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Le premier coup de feu de la révolution allemande (octobre 1918)

Période ambiguë que ce mois d’octobre 1918 en Allemagne, entre guerre et paix, entre empire et révolution, entre dictature militaire et démocratie parlementaire. Les hommes ne voulaient plus mourir, plus maintenant que la guerre était perdue et pas au nom d’un honneur qui était un honneur de classe, auquel ils n’avaient aucune part et qui ne signifiait rien pour eux. Et c’est sur ce point que la révolution allait éclater…

La mutinerie de Schillig-Reede, dont personne, plusieurs jours durant, n’entendit parler à Berlin ou au GQG de Spa, se termina dans l’indécision [1]. Après des minutes tendues, au cours desquelles les navires insurgés et ceux qui ne l’étaient pas encore avaient pointé leurs énormes canons les uns contre les autres presque à bout portant, les mutinés se rendirent : en ce sens, les officiers avaient gagné. Mais l’attaque navale fut abandonnée, car les amiraux jugèrent ne pas pouvoir s’y risquer avec des équipages aussi peu fiables. En ce sens, ce sont les hommes qui l’avaient emporté. La flotte rassemblée à Schillig-Reede fut à nouveau dispersée. Seule une escadre resta devant Wilhelmshaven, une autre fut envoyée à Brunsbüttel [2] ; la troisième escadre, qui n’avait pas désobéi, retourna au port de Kiel où elle entra le vendredi 1er novembre. Les marins arrêtés (plus de mille) furent conduits à terre, dans la prison militaire. Là les attendaient à coup sûr le tribunal militaire et le peloton d’exécution.

C’est de leur destin qu’il s’agissait à présent. L’équipage de la troisième escadre revenait à Kiel le cœur aussi lourd qu’il en était parti la semaine passée. La course fatale à laquelle les hommes se croyaient alors destinés avait bien été annulée. Mais ceux à qui ils devaient ce bienfait, leurs camarades, allaient à présent à la mort. Seuls les équipages du Thüringen et du Helgoland avaient réellement refusé d’obéir, mais presque tous les autres avaient bien failli le faire : il leur avait juste manqué le courage de franchir le pas décisif. Voilà la pensée qui les tourmentait. Les camarades du Thüringen et du Helgoland, qui l’avaient eu, ce courage, et qui étaient ainsi devenus leurs sauveurs, devaient-ils mourir ? On ne pouvait pas laisser faire cela. Mais pour l’empêcher, il leur faudrait encore plus de courage que celui qu’ils n’avaient pas eu l’avant-veille, car ils devaient oser quelque chose d’inouï : il ne s’agissait plus de refuser d’obéir mais de se soulever, les armes à la main, et de prendre le pouvoir. Où cela finirait-il ? C’était à vous donner le vertige. Mais laisser mourir les camarades ? Plus impossible encore.

Il fallut trois jours à ces hommes qui n’avaient pas osé désobéir à Wilhelmshaven pour trouver l’audace de se révolter à Kiel. Le premier jour, ils envoyèrent une délégation au commandant de la place pour exiger la libération des marins arrêtés ; cela leur fut naturellement refusé. Le deuxième jour, ils discutèrent des heures durant à la maison des syndicats avec des soldats de l’infanterie de marine et des ouvriers des docks, sans aboutir à aucune décision. Le troisième jour, dimanche 3 novembre, ils voulurent reprendre la discussion mais trouvèrent la maison des syndicats fermée et gardée par des sentinelles armées. Ils se réunirent donc dehors, sur un terrain d’exercice où des milliers de travailleurs vinrent les rejoindre, écoutèrent des discours et formèrent finalement un grand cortège. Certains portaient des armes. Le cortège fut arrêté à un carrefour par une patrouille dont le chef, un certain lieutenant Steinhäuser, ordonna : « Dispersion ! » et, comme cela restait sans effet : « Feu ! » Neuf morts et vingt-neuf blessés gisaient sur la chaussée. Le cortège s’éparpilla, mais un marin armé se jeta en avant et abattit le lieutenant Steinhäuser.

Ce fut l’acte décisif, le premier coup de feu de la révolution. Soudain tous sentirent qu’il n’y avait plus de retour en arrière possible. Et tous surent ce qu’il fallait faire. Le matin du lundi 4, les marins de la troisième escadre élurent des conseils, désarmèrent leurs officiers, s’armèrent eux-mêmes et hissèrent le drapeau rouge sur leurs navires. Un seul bâtiment, le Schlesien, ne rejoignit pas le mouvement. Il s’enfuit en haute mer, sous la menace des canons des autres vaisseaux. Un seul capitaine, le capitaine Weniger du König, défendit son pavillon les armes à la main. Il fut abattu.

