificiel » étant donné l'abondance des références aux idées sceptiques au cours du Moyen Age et pendant la Renaissance. Mon père remercia Kristeller pour cette « critique utile », mais maintint la plupart de ses positions. Kristeller s'inquiétait de plus que la position de mon père se rapprochât trop de celle de David Hume ; mais pour mon père ses sympathies allaient « davantage aux sceptiques religieux comme Kierkegaard qu’aux “sceptiques constructifs” comme Mersenne, Gassendi ou Hume ».

Malgré l’appui de Kristeller, les presses de l'université Johns Hopkins rejetèrent également le manuscrit. Le 6 mars 1958, Kristeller transmit à mon père la lettre de leur directeur, John H. Kyle : « Il est clair, d’après les évaluations des membres de notre comité de lecture, que le contenu est recommandable s’agissant de la qualité de la recherche et des idées originales de l’auteur. Le style, cependant, laisse à désirer au point que nous ne pouvons imaginer travailler avec l’auteur pour l’améliorer. » Dans sa réponse à Kristeller, mon père s’efforce de ne pas trop se plaindre, mais il était très déçu. Il n’avait aucune envie de réécrire le livre en entier. Ma mère (diplômée de littérature anglaise) entreprit ce travail – ce qu’elle ne se permit avec aucun de ses autres ouvrages.

Dans ce moment difficile, les amitiés de mon père aux Pays-Bas lui vinrent en aide. Karl Kuypers réussit ainsi à faire éditer le livre par la maison Van Gorcum. Le 26 octobre, mon père écrit à sa mère, écrivaine elle aussi, que le livre est enfin imprimé. « Maintenant, je n’ai plus qu’à attendre les comptes rendus disant que j’ai mal interprété tel ou tel document ésotérique du XVIe siècle, ou que je ne l’ai pas lu de tout ».

Les années de lutte pour parvenir à faire publier son History of Scepticism sont sans aucun doute parmi les plus difficiles de la vie de mon père. Ses lettres intimes montrent qu’il traversa deux graves épisodes dépressifs, l’un au printemps 1957, quand le manuscrit était presque terminé, l’autre en automne 1958, après son retour à l'université de l’Iowa. On peut alors facilement imaginer la satisfaction qu’il a dû éprouver en lisant la longue lettre que son amie Élisabeth Labrousse du 27 mars 1961, consécutive à la parution du livre : « J’ai hâte de vous dire combien je l’ai trouvé brillant, attachant et challenging… Votre schème général et ce réveil définitif du sommeil dogmatique sonné en fanfare par Luther pour l’Occident est une analyse absolument convaincante, qui éclaire toute la suite et le sens profond des controverses religieuses au XVIIe siècle. En vous lisant on demeure stupéfait qu’une analyse aussi éclairante et aussi plausible n’ait jamais été faite avant vous : des vertus du scepticisme chez l’historien ! On n’analyse bien que ce qu’on aime, et bien rares sont les individus assez personnellement équilibrés et assez agiles intellectuellement pour être capable de prendre le scepticisme au sérieux. »

Alors que Bayle passait à l’époque pour le père des philosophes des Lumières, mon père voyait dans la pensée de Bayle la prédominance du pyrrhonisme : « Je suis convaincu, comme plusieurs fous avant moi, que j’ai retrouvé le vrai Pierre », écrit-il à Watson le 9 février 1963. « Je me suis aperçu que Pierre a trois héros dans son Dictionnaire : le “subtil” Arriaga, Maimonide et Pierre Bunel. Le premier, mort en 1667, fut le dernier des scolastiques espagnols. Bayle dit de lui qu’il pouvait tout détruire mais qu’il était incapable de défendre la moindre thèse. À cause de quoi il fut accusé d’être pyrrhonien. On trouve Maimonide partout [chez Bayle], et j’ai fini par réaliser que le propos de Bayle est le même que celui de Maimonide : écrire un guide pour les égarés. […] Enfin, Bunel – qui a joué, comme vous devez vous en souvenir, un rôle crucial dans la fabrique du scepticisme moderne en apportant au père de Montaigne l’œuvre de Raimond Sebond – […] apparaît dans le Dictionnaire principalement comme occasion pour Bayle d’insister sur la futilité de la raison, et aussi de dresser le portrait idéal de la “vraie vie chrétienne”. »

Beaucoup des amis de mon père l’ont encouragé à poursuivre son histoire du scepticisme. Au début des années 1960, ses idées ont notamment suscité l’intérêt de disciples de Karl Popper. Après une rencontre avec eux à Londres en 1962, mon père écrit ainsi à Watson (27 octobre) : « Ils croient que le plus grand accomplissement de Popper est d’avoir résolu la crise pyrrhonienne. À cet égard, ils ont besoin de moi pour préparer son triomphe. » Mon père devint par la suite un grand ami du philosophe hongrois Imre Lakatos, qui n’a jamais cessé de le pousser à reprendre le travail sur l’histoire du scepticisme : « Je comprends que vous soyez davantage intéressé par l’exploration de choses nouvelles que par le fait de vous consacrer encore à des anciennes, lui écrit-il le 23 janvier 1967, mais j’aimerais vous persuader de travailler au deuxième volume de votre livre sur le scepticisme et de le faire éditer. »

L’impact de History of Scepticism a été démultiplié en 1964 par la parution d’une édition en poche de l’ouvrage, qui a facilité son utilisation dans les cours universitaires. Bien avant ce moment, cependant, mon père avait déjà trouvé de nouveaux amours intellectuels et il n’allait jamais revenir sur le scepticisme avec l’intensité des années 1950. Il continua néanmoins à publier quelques articles sur ce sujet, et comme je l’ai dit, révisa deux fois son livre, pour les versions de 1979 et de 2003. Il encouragea aussi plusieurs de ses doctorants à approfondir le sujet, et il fut très fier de leurs travaux, même de ceux qui contestait certains aspects de son interprétation.