Les marins armés, désormais sous le commandement de leurs conseils et menés par un quartier-maître du nom d’Artelt, se rendirent à terre en formation militaire, investirent, sans rencontrer de résistance, la prison militaire et libérèrent leurs camarades. Les autres occupèrent les bâtiments publics et la gare. L’après-midi, un détachement de l’armée de terre, envoyé par le commandement d’Altona pour réprimer le soulèvement, arrivait à Kiel. Il y eut fraternisation, et le détachement fut désarmé. Le commandant de la base navale, brusquement privé de tout moyen d’exercer son pouvoir, dut recevoir bon gré mal gré une délégation du conseil de soldats et capitula. L’infanterie de marine de la garnison se déclara solidaire des marins. Les travailleurs des docks décidèrent la grève générale. Au soir du 4 novembre, Kiel était entre les mains de quarante mille marins et soldats insurgés.

Les marins ne savaient que faire du pouvoir qu’ils venaient de conquérir. Lorsque, ce même soir, deux délégués du gouvernement de Berlin, le député social-démocrate Gustav Noske et le secrétaire d’État bourgeois Haussmann, arrivèrent fort inquiets à Kiel, ils furent salués avec joie et soulagement, et Noske fut aussitôt élu « gouverneur », preuve, une fois encore, que les rebelles ne s’étaient pas soulevés contre le gouvernement mais pour lui, et qu’ils croyaient agir dans son sens. Mais ils savaient d’instinct ceci : ayant franchi le pas, renversé les autorités locales et pris la ville en main, ils ne devaient pas s’arrêter là. Sinon Kiel deviendrait un piège. Il ne leur restait que la fuite en avant : il leur fallait sortir de la ville et porter plus loin leur mouvement, faute de quoi leur succès serait aussi suicidaire qu’aurait pu l’être, une semaine plus tôt, celui des mutinés de Schillig-Reede, dont plusieurs centaines étaient encore emprisonnés à Wilhelmshaven et Brunsbüttel. Il fallait tout d’abord les libérer, puis faire en sorte que se reproduise partout ce qui s’était passé à Kiel, autrement ils étaient perdus. De même que la mutinerie était devenue révolte, la révolte devait maintenant devenir révolution. Les insurgés devaient arracher le pouvoir dans tout le pays s’ils ne voulaient pas être encerclés à Kiel puis écrasés. Ils devaient porter ailleurs la révolution. Ils y réussirent à un point qu’ils n’eussent pas cru possible.

Partout où les marins arrivaient, les soldats de la garnison et les ouvriers des usines se joignaient à eux comme s’ils les avaient attendus. Ils ne rencontrèrent presque aucune résistance sérieuse. L’ordre ancien prenait feu comme de l’amadou. Le 5 novembre, la révolution avait gagné Lübeck et Brunsbüttelkoog, le 6, Hambourg, Brême et Wilhelmshaven, le 7, Hanovre, Oldenburg et Cologne ; le 8, toutes les grandes villes de l’Ouest étaient entre les mains des insurgés, ainsi que, à l’est de l’Elbe, Leipzig et Magdebourg. À partir du troisième jour, la révolution n’eut plus besoin d’être portée par des marins : elle s’étendit spontanément comme un incendie de forêt. En tous lieux, les choses semblaient suivre un plan unique : les soldats élisaient des conseils de soldats, les ouvriers des conseils ouvriers, les autorités militaires capitulaient, se rendaient ou s’enfuyaient, et les autorités civiles, sous l’effet de la crainte ou de l’intimidation, reconnaissaient le pouvoir des conseils. Le spectacle était partout le même : grands cortèges dans la rue, larges assemblées sur la place du marché, scènes de fraternisation où se côtoyaient bleus de travail, uniformes et vêtements civils. On commençait par libérer les prisonniers politiques, puis on occupait l’hôtel de ville, la gare, le commandement militaire, parfois la rédaction des journaux.

Il ne faut pas se représenter l’élection des conseils comme les scrutins bien ordonnés d’époques plus paisibles. Dans les casernes, c’étaient souvent tout simplement les soldats les plus aimés ou appréciés de leurs camarades qui étaient élus par acclamations. Les conseils ouvriers ne furent que rarement élus dans les usines, et dans ce cas par acclamations aussi ; le plus souvent, le « conseil ouvrier » se composait des membres de la direction locale des deux partis socialistes (SPD et indépendants) qui se présentaient devant les rassemblements de masse en un lieu ouvert du centre-ville et faisaient confirmer par acclamations leur désignation. En général, les deux partis étaient alors représentés à parts égales. La volonté des masses poussait sans équivoque à la réconciliation de ces frères ennemis que la guerre avait séparés. Il allait de soi pour tous qu’ils devaient constituer ensemble le nouveau gouvernement de la révolution.