Au moment de sa publication, mon père avait imaginé The History of Scepticism, from Erasmus to Descartes comme le premier de plusieurs volumes qui suivraient « la piste du scepticisme, de Hume à Kant, avant la transformation du scepticisme en fidéisme chez Hamann, Kierkegaard et Lamennais », écrit-il dans la préface de l'édition Harper (1968). Mais il ne portera jamais à terme son ambition de départ : montrer la connexion entre la tradition sceptique du XVIIe siècle et la pensée de David Hume. Il a pensé un moment entreprendre l'édition de la correspondance de Pierre-Daniel Huet, dont les efforts pour réfuter le scepticisme le fascinaient. Puis il délaissé Huet pour se consacrer à la traduction des articles du Dictionnaire de Bayle.

L’un des projets les plus importants des dernières années de la carrière de mon père fut la direction de la Columbia History of Western Philosophy, parue en 1999. Dans une lettre du 10 octobre 1996 à Elisabeth Labrousse, il la décrit comme « une lecture révisionniste des événements, mettant l’accent sur le rôle du scepticisme pendant les deux derniers millénaires ».

Le 13 août 2001, il écrit à sa collègue britannique Constance Blackwell : « Aujourd’hui j’ai envoyé l’édition révisée de mon History of Scepticism, from Savonarola to Bayle à l’éditeur. Je crois que c’est du bon travail. » À cette époque, il avait perdu la vue et n’était plus capable de lire. Quand le livre parut en 2003, il dit à Blackwell (9 mai) : « Mon rôle dans l’exploration de l’histoire du scepticisme est fini. » Pas tout à fait, cependant : en 2007, son étudiant brésilien José Maia Neto acheva la rédaction d’un volume, Skepticism: An Anthology, produit d’une collaboration qui s'est poursuivie jusqu’au dernier moment de la vie de mon père, en 2005 [1].

Bien qu’il n’ait jamais délaissé le scepticisme après la parution de son Histoire du scepticisme, il se préoccupa de plus en plus d’autres sujets. Et même avant la publication de l’ouvrage, il écrit à sa mère, le 21 mars 1960, donner sa première conférence sur « le sujet sur lequel [il] travaille actuellement : le rôle des marranes en Espagne durant la Renaissance et la Réforme, au XVIe siècle ». Il a toujours vu une connexion étroite entre ce sujet et l’histoire du scepticisme. Comme il l'écrit à Kristeller le 4 décembre 1960 : « Il me semble que l’intérêt pour le scepticisme au XVIe siècle est probablement en grande partie un produit de la crise intellectuelle causée en Espagne par l’établissement de l’Inquisition et l’expulsion des Juifs espagnols en 1492. » Il allait suivre jusqu’à la fin de sa vie les ramifications de cette histoire, et leurs connexions avec les idées millénaristes partagées par les juifs et les chrétiens aux XVIIe et XVIIIe siècles.

Ce tournant dans la vie intellectuelle de mon père répondait à un fort besoin psychologique. Comme il l’a reconnu lui-même, il s'était intéressé au scepticisme dans sa jeunesse d’abord parce que cette philosophie lui fournissait une arme contre les idées communément admises par sa famille et ses contemporains. Les grandes lignes de l’argumentation de son Histoire du scepticisme étaient déjà développées en 1954, alors qu’il n’avait que 31 ans. Mais le scepticisme est essentiellement une philosophie négative. Et c’est grâce à son identification à l’histoire juive, qui a commencé à prendre forme dans les années difficiles où il a dû lutter pour faire éditer son livre, que mon père a pu trouver des thèses positives lui permettant de sortir de la dépression. Son intérêt pour le scepticisme ne l’a cependant jamais quitté, et il a ressenti une vraie satisfaction en 2003, quand il a pu rassembler dans la version définitive de son livre tous les fils de la recherche qu’il avait poursuivie au cours de sa longue carrière.

Dans ses différentes versions, l’Histoire du scepticisme n’est pas seulement un monument de recherche mais aussi un témoignage très personnel de la vie de mon père.

Jeremy D. Popkin Historien à l'University of Kentucky (USA)

Texte initialement présenté lors d’une conférence au Brésil le 24 mars 2008, paru sous le titre « Richard Popkin and his History of Scepticism », in J. Maia Neto, G. Paganini et J. Laursen, Skepticism in the Modern Age, Brill (Leiden), 2009, p. 1-14.     Ce texte a été révisé par l'auteur pour le colloque « Figures du scepticisme » qui s’est tenu le 22 octobre 2019 à l’université d’Aix-Marseille à l’occasion de la parution de l'édition française de l'Histoire du scepticisme. De la fin du Moyen Âge à l’aube du XIXe siècle (Agone, 2019).

Notes

Notes
  • 1.

    José R. Maia Neto et Richard Popkin, Skepticism. An Anthology, Prometheus Press, Amherst, N.Y., 2007.