Il y eut très peu de résistance, de violence et de sang. Le sentiment qui caractérise ces premiers jours est la stupéfaction : stupéfaction des autorités devant leur subite impuissance, des révolutionnaires devant leur pouvoir. Les deux camps agissaient comme en rêve. Les uns vivaient un cauchemar, les autres un de ces rêves dans lesquels on est soudain capable de voler. La révolution était bonne fille. Il y eut peu de justice sommaire et pas du tout de tribunal révolutionnaire. On libéra de nombreux prisonniers politiques mais on n’arrêta personne. C’est à peine si, çà et là, un officier particulièrement haï fut malmené. On se contentait d’arracher leurs galons aux officiers, rituel révolutionnaire aussi élémentaire que de brandir un drapeau rouge. Il est vrai que les victimes le ressentaient comme une offense mortelle. Les masses auraient beau avoir fait preuve de mansuétude, les seigneurs vaincus ne leur pardonneraient pas leur victoire.

Or, ce sont ces seigneurs vaincus qui plus tard ont raconté la révolution de novembre. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que les événements de la semaine du 4 au 10 ne soient pas très bien traités dans les livres d’histoire. On ne leur accorde même pas le titre honorable de révolution, on n’y voit que désordre, effondrement, mutinerie, trahison, arbitraire de la populace, chaos. Pourtant, ce fut une authentique révolution. Le 30 octobre à Wilhelmshaven n’avait bien consisté qu’en un refus d’obéir à l’autorité, sans aucune intention de la renverser. Le 4 novembre, les événements de Kiel représentaient déjà davantage : un soulèvement, au cours duquel les marins avaient jeté bas l’autorité, sans penser à ce qu’ils mettraient à la place. Mais, du 4 au 10 novembre, dans toute la partie du pays située à l’ouest de l’Elbe, il y eut indéniablement révolution, c’est-à-dire renversement de l’ancienne autorité et substitution d’une nouvelle.

Cette semaine-là, l’Allemagne occidentale passa de la dictature militaire à la république des conseils. Les masses insurgées ne créèrent pas de chaos. Elles mirent en place les éléments, encore mal dégrossis mais parfaitement reconnaissables, d’un ordre nouveau. On écarta les commandements et la haute administration militaire qui, depuis le début de la guerre, gouvernaient villes et districts par l’état de siège. On leur substitua le pouvoir révolutionnaire des conseils d’ouvriers et de soldats. Les appareils de l’administration civile restèrent en place, travaillant sous l’autorité des conseils comme ils l’avaient fait pendant la guerre sous celle des militaires. Les princes au nom desquels les instances militaires avaient gouverné furent, comme ces dernières, balayés. Au sein de l’armée, le pouvoir des officiers fut remplacé par celui des conseils de soldats. La révolution ne toucha pas à la propriété privée et rien ne changea dans les usines : cette révolution n’était ni socialiste ni communiste. Elle était, presque accessoirement et comme si cela allait de soi, républicaine et pacifiste. Consciemment, elle était avant tout antimilitariste : les seuls pouvoirs dont elle se débarrassa pour les remplacer par les conseils furent celui des corps d’officiers dans l’armée et la marine, et celui des autorités militaires sur le pays.

Les masses qui s’étaient donné ces nouveaux organes d’État n’étaient ni spartakistes, ni bolcheviques, mais social-démocrates. Le groupe Spartakus, précurseur du parti communiste, n’a fourni à cette révolution aucun dirigeant ni « meneur ». La plupart de ses militants ne rattrapèrent la révolution qu’une fois libérés : Rosa Luxemburg se rongeait encore d’impatience dans la prison de Breslau, d’où elle ne sortit que le 9, après plusieurs années de détention ; Karl Liebknecht, qui avait été libéré le 23 octobre, était à Berlin et n’apprit ces événements que par les journaux.

Sebastian Haffner

Extrait d'Allemagne 1918 : une révolution trahie, Agone, 2018, p. 66-73.

Notes
  • 1.

    L'auteur précise : « Après que Wilson eut exigé et obtenu du gouvernement du Reich la cessation de la guerre sous-marine, le 20 octobre, les amiraux décidèrent de provoquer une bataille décisive contre la flotte anglaise. Cette décision de livrer bataille fut prise à l’insu du gouvernement et lui fut soigneusement cachée, et était donc, à ce moment-là plus qu’à tout autre, hautement politique, et directement dirigée contre la ligne suivie par le gouvernement. Les hommes de plusieurs bâtiments choisirent la désobéissance et deux vaisseaux refusèrent d’appareiller. » (Allemagne 1918 : une révolution trahie, p. 63-65). Le GQG (grand quartier général) allemand s’installe dans la ville thermale de Spa en mars 1918 et y reste jusqu’à la fin de la guerre. Le Kaiser Guillaume II y abdique le 9 novembre 1918. [ndlr]

  • 2.

    Une base navale se trouvait à Wilhelmshaven, ville portuaire en plein expansion depuis le début du XXe siècle. Elle se situe sur la mer du Nord, à l’instar de Brunsbüttel, une des entrées du canal de Kiel reliant la mer du Nord à la mer Baltique. [ndlr]